« Beaufs et barbares, le pari du nous »-Un livre de Houria Bouteldja-Editions La Fabrique (Germinal-25/09/25)

Pour un frexit décolonial ?

Par Guillaume SUING

On s’attend sans doute, pour une critique “marxiste orthodoxe” (c’est un peu mon identité à moi) du livre “Beaufs et barbares, le pari du nous” (Houria Bouteldja, Editions La Fabrique, 2023), au ton paternaliste et suffisant qu’on prête (souvent à raison) aux communistes “blancs”. Il n’en est rien, en tout cas je l’espère, et je veux tout de suite étayer cette précaution.

Beaufs et barbares est incontestablement une approche “de classe”, donc parfaitement halal pour “l’islamogauchiste” que je suis. Identifier des trahisons de classe, des coalitions transclasses, des constructions raciales issues d’une histoire de classe, c’est encore ce qu’on appelle une approche de classe. La proposition s’appuie, notamment, sur une critique matérialiste du PCF et de la CGT à laquelle je souscris, diagnostic préopératoire que tout révolutionnaire sincère se doit d’intégrer pour l’avenir. Elle conclut, entre autres, sur l’objectif d’un “Frexit” salutaire à la Classe, “beaufs” comme “barbares”. Objectif qui est aussi résolument le mien. Non pas pour “sauver la France”, mais pour blesser mortellement l’Union Européenne multi-impérialiste, dont elle est l’une des deux jambes.

En somme, ayant milité avec mes camarades [1] pour les deux lignes, Frexit et lutte contre l’islamophobie [2], malheureusement “successives” chez LFI (mais c’est déjà beaucoup!), je veux saluer ici leur articulation dialectique et innovante.

Loin de moi donc l’idée d’accuser Houria Bouteldja de nationalisme, fût-il internationaliste. Je pense au contraire que la perspective du livre est l’aboutissement logique d’une pensée réellement décoloniale, au sens matérialiste du terme, autant qu’un programme politique que tout communiste conséquent devrait déduire de “l’analyse concrète de la situation concrète” (Lénine). Je ne suivrai pas les réserves anarchisantes que François Bégaudeau par exemple a développées lors de ses conférences-débats avec Houria Bouteldja.

Je me plie à l’usage, pour expliciter “d’où je parle”: je suis un communiste blanc, ayant hérité de mon grand-père marqué par l’occupation, une certaine soviétophilie, renforcée par un instructif voyage en URSS, avec lui, en 1988. Ma scolarité dans une ville ouvrière m’a relativement préservé d’un entre soi petit bourgeois, voire “petit blanc” pour reprendre les termes du livre, et la question de l’islamophobie montante depuis les années 80-90, a été centrale dans ma prise de conscience politique. J’ai été formé au marxisme, plus tard, dans une organisation animée par plusieurs communistes chevronnés “issus des colonies”, ce qui m’a, là encore, relativement protégé d’un certain “guesdisme” affectant bon nombre de camarades du mouvement communiste français (à commencer par ceux qui, restés autour de Fabien Roussel, versent désormais dans un populisme dangereusement franchouillard). Le livre d’Houria Bouteldja, comme d’autres lectures récentes, ont achevé de m’ouvrir les yeux sur les symptômes objectifs d’un chauvinisme ouvrier français historique. 

A travers mon épouse, communiste tunisienne, ma belle famille tunisienne, mais aussi tous les camarades et amis de ce pays, je vois de près, “in situ”, comme peu de camarades français ont la “chance” de le faire, ce qu’est, non pas seulement le racisme, mais l’impérialisme français, système si bien caché, si abstrait même pour les militants anti-impérialistes d’ici.

