
“Tu portes du Adidas et t’es de gauche ?!”. Le procès en incompatibilité entre les idées et les actes de consommation est un classique de la discussion politique en France. La question de comment on s’habille et ce qu’on achète est posée car après tout, “consommer, c’est voter”, non ? Pourtant, est-il vraiment possible d’avoir des comportements d’achats “éthiques” sous le capitalisme, en particulier textile, qui a augmenté considérablement le niveau d’exploitation de ses travailleurs et dont la production serait responsable de près de 8% des émissions de CO2 annuelle dans le monde ? Le marché des vêtements “éthique” n’est-il pas qu’une façon pour cette industrie polluante et maltraitante de se “greenwasher” ? Éléments de réponse.
Par Nicolas FRAMONT.
Pourquoi nous sommes contraints d’acheter
La façon dont le capitalisme s’infiltre dans tous les aspects de nos vies est particulièrement frappante quand on s’intéresse à notre habillement. Le “plaisir d’achat” le plus répandu dans la population est sans doute celui du vêtement ou des chaussures… Même s’il ne concerne pas toutes les classes sociales, et c’est une précision préalable importante à toute analyse du “consumérisme” : 10,5% des Français, selon l’INSEE, n’ont pas les moyens de s’acheter un vêtement neuf, un chiffre en hausse depuis 10 ans. Pour autant, une majorité d’entre nous s’achètent des vêtements neufs et ce, plusieurs fois par an. La tendance qui se confirme est celle d’une consommation importante, au niveau national, de vêtements de mauvaise qualité et à prix bas. Ils sont donc rapidement obsolètes, vieillissent mal, ne supportent pas les lavages à répétition et doivent être remplacés. L’attrait pour ce type de vêtement s’explique évidemment pour son prix. En terme financier, les Français dépensent moins pour leurs vêtements depuis la crise financière de 2008 qui a mis fin aux progrès matériels de la majeure partie des gens : depuis, nos revenus stagnent et certaines dépenses, comme le logement ou l’énergie, augmentent considérablement. Nous ne pouvons donc pas dépenser davantage pour nos vêtements. Pour autant, le nombre de vêtements achetés chaque année, lui, augmente. Précisément car nous achetons des pièces moins chères mais de moins bonne qualité et peu durables. Des sites de commerce en ligne et des marques comme Shein ont largement contribué à ce processus.
Mais à cette obsolescence matérielle qui nous oblige à renouveler régulièrement notre stock de vêtements s’ajoute une obsolescence symbolique liée à la mode et à la création de nouveaux besoins d’achat. La marque Shein a poussé la logique particulièrement loin en proposant chaque semaine des milliers de pièces nouvelles. Dans son enquête historique intitulée Le Désir de nouveautés, Jeanne Guien sort de la critique classique et particulièrement floue du “consumérisme” (dont on sait jamais trop précisément ce qu’il désigne et qui comporte souvent des jugements de classe : on “consomme” quand on achète du Nutella mais pas quand on voyage ou on achète des livres par exemple). Elle montre comment les partisans et les classes possédantes du capitalisme ont réussi à imposer un véritable désir pour la nouveauté. Et ce désir n’est pas naturel : il est conditionné, stimulé, encouragé par toute une industrie de la nouveauté. Pire : les personnes réfractaires à la nouveauté sont déconsidérées, moquées et décrédibilisées.
C’est particulièrement le cas lorsqu’il s’agit des vêtements. Jeanne Guien montre que la façon dont le marché du vêtement, cantonné à la confection de pièces uniques, en fonction des besoins des individus, n’a longtemps été réservé qu’à une petite élite bourgeoise ou aristocratique, pour qui la parure assurait la démonstration d’un statut social dominant. Au XXe siècle, la mode devient un phénomène global, qui touche quasiment toute la population, avec des règles de fonctionnement explicites ou implicites définies par les industriels et les commerciaux du secteur. Le prêt-à-porter impose les règles de saisonnalité des vêtements auparavant réservés aux classes supérieures à l’ensemble de la population. Et l’on observe une accélération des cycles de la mode, qui impose aux individus des achats récurrents pour pouvoir suivre ces rythmes et bénéficier de la conformité associée au fait d’être “à la mode” ou du prestige lié au fait d’être “en avance sur son temps”. L’arrivée des magasins Zara ou Gap dans les années 70 jouent un rôle décisif dans cette accélération, évidemment très profitable aux actionnaires du secteur textile. Réussir à imposer l’idée d’un changement de mode très régulier permet de favoriser l’achat et d’augmenter la production.
