
Par Clarisse Delalondre
Je suis syndicaliste à la CGT, et, comme une majorité de militants, je suis inquiète sur la future direction confédérale qui devrait sortir de notre 53e Congrès confédéral qui se tiendra fin mars. En effet, Philippe Martinez ne se représente pas et a désigné Marie Buisson pour le remplacer. Or cette candidature me semble porteuse d’un danger de dérive sociétale de la CGT, et c’est cela qui inquiète les militants.
Tout le monde sait qu’en ce début 2023, outre la poursuite des grèves pour des augmentations de salaires, c’est la confrontation sur les retraites qui va être une question majeure.
Or il n’est pas possible d’aborder cette période avec une CGT paralysée par les enjeux du prochain congrès confédéral et par la menace d’un abandon des fondamentaux de notre confédération.
Depuis deux ans, Marie Buisson, et ce n’est pas une question de personne, symbolise une orientation qui s’est matérialisée notamment dans la constitution du collectif « Plus jamais ça ». Je voudrais m’en expliquer.
Pour tenter de lever des inquiétudes, Marie Buisson a donné une interview à l’AFP, vendredi 23 décembre.
Une interview programme
Tout d’abord, elle aborde la question des retraites, en réitérant à juste titre le refus de tout allongement de l’âge de départ comme de la durée de cotisation. Cependant, il est pour le moins surprenant qu’elle ne dise pas un mot sur la défense et le maintien des régimes spéciaux, dont tout le monde sait qu’ils sont dans le collimateur de Macron et de Borne. Pour tous les salariés d’EDF et des Industries électriques et gazières, dont je fais partie, cette question est centrale, car elle est le fondement de notre statut issu de la nationalisation d’EDF en 1946. C’est aussi le cas pour les salariés de la RATP.
Dans la suite de l’interview, je passe sur le fait que Marie Buisson mette sur le même plan « les livreurs à vélos ou les aides à domicile ». Les premiers ne sont pas salariés, mais des aides à domicile si, et avec une convention collective. A quoi sert-il de les mettre sur le même plan alors qu’il faudrait justement que les livreurs puissent obtenir le statut de salarié et gagner une convention collective ? J’en viens à l’essentiel. Elle déclare : « Nous souhaitons aussi poursuivre le projet d’une CGT qui reste sur ses fondamentaux, mais qui s’adapte aussi aux évolutions du monde du travail et de la société dans laquelle on vit ». Elle donne deux exemples, l’environnement et l’égalité femme-homme.
« Adaptation » de la CGT ? À quoi ?
Quelle est donc cette « adaptation » à la « société » que préconise comme programme Marie Buisson ?
La CGT a été la première force sociale, la première organisation à lutter pour l’égalité salariale entre les hommes et les femmes.
Dès les années 1920, c’est une des revendications centrales du projet de convention collective porté par la fédération postale CGT (les postiers, qui étaient plusieurs dizaines de milliers, étaient alors le fer de lance de la CGT parmi les employés du secteur public). C’est ce projet de convention collective et cette revendication en particulier qui seront portées par les représentants CGT dans la commission dite « du statut », après la Libération. Ils obtiendront l’inscription de ce principe dans le statut des fonctionnaires en 1946. C’est sur ce terrain des revendications que la CGT, plus que toute autre organisation, fera avancer dans ces années-là la cause de l’émancipation des femmes.
Prenons la question de l’environnement. Elle écrit : « La question de l’environnement, de la transition écologique et de l’industrie, n’est pas sociétale, elle est au cœur du travail ». Outre la tentative maladroite de se défendre de l’accusation de dérive sociétale, dont elle sait qu’il s’agit d’un sujet majeur d’inquiétude pour les militants de la CGT, Marie Buisson procède là à un véritable tour de passe-passe.
D’abord, sa formule suggère que qui n’est pas d’accord avec elle serait indifférent aux questions de l’environnement.
Mais qui, aujourd’hui, n’est pas préoccupé, comme citoyen par la défense de l’environnement et en particulier la question du dérèglement climatique ?
Mais cette défense de l’environnement, si elle relève principalement des prérogatives et des actions des partis politiques et/ou des associations, elle ne peut être abordée dans la CGT que fondée sur la défense des intérêts matériels et moraux des salariés. C’est là le tour de passe-passe.
« Plus jamais ça » : à l’opposé des fondamentaux de la CGT
Marie Buisson n’évoque nullement la constitution du collectif « Plus jamais ça ». Or c’est cela qui concentre la dérive sociétale et pose problème. En effet, que, conjoncturellement ou ponctuellement, la CGT puisse signer un appel ou appeler avec d’autres à une action sur les questions de l’environnement, cela peut se discuter et ce n’est pas l’objet de mon propos. Mais l’insertion de la CGT dans ce collectif, c’est tout à fait autre chose.