De ces racines, à partir desquelles j’ai fait mon petit chemin théorique, je pense que celui qu’emprunte Houria Bouteldja pour formuler son “pari” reste, bizarrement, trop imprégné de “marxisme occidental”. Sans vouloir surtout provoquer, tant les deux termes “marxisme” et “occidental” sont clairement éloignés, à ses dires, des objectifs de l’autrice, je vais tenter de m’en expliquer aussi clairement que possible, en m’excusant d’avance pour les longueurs: ma formation est scientifique, pas du tout littéraire.

S’il y a, sans doute, en occident, plusieurs formes d’anticommunisme, il y a aussi, pour moi, deux marxismes occidentaux, à peu près contemporains l’un de l’autre: D’une part le marxisme de type “guesdiste”, étroitement ouvriériste et chauvin, “universaliste” au sens positiviste typiquement français comme au sens colonial du terme. D’autre part le marxisme “critique”, hostile au premier, découlant donc de lui, par l’école de Francfort, et l’assaisonnement freudo-marxiste, post-structuraliste puis post-moderne. Or je remarque que ces deux frères ennemis sont aussi antisoviétiques l’un que l’autre, quoique pour des raisons différentes. C’est ce qui les enracinent tous deux dans une tradition philosophique strictement occidentale. 

L’un est antisoviétique, chauvinisme oblige, parce qu’il n’a jamais pardonné aux Russes d’avoir inauguré l’expérience socialiste, devançant le glorieux pays des Sans-culottes et des Communards. Ce marxisme là, mécaniste, positiviste, est pour le coup la version -encore partagée par les “guesdistes” [3] et autres trotskistes (toujours occidentaux)- selon laquelle le socialisme doit surgir des classes ouvrières “les plus développées”, sous une forme “pure” (excluant la paysannerie par exemple). Toute la littérature léniniste s’est concentrée, depuis Moscou, sur la critique d’une telle caricature (cf. Le gauchisme, maladie infantile du communisme, Lénine). L’Union Soviétique, en rupture avec le “centre” blanc, s’est tournée à partir des années 20 vers une géopolitique asiatique, résolument anticoloniale, matrice des luttes de libération du vingtième siècle dans lesquelles on doit reconnaître leur leadership ou au moins leur caractère pionnier.

L’autre est antisoviétique parce que, dans la seconde moitié du siècle dernier, cherchant une révision -voire un parricide- théorique capable de couper l’herbe sous le pied de l’anticommunisme médiatique, elle s’est concentrée sur la critique d’une URSS (post-Khrouchtchévienne) ayant, c’est vrai, accompli un tournant nationaliste grand-russe, “blanc”, consumériste, rival “sur son terrain”, jusqu’à l’implosion, de l’occident capitaliste. La version occidentale du maoïsme n’a pas aidé le mouvement ouvrier à opérer la nécessaire distinction entre l’avant et l’après Khrouchtchev: Staline, même en spectre, restait comptable de toutes les trahisons de l’idéal révolutionnaire, dans l’esprit anticommuniste occidental.

Le grand Samir Amin lui-même, marxiste “non-occidental” notoire, théoricien du “développement inégal”, n’a pas totalement échappé à l’influence de cette gauche occidentale postmoderne hégémonique. Celle-ci impressionnait beaucoup d’intellectuels marxistes du Sud, laissant croire à une forme d’unanimité antisoviétique. Rien de plus faux: ce n’était pas l’approche d’une autre “périphérie”, aux commandes d’Etats, en Chine, à Cuba, au Vietnam, et même ailleurs en Afrique noire, au Maghreb, etc. Le marxisme n’a pas le même visage quand il est sur la défensive, défiant vis-à-vis de la science, de la technique, de l’Etat qui les utilise à ses fins, et quand il est à l’offensive, aux commandes d’un Etat, soucieux de sa souveraineté, avide de contre-cultures anti-impérialistes et de tactiques de désencerclement. Le marxisme “alternatif” qui veut se démarquer du “dogmatisme stalinien”, du “marxisme ossifié”, reste une différenciation “universitaire”, “subtile”, soixante-huitarde, résumée aux sciences humaines et à la philosophie, méfiante vis-à-vis de l’Etat et de “sa science”, forcément aliénants, repoussant avec dégoût le  “diamat” de ces slaves incapables de comprendre toute la richesse intellectuelle, toute la complexité subtile du génie allemand. 