Et pour parvenir à tenir des rythmes de plus en plus importants, il faut dégrader la qualité des vêtements et surtout les conditions de travail de celles et ceux qui les produisent. C’est pourquoi la mode produit directement des effets délétères sur les travailleuses et travailleurs de l’industrie : la façon dont le marché est créé impose des contraintes de rapidité et de coût qui ne peuvent pas engendrer un contexte soutenable pour les personnes ou pour la planète.
Comment la mode s’impose à nous
Si nous subissons pleinement l’obsolescence matérielle des vêtements, nous contribuons plus activement à l’obsolescence symbolique des vêtements : suivre la mode, avec plus ou moins de zèle et de retard, contribue à faire tourner la production de nouveautés. Mais nous sommes contraints en la matière : l’industrie du vêtement alimente et se repose sur toute une série de relais médiatiques pour justifier et légitimer les changements de mode. Il y a les magazines, de type Vogue, Cosmopolitan ou GQ pour les hommes, qui indiquent à leurs lecteurs quels sont les “do” et les “don’t”, qu’est-ce qui est “so 2024” ou pas, sur un ton semi-ironique. Il y a désormais Tik-Tok dont les comptes consacrés à la mode nous disent ce qu’il est temps de jeter, ce qui est devenu gênant, ce qu’il ne faut impérativement plus porter…

Les réfractaires à la mode sont sanctionnés symboliquement : quelqu’un qui s’habille de façon “ringarde” sera stigmatisé dès la cour du collège. Sur les réseaux sociaux, on relève que tel politique “porte encore des jeans slim”. La coupe des jeans est très symptomatiques du caractère socialement contraint de l’obsolescence symbolique des vêtements : par cycle de 15 ans, la mode alterne entre coupe droite, coupe étroite ou coupe large. Quelqu’un qui aurait hiberné depuis 2004 et sortirait dans la rue tel quel, avec ses vêtements de l’époque, serait parfaitement conforme à la mode des années 2020. Mais quelqu’un ayant décidé, par économie ou par choix, de ne pas renouveler ses jeans étroit des années 2010, s’expose à des remarques ou des critiques. Durant le même laps de temps, les actionnaires de l’industrie textile se sont gavés comme jamais.
L’exposition à la mode n’est pas la même selon les classes sociales : les classes supérieures branchées mettent en scène leur “avance” sur le reste de la population, et certaines catégories populaires rurales ou de petites villes sont particulièrement stigmatisées pour leur incapacité à saisir les modes en cours. Mais il existe aussi des tendances qui viennent de certaines franges des classes laborieuses. Suivre ou ne pas suivre la mode est aussi un paramètre qui permet votre appartenance à un groupe, voire une forme d’ascension sociale.
La “consommation éthique” peut-elle venir à bout du capitalisme textile ?
Dans ces conditions, peut-on facilement s’extraire du capitalisme de la mode et “consommer éthique” ? Selon le site de la Commission européenne, qui prétend promouvoir à sa façon ce rapport aux objets, “La consommation éthique (CE) est le choix actif des consommateurs d’acheter des choses en accord avec leurs valeurs, et d’éviter les produits, biens et services qui ont un impact négatif.” La consommation éthique est une façon individuelle de modifier l’offre en essayant d’avoir une influence sur la demande, et en réorientant celle-ci vers des modalités vertueuses de production. Mais le flou autour du terme “éthique” ou celui de “valeurs” fait qu’il existe autant de “consom’acteurs” que de personnes qui pratiquent ce rapport à l’achat. Certains veulent acheter français ou local, afin d’agir sur les distances parcourues par les produits, génératrice d’émission de CO2. D’autres cherchent des labels “équitables” qui prouvent que les producteurs, par exemple de coton, et les ouvrières et ouvriers du textile ont été correctement traités… D’autres encore veulent des produits vegan ou bio.
