21 000 morts et 13,5 millions de blessés en 20 ans : le vrai bilan des accidents du travail en France (H.fr-27/04/25)

Manifestation pour dénoncer les morts au travail en 2021, à Lyon. En deux décennies, près de 3 000 travailleurs du BTP ont perdu la vie à la suite d’un accident du travail, soit près d’un tous les deux jours.
© Stephane AUDRAS/REA

À l’occasion de la Journée mondiale de la sécurité au travail, ce 28 avril, l’Humanité s’est plongée dans deux décennies de données publiques afin de documenter l’hécatombe qui frappe les salariés en France. Les syndicats réclament des mesures d’urgence.

Par Cyprien BOGANDA & Arthur DUMAS.

Les chiffres sont implacables. En vingt ans, le travail a fauché plus de 21 000 salariés et en a blessé 13,5 millions, selon les données compilées par l’Humanité. Et encore, ces statistiques ne prennent en compte que les salariés du régime général de la Sécurité sociale, auxquels il convient d’ajouter les données transmises par la Mutualité sociale agricole : ses fichiers font état d’au moins 3 125 agriculteurs morts depuis 2006, mais n’intègrent pas les suicides. Des chiffres globaux qui laissent pourtant dans l’ombre plus de 8 millions de travailleurs pour lesquels les données sont au mieux lacunaires, au pire inexistantes.

« On a trop de Français qui meurent au travail », déclarait Gabriel Attal, alors premier ministre, en mars 2024. Une formule quelque peu maladroite (le fait d’avoir « trop » de morts suggère la possibilité d’établir un nombre de décès « acceptable ») mais qui avait le mérite de placer le sujet sous les feux des projecteurs. Depuis, rien ne s’est produit ou presque. Et le bilan, inexorablement, a continué de s’alourdir.

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BTP, une hécatombe évitable

Ici, c’est un ouvrier anonyme de 32 ans qui chute d’un toit alors qu’il travaillait sur un chantier de la Manche. Là, un jeune homme écrasé par un engin conduit par un collègue, en Essonne. Les drames de ce genre pavent les articles de la presse locale. En deux décennies, près de 3 000 travailleurs du BTP ont perdu la vie à la suite d’un accident du travail, soit près d’un tous les deux jours. Et en 2023, les salariés du secteur étaient victimes d’accident 1,5 fois plus souvent que l’ensemble des autres salariés.

Les facteurs de risque sont connus. Le BTP est une activité qui concentre en un seul lieu – le chantier – une bonne partie des dangers auxquels un travailleur peut être exposé : chutes de hauteur, heurts avec engins, masses en mouvement… S’y ajoute le recours à la sous-traitance en cascade, qui en diluant les responsabilités tout en accélérant la course au moins-disant (les sous-traitants du bas de l’échelle rognent la moindre dépense pour grappiller quelques euros de marge) conduit aux drames.

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« Peut-être, mais les niveaux de sinistralité ont diminué », répondent généralement les professionnels du BTP. Les données font en effet état d’une division par deux, en vingt ans, du nombre d’accidents pour 1 000 salariés. Ce que les professionnels ne disent pas, en revanche, c’est que la part des décès dans les accidents a grimpé de 36 % depuis 2007 : autrement dit, il y a moins d’accidents, mais ces derniers tuent davantage.

« Le nombre d’accidents mortels reste trop élevé », convient Paul Duphil, secrétaire général de l’Organisme professionnel de prévention du BTP (OPPBTP), tout en se félicitant d’avancées : changements culturels dans l’appréhension des risques ; amélioration considérable des équipements ; modification des enseignements…

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Tous ces progrès ne peuvent faire oublier que la France n’a pas de quoi se réjouir : en Grande-Bretagne, dans le secteur du BTP, les taux d’accidents sont environ deux fois plus faibles, selon les données officielles britanniques. Pour Paul Duphil, l’une des causes du différentiel est peut-être à rechercher dans la manière dont on met en lumière les responsabilités. « En France, lors d’un accident du travail dans le BTP, c’est généralement le chef d’entreprise employant la victime qui est seul mis en cause, explique-t-il. Mais bien souvent, ce dernier ne fait que répondre à des conditions de prise de marché compliquées, fixées par des donneurs d’ordre (État, promoteurs privés, organismes HLM, etc.) rarement mis devant leurs responsabilités. »

En Grande-Bretagne, le système est très différent, poursuit le spécialiste : « En cas d’accident, l’enquête judiciaire va chercher à déterminer les responsabilités de chacun des acteurs, y compris les salariés, mais également les donneurs d’ordre. Cela a pour conséquence de responsabiliser les maîtres d’ouvrage, qui, sur la plupart des chantiers, s’assurent du coup que tous les moyens sont mis en œuvre pour éviter l’accident. »