Je veux être bien compris: Je ne remet pas en cause, jusqu’à un certain point, l’idée d’un pacte racial entourant le bloc bourgeois occidental pour assurer sa domination impérialiste. Il faudrait je pense du côté marxiste une étude plus poussée, que je ne ferai pas, ou pas seul. Je récuse en revanche l’idée que ce pacte inclurait automatiquement les russes, et donc les soviétiques au siècle dernier, fussent-ils bolcheviks. 

La blanchité n’était pas consubstantielle à cet État qui a abattu le tsar et ses “russes blancs” ethnocidaires, pour ouvrir les droits de dizaines de peuples eurasiatiques (dont beaucoup ont littéralement ressuscité à partir de 1917): Jusqu’à Khrouchtchev, le Comité central comportait de nombreux juifs (dont la simple évocation suffisait, chez les nazis, à galvaniser leur croisade contre le ”judéo bolchevisme”). Le Soviet suprême était composé d’une parité hommes femmes mais aussi d’une représentativité raciale. L’URSS fut le seul Etat à interdire l’antisémitisme, pendant qu’il explosait en Europe bien au delà des rangs fascistes. C’est d’ailleurs par la cohésion de ces nationalités lors de la “grande guerre patriotique” que l’URSS a triomphé du nazisme, pointe radicalisée du-dit “pacte blanc” (et néanmoins tout aussi antislave qu’antisémite!). 

J’ose ajouter: pendant près de trente ans, l’URSS a été gouvernée par un enfant du Caucase, jadis racisé par les tsaristes. Un homme basané, moustachu, à l’accent méridional bien marqué. Un homme dont on disait ici, dans le sillage méprisant du petit bourgeois Trotsky, qu’il était issu d’une paysannerie inculte et qu’il ne savait pas écrire [4].

Aujourd’hui encore, la russophobie survit à l’antisoviétisme d’hier, et le viseur de l’impérialisme occidental reste braqué sur les BRICS, Chine en tête, mais qui comportent bel et bien ces russes ataviquement poutiniens, toujours à l’écart du “pacte blanc”. Contrairement à I’entité sioniste par exemple, ces derniers ne sont pas les bienvenus dans le club trés select des “démocrates” occidentaux. Après tout, les slaves ont été depuis le moyen-âge un réservoir de serfs surexploités pour l’Europe de l’Ouest. Ils étaient tout aussi racisés que d’autres blancs, les irlandais, dont Marx disait jadis qu’ils étaient pour les anglais, des “négres” européens [5]. Depuis Constantin peut être, la sphère byzantine et l’empire romain d’occident sont restés irréconciliables.

Longue digression, je l’avoue, pour insister sur ceci: La lecture exotisante de l’histoire du siècle dernier, qui fait du communisme un “double inversé” de l’impérialisme européen, un “truc de blancs”, reste au fond un contre-sens endémique à l’occident. Nombre de pays africains ou sud-américains le démontrent d’ailleurs aujourd’hui par leur intérêt grandissant pour le contre-modèle chinois, ou même l’exemple cubain. Intérêt motivé par la soif de souveraineté et de contre-hégémonie à l’impérialisme occidental.

Défaire le “pacte racial”, c’est aussi à mon sens, réinscrire la lutte anti-impérialiste “sur son propre sol” dans un contexte international bien compris. Contexte connu des beaufs comme des barbares, mais dans lequel le concept de blanchité trouve ses limites. Par exemple, c’est bien une analyse de classe, et non de race, qui permet d’identifier une réelle différenciation dans le mouvement islamiste, entre d’authentiques révolutionnaires chiites antisionistes par exemple, issus des quartiers populaires du Sud Liban, et les créatures fascistes du Frankenstein occidental, surgies d’aristocraties arabes pour détruire les forces populaires nationalistes et marxistes, jusqu’à Daesh et l’explosion syrienne par exemple. 