Le premier problème de la consommation éthique, en particulier des vêtements, est qu’il requiert une connaissance du processus de production et de ces étapes, et nécessite une certaine transparence vis-à-vis des différents intermédiaires. Or, en l’absence de régulation étatique forte du capitalisme textile, largement internationalisé, ce sont les industriels eux-mêmes qui nous donnent les informations sur la provenance et les modalités de production de leurs vêtements… et ils mentent.
En 2013, un accident terrible se produit à Dacca, au Bangladesh, dans l’immeuble de confection textile Rana Plaza : Le 24 avril, les 5000 ouvrières et ouvriers de ce bâtiment construit à la va-vite, qui avaient la veille constaté l’apparition d’immenses fissures mais avaient été forcés de retourner travailler le lendemain sous peine de licenciement, subissent l’effondrement de toute la structure. Plus de 1000 d’entre eux meurent et des milliers d’autres sont blessés. Ce drame est venu mettre en lumière les conditions de travail du textile, dont toute une partie de l’industrie a été délocalisée, depuis les années 90, vers l’Asie. Le Bangladesh, pays gouverné par un régime qui réprime depuis des décennies le mouvement ouvrier et ses grèves, est devenu l’atelier de confection textile des multinationales du monde entier car il leur offre cette main d’œuvre sous-payée. Selon l’ONG Oxfam Australie, 9 travailleuses et travailleurs du textile sur 10 ne parviennent pas à subvenir à leurs besoins quotidiens avec leur salaire de base et doivent faire des heures supplémentaires. L’exploitation accrue des ouvriers du Bangladesh, de Chine, du Pakistan… a été rendue possible par une vague de délocalisation, en ce qui concerne la France, qui a débuté dans les années 70 et s’est accélérée dans les années 90 et jusqu’au début des années 2000 : en 2005, l’Union Européenne met fin aux quotas d’importations du textile, autorisant pour de bons les multinationales à produire ailleurs et liquider l’industrie dans un pays comme la France, qui importe désormais plus de 75% de ses chaussures et vêtements. C’est pourquoi il est ironique de voir la Commission Européenne parler de “consommation éthique” quand on sait que cette institution a été à l’avant-garde de la fin de tout protectionnisme – c’est-à-dire de mesures douanières empêchant des importations massives de certains produits.

Après le drame du Rana Plaza, certaines multinationales, notamment française comme Auchan, ont été mises sur la sellette : dans cet immeuble aux conditions de travail indignes, de nombreuses étiquettes de marques européennes ont été retrouvées. Plusieurs ONG ont alors porté plaintes, en France contre Auchan, pour pratiques commerciales trompeuses : en effet, Auchan assurait à ses clients une chaîne de production “éthique”. Le groupe a été disculpé par la justice française en 2024, pour “preuves insuffisantes” : Auchan peut remercier les autorités locales qui n’ont pas collaboré à l’enquête. Car c’est aussi ça que le Bangladesh offre aux multinationales, une impunité juridique. Cette même année 2024, un immense mouvement de grève a secoué l’industrie textile du pays, largement réprimée par le régime. Les sous-traitants de Kiabi ou Decathlon – deux entreprises appartenant à la famille Mulliez, propriétaire d’Auchan, ont déposé des milliers de plaintes contre les grévistes. Faute de soutien international et face à un régime répressif, les grèves de 2024 n’ont pas permis de changer durablement la done. Les multinationales du textile ont préservé leurs profits sur le dos des travailleurs sous-payés.
