Entretien-Sarkozy en prison : «un naufrage médiatique» pour Eva Joly (Reporterre-22/10/25)

Eva Joly lors d’un meeting de la liste EELV avant les élections européennes, en 2019. – © Karine Pierre / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

L’ancienne juge d’instruction Eva Joly s’inquiète du « contre-récit » que veut imposer la presse au sujet de Nicolas Sarkozy. « Quasiment personne n’a parlé des faits », à savoir la « délinquance établie d’une façon éclatante ».

Par Fanny MARLIER.

Au lendemain de l’incarcération de Nicolas Sarkozy et d’une journée saturée d’éditoriaux criant à l’injustice, Eva Joly analyse « un naufrage médiatique ».

Ancienne juge d’instruction spécialisée dans la lutte contre la corruption, ex-députée écologiste au Parlement européen, et aujourd’hui avocate, Eva Joly avait publié une tribune dans La Croix dans laquelle elle fustigeait les déclarations de responsables politiques et de journalistes incapables de s’en tenir aux faits.

L’ancien président de la République a été reconnu coupable d’association de malfaiteurs pour avoir laissé ses collaborateurs rencontrer en Syrie un dignitaire du régime du dictateur Mouammar Kadhafi pour discuter d’un financement occulte de sa campagne présidentielle de 2007.

Reporterre — L’incarcération de Nicolas Sarkozy a fait l’ouverture du journal de 13 heures de TF1 le 21 octobre. On y voit l’ancien président acclamé par la foule, l’injustice est dénoncée par ses avocats… Les raisons de la condamnation n’ont été à aucun moment rappelées. Comment analysez-vous la séquence médiatique de ces dernières vingt-quatre heures ?

Eva Joly — Je pense que ce qui a été très frappant dans ces débats médiatiques, c’est que quasiment personne n’a parlé des faits, la plupart des commentateurs se sont concentrés sur la procédure. Celle-ci n’a d’ailleurs rien d’exceptionnel puisque 86 % des décisions qui condamnent à plus de deux ans de peine de prison sont assorties d’une exécution provisoire [l’exécution immédiate d’une décision de justice]. Il est important de rappeler que l’ordre public est un principe constitutionnel, et lorsqu’autant de faits graves sont mis sur la table, la préservation de cet ordre public exige l’exécution de la peine comme seule réparation.

Ce que nous voyons sur les chaînes d’information en continu me rappelle un proverbe : « Le sage montre la lune et l’idiot voit le doigt qui la pointe. » Ici, la lune est la décision judiciaire condamnant des faits graves, le doigt qui pointe représente la presse de Vincent Bolloré [millionnaire d’extrême droite qui détient plusieurs médias] ainsi que celle des amis de Nicolas Sarkozy qui tentent d’imposer un contre-récit, celui d’une absence de culpabilité.

Mais je reste persuadée que lorsque l’Histoire regardera en arrière, cette décision judiciaire fera date tant celle-ci est remarquablement bien argumentée. La peine est mesurée, et les faits sont établis. Ceux pour lesquels il a été condamné figurent dans le chapitre IV du Code pénal représentant les atteintes à la nation.

Autrement dit, dans ce cas, le fait de se compromettre avec une puissance étrangère, qui plus est terroriste, représente une atteinte à la nation. Cette décision est le signe d’une justice française qui fonctionne correctement, or il n’y a pas beaucoup de pays dans le monde capables de rendre un tel jugement.


Dans le traitement médiatique de cette affaire, a-t-on franchi un cap dans l’ère de la post-vérité ?

C’est un naufrage médiatique en effet. Beaucoup de journalistes se sont concentrés sur les sentiments et ont avalé la thèse selon laquelle Nicolas Sarkozy serait victime d’une vengeance des juges. Une hypothèse complètement folle au regard de la cinquantaine de magistrats qui ont traité de ce dossier. L’évidence, c’est la délinquance qui est ici établie d’une façon éclatante. Nicolas Sarkozy et sa famille sont libres de se défendre, mais que d’autres dignitaires se comportent comme des vassaux n’est pas normal…


Entre la réception de Nicolas Sarkozy par Emmanuel Macron à l’Élysée et Gérald Darmanin, le garde des Sceaux, qui a déclaré qu’il irait lui rendre visite en détention, faut-il y voir une façon de discréditer la justice ?

Le fait que Gérald Darmanin, ministre de la Justice, aille rendre visite à Nicolas Sarkozy en prison constitue une violation de la séparation des pouvoirs. C’est tout simplement scandaleux. Qu’Emmanuel Macron reçoive en sa demeure quelqu’un qui vient d’être condamné pour de graves troubles à l’ordre public, cela traduit une forme de soumission, ou de dette, et cela n’est pas digne d’un président de la République.

Pour autant, je pense que l’opinion publique n’est pas dupe, et que ces épisodes ne suffiront pas à discréditer le monde judiciaire.


Les familles de victimes de l’attentat contre l’avion de ligne DC-10 d’UTA entraînant la mort de 170 personnes figurent parmi les grandes absentes des chaînes d’information en continu. Le tribunal de Paris avait pourtant reconnu ces familles comme parties civiles recevables au motif qu’elles avaient subi elles aussi un préjudice du fait des négociations entre l’entourage de Nicolas Sarkozy avec Abdallah Senoussi, le commanditaire de l’attentat.

Ces familles ne rentrent pas dans le récit politique consistant à faire oublier qu’Abdallah Senoussi est un terroriste du même rang que ceux qui ont attaqué la France en 2015. Imagine-t-on un candidat à la présidence mandater des émissaires pour aller à Rakka [en Syrie] négocier des financements avec Daesh et les tueurs du Bataclan ? C’est pourtant bien de ça qu’il est question, d’autant que l’argent a été récupéré pour commettre un autre délit, celui du financement illicite d’une campagne politique. Le résultat d’une élection n’est pas le même si vous dépensez 40 millions d’euros plutôt que 20 millions. Dans Le prix de la démocratie, l’économiste Julia Cagé montre bien cette corrélation.


En tant que juge d’instruction, vous avez été menacée de mort et avez dû vivre pendant six ans sous protection policière. Quel parallèle faites-vous avec les attaques que subissent aujourd’hui les juges ?

La différence est que les personnes qui souhaitaient s’en prendre à moi à l’époque étaient inconnues du grand public. Avec son discours prononcé à la sortie du tribunal affirmant que les juges le haïssaient, Nicolas Sarkozy a désigné les juges de cette chambre correctionnelle comme cible. Il a une responsabilité directe dans les menaces qu’ils reçoivent. D’autant que la différence c’est qu’aujourd’hui les réseaux sociaux servent de caisse de résonance.


Globalement, les partis de gauche n’ont jamais vraiment porté le sujet de la lutte contre la corruption dans leurs programmes. Comment comprenez-vous ce vide ?

Je trouve ça particulièrement inquiétant que les partis de gauche ne prennent pas de positions claires sur cette question. Aucun n’a d’ailleurs pris position publiquement sur ce jugement pour rappeler combien Nicolas Sarkozy est un justiciable comme un autre. Malheureusement, cela n’est pas propre à la France. On retrouve les mêmes débats en Europe ou aux États-Unis.

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Source: https://reporterre.net/Sarkozy-en-prison-pour-Eva-Joly-le-signe-d-une-justice-qui-fonctionne

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