C’est une unité organique dans un collectif qui a une plateforme programmatique de quarente-deux pages intitulée « Pas d’emploi sur une planète morte », avec trente-six « propositions pour un plan de rupture ». Avant de voir le détail de ces propositions, il faut voir que cela veut dire que la CGT se dilue dans un regroupement avec Greenpeace et d’autres ONG.
Tout est parti de la tribune lancée le 27 mars 2020, signée par Philippe Martinez, avec Greenpeace, Attac, Oxfam, les Amis de la Terre, entre autres. Dans ce texte on lit : « L’occasion nous est donnée de réorienter très profondément les systèmes productifs, agricoles, industriels et de services (…). Les aides de la Banque centrale et celles aux entreprises doivent être conditionnées à leur reconversion sociale et écologique. (…) Car l’enjeu n’est pas la relance d’une économie profondément insoutenable. Il s’agit de soutenir les investissements et la création massive d’emplois dans la transition écologique et énergétique, de désinvestir des activités les plus polluantes et climaticides. »
Derrière les grandes phrases ronflantes, il y a les propositions de « reconversion ». Reconversion ? Sans affirmer l’exigence de maintien des emplois ? Que des ONG se situent sur ce terrain, c’est leur problème. Mais que la CGT, comme confédération ouvrière ayant vocation à défendre les salariés, se fonde dans un tel collectif, qui n’affirme pas l’exigence du maintien des emplois, cela n’est pas acceptable.
Il y a un peu plus d’un an, lors de la menace de fermeture de la centrale électrique à charbon de Cordemais, notre délégué CGT ne s’est pas prononcé pour ou contre le principe des reconversions, mais avait lancé ce cri : « Les salariés n’ont pas à être sacrifiés sur l’autel de la transition énergétique ». C’est la base de la CGT.
Dès le début, dans ma fédération, la question de la participation de la CGT à ce collectif a été posée : « Quand on a la prétention à la CGT de vouloir transformer la société, l’ouverture aux autres est nécessaire, mais avec qui, comment et sur quelles bases ? Ces points n’ont jamais été débattus au sein de la CE confédérale et du CCN. »
Poursuivons sur le collectif et son « programme ».
Le maintien des emplois, une question cruciale
La proposition 28 du « plan de rupture » dit : « Cesser les soutiens publics aux acteurs polluants, destructeurs de la biodiversité et de l’emploi » et précise qu’« aucun investissement public ou garanti par l’Etat ne doit soutenir le secteur des énergies fossiles ni le développement de nouveaux projets nucléaires, il faut conditionner les aides à la transition des industries fortement polluantes. »
Si la discussion est légitime sur le nucléaire, il faut pourtant prendre en compte la situation de déficit de moyens de production d’électricité que nous constatons cet hiver. Ce déficit est la conséquence de la campagne antinucléaire qui a été à l’œuvre ces dernières années organisée par les gouvernements. Les répercussions ont été terribles sur la baisse des effectifs des salariés d’EDF, le recours massif à la sous-traitance, etc. Les menaces de coupure d’électricité sont liées au fait que seize réacteurs nucléaires sont à l’arrêt et que le manque de personnel et de compétences est tel que l’on doit faire appel à des soudeurs spécialisés venant d’Amérique du Nord pour remplacer les tuyauteries potentiellement défaillantes.
Et quoi qu’on pense de cette question, le problème de fond concerne les repères revendicatifs de la CGT, et les repères revendicatifs de ma fédération FNME-CGT (Fédération des mines et de l’énergie). Rien n’est immuable, et on peut à tel ou tel moment revoir certaines de nos revendications, mais pas en opposition avec nos principes CGT.
La défense de nos emplois fait partie de nos fondamentaux, et est en contradiction avec la mesure 29 du « plan de rupture » du collectif « Plus jamais ça », qui propose : « Les formations initiales et professionnelles continues et la recherche publique doivent pouvoir répondre tant aux besoins dans les secteurs d’avenir de la transition écologique (énergie renouvelable, construction/rénovation, agriculture…) qu’aux besoins des salarié·es en reconversion et des demandeur·euses d’emploi. »
Toujours le même problème. La CGT se dissout dans un collectif qui met en avant les reconversions sans exiger le maintien des emplois.
Sur la question des énergies fossiles, nous savons qu’elles sont responsables du réchauffement climatique, mais au moment de la grève dans les raffineries en octobre dernier, la réaction des syndicats CGT n’a pas été de dire : qu’ils « crèvent », car ils travaillent dans des énergies polluantes ! Non la mobilisation a redoublé contre Borne et ses réquisitions pour la défense du droit de grève et pour l’augmentation des salaires.
Voilà pourquoi je ne peux pas accepter la candidature de Marie Buisson qui incarne une dérive sociétale de la CGT.
Et, pour ma part, je suis confiante dans les capacités de la CGT à se rassembler en préservant ses fondamentaux.
Clarisse DELALONDRE, Syndiquée CGT Mines-Energie
source: Informations Ouvrières n°738 (Semaine du 5 au 11 janvier 2023)