L’internationalisation de la production permet la désinformation des consommateurs, qui n’ont pas les moyens d’aller vérifier par eux-mêmes la réalité des engagements “éthiques” ou “RSE” (pour “responsabilité sociale et environnementale”) des industriels. La plupart des certifications ou des labels sont créés par des associations proches de ces groupes, qui parfois financent les campagnes “éthiques” via leurs propres fondations. C’est le cas du label Better Coton Initiative qui n’implique aucun contrôle extérieur, contrairement à un label comme Agriculture Biologique (AB) qui implique nécessairement des contrôles aléatoires d’un organisme certifié… Mais il existe une vraie jungle des labels, qui se spécialisent soit dans l’environnement, soit dans la santé, soit dans les conditions de travail… Les labels les plus ambitieux en la matière le sont d’ailleurs très peu, comme on peut le voir sur le site de cette ONG : l’interdiction du travail des enfants reste finalement le seul véritable standard, le reste étant relativement flou.
Pour un textile vertueux, mieux vaut le rapport de force plutôt que l’éthique
Ainsi, il ne suffit pas de sélectionner des vêtements labellisés bio ou éthique pour qu’ils soient intégralement bio, qu’ils ne polluent pas ou peu, ou encore que leur production n’implique pas des conditions de travail indignes et des faibles rémunérations : car c’est le principe même du capitalisme que de favoriser tendanciellement des mauvaises conditions de travail et des salaires réglés à coup de lance-pierre ! Il n’y a pas de capitalisme éthique, et surtout pas dans un monde où une partie des barrières douanières ont été levées, dans notre cas sous l’impulsion de l’UE et avec la collaboration active de nos gouvernements “socialistes” comme de droite, tandis que les syndicalistes sont stigmatisés ou pourchassés au quatre coins du globe. Consommateurs, nous sommes tenus très loin des lieux de production : des frontières nous séparent, des législations, et nous ne savons que peu de choses sur la production de nos vêtements. S’habiller “éthique” requiert donc un travail d’information voire d’enquête que tout le monde n’a pas le temps de mener : loin de là. Or, les groupes de l’industrie textile en engagent des centaines de personnes pour travailler activement à mettre en avant les bons chiffres (et cacher les mauvais), trouver la bonne façon de présenter les choses (pour en masquer d’autres) et financer des organismes pseudo-indépendants capables d’apporter le bon label.
Quel label choisir pour être “éthique” ? Peut-être celui du rapport de force. Longtemps, l’entreprise états-unienne de vêtements de travail Carhartt estampillait ses vêtements du label “Union Made” : “fait par des syndiqués”. Aux Etats-Unis, la présence d’un syndicat dans une entreprise crée une vraie différence pour les salariés et ce fut longtemps un argument de vente pour une marque qui s’adressait prioritairement aux travailleuses et travailleurs. Mais les choses ont changé : Carhartt a délocalisé une partie de sa production pour les vêtements vendus aux Etats-Unis tandis que ceux vendus dans le reste du monde sont produits en Tunisie ou au Cambodge sans garantie de présence de syndicats.

A l’opposée de Décathlon, Carhartt ou Adidas, Patagonia est une marque de sportswear qui a très bonne réputation dans les milieux engagés. Ses polaires sont arborées fièrement par nombre d’influenceurs écologistes sur les réseaux sociaux, qui ne se font pas attraper la veste – c’est le cas de le dire – par des spectateurs mécontents. Cela s’explique d’abord par des raisons sociales : plus chère, Patagonia est une marque de vêtement d’escalade et de randonnée de haute montagne qui s’est quelque peu démocratisée, bien qu’encore très coûteuse. Ses origines vénérables lui confèrent une respectabilité supérieure à des marques de sport comme Adidas, ou de vêtement de travail comme Carhartt. L’imaginaire des grands espaces que la marque véhicule s’est ensuite accompagné d’une habile campagne de communication menée ces dernières années : l’annonce du leg, par son fondateur, de Patagonia à “la terre”. D’autres, comme le journal Le Monde, ont annoncé un don “à la Nature”, rien que ça. Mais comme Dame Nature n’a pas de compte en banque au Crédit Coopératif, c’est à une fondation que le charismatique patron de Patagonia a légué le capital de Patagonia. Des “experts” et des dirigeants d’entreprise prendront les décisions à la place de “la Terre”, qui ne sait pas parler, comme chacun sait. Et c’est toujours la famille Chouinard qui « guidera » les décisions de cette entreprise appartenant à « la Terre ». L’entreprise continuera tout de même de fonctionner comme une société à but lucratif – choix que Dame Nature ne semble pas avoir validé, mais passons. Et ses dirigeants, qui ne sont pas bénévoles, n’ont pas prévu de relocaliser la production de l’entreprise, dont les conditions de travail en Asie n’ont rien à envier, explique le manager d’une usine sous-traitante de Patagonia au Sri Lanka à Reporterre, à celle de Primark ou Decathlon. Dans ces usines, les travailleuses et travailleurs sont extrêmement mal payés et on interdit aux premières d’être enceintes lors des 6 premiers mois de leur embauche. “La terre est notre unique actionnaire”, annonce la marque dans un texte émouvant de son fondateur… et c’est donc en son nom que l’entreprise continue d’exploiter durement comme n’importe quel groupe textile mondial… le prestige en plus.