Plus près de nous, l’exemple des jeux Olympiques organisés en France l’été dernier prouve que l’on pourrait faire mieux. Bernard Thibault, coprésident du comité de suivi de la charte sociale des Jeux, fait observer que lors de la construction des sites, le taux d’accidentologie était quatre fois inférieur à ce qu’on observe en moyenne en France. « Avec la Solideo (chargée de la construction des sites), nous avons pu mettre au point des dispositifs qui allaient au-delà du droit du travail, explique-t-il : visites régulières de l’inspection du travail ; mise à disposition d’un local pour les représentants syndicaux ; comité de suivi associant notamment les chefs de chantier des différentes entreprises, etc. »

La double peine des intérimaires

Plus précarisés, plus accidentés : en moyenne, les intérimaires (classés dans la catégorie « Services de type II » de notre graphique) sont deux fois plus frappés par des accidents que les autres salariés. « Un éclairage d’ordre structurel peut être apporté, rappelle la sociologue Véronique Daubas-Letourneux. La construction et l’industrie, secteurs avec des taux d’accidents du travail importants, accueillent 65 % des intérimaires. »

La chercheuse souligne néanmoins la surreprésentation des accidents d’intérimaires dans des secteurs comme le BTP, liée à plusieurs facteurs, parmi lesquels une moindre formation, une méconnaissance des spécificités des chantiers en raison de la brièveté de leur mission ou encore une possibilité plus faible de résister à des consignes les mettant en danger.

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Conscients de la nécessité d’agir, les géants de l’intérim déploient des trésors de communication. Adecco a récemment annoncé vouloir recourir à l’intelligence artificielle (IA) pour prévenir les accidents. L’idée est de déterminer des profils « à risque » en s’appuyant « sur une trentaine de facteurs relatifs au profil et au poste (environnement de travail, tâche, pénibilité, fréquence de l’accidentologie…) » explique Adecco. Objectif : « calculer la potentialité de survenance, dans les trois mois à venir, d’un accident du travail pour chacun de nos travailleurs temporaires ».

En fonction des résultats, les recruteurs en agence adapteront leurs actions de sensibilisation. Réaction, teintée de sarcasme, d’un ergonome chevronné : « Les facteurs de risque sont déjà parfaitement connus. Je ne suis pas persuadé que l’IA soit indispensable pour savoir qu’un intérimaire jeune envoyé sur un chantier sera plus sujet aux accidents qu’un intérimaire expérimenté employé dans un bureau… »

Une impunité mortifère

Les statistiques montrent qu’au cours des vingt dernières années, le nombre de morts au travail s’est maintenu à un niveau élevé (environ un millier de décès par an en moyenne) et que les courbes ont tendance à augmenter depuis une dizaine d’années, à l’exception de l’année 2020, marquée par la mise sous cloche de l’économie.

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À l’évidence, les politiques mises en œuvre ne permettent pas d’enrayer le phénomène et ce ne sont pas les mesures prises depuis 2017 qui arrangeront les choses : suppression des CHSCT (comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), détricotage du compte pénibilité (suppression de quatre critères de pénibilité sur 10), etc.

S’ajoute à cela une certaine forme d’impunité. « Les amendes ne sont clairement pas assez dissuasives, nous expliquait en 2024 Fabienne Bérard, présidente du collectif Familles Stop à la mort au travail. Un dirigeant d’un géant du BTP m’a dit un jour : ”Je vais être honnête avec vous, les amendes, on n’en a rien à faire.” » « Au pénal, les peines de prison pour les chefs d’entreprise, quand elles sont prononcées, sont presque systématiquement assorties d’un sursis, relève l’avocate Juliette Pappo. Et au civil, les condamnations financières sont peu élevées. En règle générale, les parents ou époux-ses qui ont perdu un proche vont toucher 35 000 euros, un frère ou une sœur percevra entre 15 000 et 20 000 euros… »

La CGT entend se saisir de la journée du 28 avril pour faire entendre ses revendications. Le syndicat exige des moyens supplémentaires pour la prévention, avec des recrutements massifs dans les rangs de l’inspection du travail (on compte en moyenne un inspecteur pour 10 000 salariés), la possibilité de départs anticipés pour les métiers pénibles, le retour des CHSCT ou encore des sanctions plus sévères.

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Source: https://www.humanite.fr/social-et-economie/morts-au-travail/21-000-morts-et-135-millions-de-blesses-en-20-ans-le-vrai-bilan-des-accidents-du-travail

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/21-000-morts-et-135-millions-de-blesses-en-20-ans-le-vrai-bilan-des-accidents-du-travail-en-france-h-fr-27-04-25/

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