La nature ayant horreur du vide, c’est bien le recul, ou le reflux objectif du communisme, depuis quelques décennies, qui explique le retournement anti-impérialiste d’une (petite) partie du mouvement islamiste, quand son origine était notoirement pro-impérialiste et compradore.

Dans le même mouvement de différenciation, le reflux du marxisme est encore opérationnel chez nous, quand l’antiracisme décolonial, pas forcément marxiste, parfois même antimarxiste, issu d’une histoire intersectionnelle euro-américaine à connotation postmoderne, prend finalement une position de classe objectivement révolutionnaire. Ou quand une aile gauche de la sociale-démocratie, initialement conçue pour habituer le mouvement ouvrier au capitalisme, devient, de Chavez à Mélenchon -toutes proportions gardées!- un obstacle objectif pour la bourgeoisie impérialiste dans sa course à la fascisation. 

Je le regrette comme communiste, mais je le constate froidement, sans “identitarisme”, et j’en tire les conséquences politiques: L’histoire du communisme a toujours été, après tout, l’histoire d’une aptitude révolutionnaire à faire front (jusqu’à un certain point et aussi loin que possible des affects) pour vaincre, contrairement à l’idée répandue qu’il serait intrinsèquement sectaire, totalitaire et dogmatique.

J’en viens donc -enfin- à l’essentiel de ma critique.

Je suis convaincu que le travail politique du mouvement décolonial en France a accompli une prouesse en mettant la question de l’islamophobie au centre du débat, y compris dans un projet curatif du mouvement ouvrier du pays orienté vers ses intérêts historiques. L’islamophobie est d’une certaine façon, même pour ceux qui ne sont pas racisés, l’unité de mesure de la fuite en avant fasciste que nous sommes en train de (re)vivre, comme l’antisémitisme à une autre époque. Mais si ce “pari du nous” s’appuie sur des “affects” convergents de type identitaire, il aura tout, me semble-t-il, d’un funeste malentendu.

Si on veut combattre d’un côté certaines tendances intégrationnistes, “khobzistes” dit-on, du prolétariat post-colonial, comment peut-on accompagner un mouvement de réaffirmation nationale “blanche” d’un autre côté, sous couvert de Frexit et de retour à l’identité nationale bafouée par une bourgeoisie cosmopolite?

Je pense au contraire qu’il faut savoir combattre les affects tout autant qu’on peut en accompagner d’autres. Après tout, le “plan B”, certes insuffisant, que revendiquait LFI à une certaine époque, n’était pas présentée comme une reconquête de l’identité nationale, mais au contraire, comme une réponse aux illusions funestes de “l’europe sociale”, illusions qui procèdent elles-mêmes d’un pacte blanc plus suprématiste que la défense du “modèle social” français, durement conquis à une époque où le nationalisme n’avait plus court (jusqu’à un certain point bien sûr; on parle de la France, patrie du célèbre Nicolas Chauvin!). 

Pour l’avoir vécue moi-même, la campagne de la gauche anti-PS à l’époque du NON à la constitution européenne de 2005 n’avait pas, paradoxalement, une dimension nationale, et si l’électorat populaire du FN avait aussi voté “non”, les états-majors fascistes étaient restés l’arme au pied, comme à chaque mobilisation sociale de grande ampleur, et s’étaient tû, gênés par la dimension de classe du vote.

Même à l’époque des Gilets Jaunes, qui m’a tout autant marquée, le surgissement de drapeaux tricolores dans les manifs, sur les rond-points, traduisait moins, c’est ma conviction, une affirmation nationale (où alors pour une part limitée du mouvement, fascistoïde, malheureusement abandonnée par les “gilets rouges”) qu’une offre faible de drapeaux à brandir: le drapeau rouge n’est plus dans l’air du temps et le drapeau tricolore, disponible, peut vaguement ressembler aux révoltes jacobines des images d’Epinal, souvent évoquées à l’époque d’ailleurs. Presque une forme de mimétisme télévisuel des masses du Sud brandissant leurs drapeaux nationaux contre les impérialistes.