En axant sa communication sur l’éthique et l’environnement, Patagonia a pris un virage amorcé par des centaines d’autres entreprises du textile ces dernières décennies. Parmi elles, certaines font mieux que d’autres. En particulier celles qui proposent des collections qui varient peu dans le temps, très basique, avec un volume de production limité. Mais même les plus sincères dans leur démarche participent d’un nouveau marché, qui est consubstantiel à celui engendré par le capitalisme textile traditionnel : le marché de l’éthique. Celui qui nous permet d’acheter des objets vertueux, ou du moins qui tendent vers une certaine vertu. Ces objets nous permettent de “faire une bonne action”, un “petit geste pour la planète” mais aussi de nous distinguer du commun des mortels qui ne le fait pas – faute de moyen, le plus souvent, mais de volonté, entend-t-on aussi. Car si “consommer c’est voter”, alors les pauvres, en plus de ne pas voter ou de mal voter, achètent mal. Et chaque année regorge de polémiques sur tel Black Friday qui aurait mal tourné, telle promotion Nutella qui aurait dégénéré en émeutes, ce qui génère son lot de commentaires méprisant sur les mauvaises habitudes “consumériste” de plus pauvres. Tandis que les plus aisés, eux, contribuent à un autre marché, celui de l’éthique… qui dépend du premier, celui du capitalisme agressif et sans fard, pour vivre.
Le contrôle démocratique de la production, la seule voie vers du textile vertueux
Ce sombre tableau veut-il dire qu’il n’y a aucune façon d’agir sur nos vêtements sans contribuer pleinement et de façon décomplexée aux méfaits du capitalisme textile ?
Non, mais plutôt qu’agir ne passera justement pas par l’achat. Il existe une première façon, déjà pratiquée pleinement par celles et ceux qui ont des revenus modestes, de refuser de contribuer aux logiques du capitalisme textile, c’est d’abord de ne pas ou peu acheter, et d’acheter en seconde main. Les boutiques Emmaüs, les friperies, les vides-greniers ou la vente entre particuliers, via des applications comme Vinted ou le Bon Coin, sont des façons largement répandues de contourner les choses. Ces actes sont le plus souvent motivés par la nécessité plutôt que le goût ou l’engagement politique : à leurs corps défendant, les pauvres sont décidément les premiers écologistes de France. Ce sont ceux qui en parlent le moins mais qui en pratiquent le plus. Mais cela ne se fait pas dans la joie et la fleur au fusil quand on évolue dans une société où le vêtement classe, qualifie et parfois exclut. Aussi, il semble difficile de “romantiser”, comme on dit, la sobriété vestimentaire.
D’autres le font par choix, et certain.e.s réussissent à allier leur désir et leurs goûts avec leurs convictions. Mais là encore, la marchandisation du monde nous rattrape toujours un peu et le capitalisme pourrie tout. Les communautés Emmaüs, longtemps présentées comme des modèles d’intégration par le travail auxquelles nous pouvions contribuer en y achetant meubles, vaisselles et vêtements de seconde main et en donnant à cette structure, sont régulièrement accusées de mauvaises conditions de travail et d’exploitation des précaires. Du côté des achats entre particuliers, l’application Vinted encourage à l’achat, soulageant la conscience des consommateurs en leur promettant la possible revente. Il est plus difficile d’y trouver des grandes tailles, de telle sorte que tout le monde n’y trouve pas son compte. Du côté des friperies, le concept s’est gentrifié avec les quartiers modestes des grandes villes : les boutiques “vintage” s’imposent dans le décor, avec des prix qui ont suivi la popularité, chez les classes plus aisés et branchés, de ces magasins où l’on peut trouver de quoi renouer avec la mode des années 90 et 2000.

Il est important de comprendre la façon dont le capitalisme textile produit des effets sur nos goûts et nos désirs. Mais il n’est pas si facile de s’en défaire, et il me semble encore plus incertain d’y arriver avec des injonctions ou de la culpabilisation. Que nous nous habillons en Adidas ou en Patagonia, en Jules ou en marque écolo labellisée “responsable”, nous contribuons toutes et tous à un pan du capitalisme textile, sa partie “vertueuse” fonctionnant grâce à sa partie douteuse. On peut toutefois tenter de s’extraire du cercle infernal de la mode, ou du moins ne pas tenter de stigmatiser ou moquer des personnes en raison de leur style ou absence de style. On peut apprendre à coudre, réparer, nettoyer, et choisir des vêtements qui ne sont pas jetables. Mais penser d’extraire tout seul d’un système économique internalisé relève de l’arrogance et de l’ignorance.
Le capitalisme textile est devenu tel qu’il est à cause de décisions politiques prises par des hommes qui sont parfois encore au pouvoir. Les délocalisations vers des pays où l’on maltraite les salariés et où on les empêchent de se syndiquer ne sont pas des fatalités historiques : ce sont des choix qui ont été fait pour améliorer la rentabilité du secteur en permettant aux entreprises de diminuer le coût et les contraintes salariales. L’Union européenne et la Commission ont joué un rôle clef en la matière. Il est pourtant possible que les promoteurs de la “consom”action” vertueuse et éthique, totalement vaine, soient aussi de chauds partisans de cette union qui nous a fait perdre tout contrôle sur notre production. C’est pourtant vers cela que nous devons aller, plutôt que de laisser les marques multiplier les labels bidons et communiquer de façon mensongère, comme le fait Auchan ou Patagonia, sur sa “responsabilité” : une production contrôlée de deux façons. D’une part par ses travailleuses et travailleurs, qui sont les seuls à même – on le dira jamais assez – de dire s’ils ont de bonnes ou de mauvaises conditions de travail. D’autre part par les citoyennes et les citoyens, via leurs Etats ou d’autres échelles si un cadre réellement démocratique le permet (l’UE étant tout l’inverse), qui doivent pouvoir dire de quoi ils ont besoin, selon quelle qualité et à quel rythme. Car le principal génie du capitalisme textile et de ses dirigeants c’est de nous faire perpétuellement croire que c’est nous qui voulons ces nouveautés, ces nouvelles modes, des nouvelles tendances, alors que ce sont eux, leurs services marketing, leurs médias et leurs influenceurs, qui nous les imposent. Si nous voulons, en tant que citoyens, que la production soit réalisée près de chez nous, qu’elle soit solide, réparable, sans substances nocives et sans détruire la planète, alors c’est à nous de l’imposer via des décisions politiques, en coopération avec celles et ceux qui produisent : nos achats “éthiques” ne suffiront pas voire permettront de prolonger l’enfer qu’est le capitalisme textile, dont les alternatives “vertueuses” ne sont qu’un nouveau business.
Ce tournant démocratique de la production textile ne détruira ni le style, ni l’élégance, ni le plaisir : il le rendra possible pour tous – dans les limites de ce qui est soutenable écologiquement et du bien-être de celles et ceux qui les produisent – et il nous permettra d’y accéder sans culpabilité.
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Source: https://frustrationmagazine.fr/s-habiller-ethique
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/peut-on-shabiller-de-facon-ethique-sous-le-capitalisme-frustrationmag-21-10-25/