Bref, si la dimension nationale a toujours existé dans les révolutions de l’Histoire de France, de 1792 à la Commune, elle a toujours été secondaire face à la question sociale. Elle est aussi un signe de dépolitisation et de reflux, inconscient, des références utiles au mouvement. L’identité “gilets jaunes”, leur couleur même, a, à mon avis, surclassé ce désir d’identité nationale ou de culture française perdue, au coeur du mouvement.

Les “beaufs” ont sans doute perdu une grande part de leur culture nationale, comme dit Houria Bouteldja, et jalousent peut-être celle, (chèrement) préservée, des “indigènes”. Mais quand Roussel veut les flatter, avec sa recette du “pain perdu” par exemple, n’est-ce pas par pur populisme, au sens propre du terme? Pour ma part, je suis convaincu que cette culture populaire, ferment d’unité, ne peut en aucun cas s’appuyer sur le regret, et doit au contraire se réinventer de l’intérieur, partir du neuf, de ce que le peuple peut produire de riche et durable, comme il l’a toujours fait, jalousé ensuite par la bourgeoisie qui le pille culturellement ensuite.

Ce qui est immanquablement méprisé par la bourgeoisie et la petite bourgeoisie, mais qui fonctionne dans les grandes mobilisations, au grand désespoir des trotskistes… c’est ce qu’ils nomment avec mépris “culte de la personnalité”. Cette formule est péjorative bien sûr, mais ce qui est désigné, combattu, reste l’idée qu’une convergence d’affects peut être incarnée, non pas par la vacuité d’un logo de club de foot ou la connotation ambiguë d’un drapeau tricolore, mais par l’incarnation réellement politique d’une personnalité, d’un tribun, d’un martyr. Pour l’avoir constaté à l’occasion de l’immense cortège qui a suivi, à Tunis en 2013, le cercueil de Chokri Belaïd, je sais que même des militants méprisant à l’égard de ce genre de “culte” futile s’y retrouvaient en larmes. 

Bien au-delà de la célèbre accusation de Khrouchtchev au 20ème Congrès du PCUS, le culte est resté opérationnel et, comment le nier, fédérateur, de Fidel à Chavez en passant par l’oncle Hô et même, plus récemment, le Sayed Hassan Nasrallah. La figure même du charismatique Mélenchon, toutes proportions gardées encore, n’échappe pas à cette dimension, que la bourgeoisie cherche toujours à salir, diaboliser, démystifier.

En somme, s’il s’agit de parler “affects”, je préfère de loin ceux qui “vouent un culte”, pour caricaturer (je n’y échappe pas moi-même, entouré de bustes de Lénine et de badges en tous genres), aux victimes du Nudge qu’on entraînera en masse où l’on veut, au stade de foot ou à la tranchée, la fleur au fusil. Les premiers savent au moins ce qu’ils “vénèrent”, et pourquoi: le vainqueur d’Hitler, celui de la baie des cochons ou celui de Dien Bien Phu.

Frédéric Lordon n’est pas le seul à pointer “l’incomplétude” du marxisme, à tenter son hybridation avec la psychanalyse, l’écologie, le structuralisme, l’intersectionnalité, l’obscession des “constructions sociales”, etc. Tout le marxisme occidental d’après guerre s’est concentré sur ces tentatives de mariage, arguant que le marxisme “seul”, “martingale” illusoire du totalitarisme comme dit Bégaudeau, ne saurait nous renseigner utilement sur le réel. Pour Lordon, c’est Spinoza et les “affects” qui doivent nourrir la gauche. Mais au fond le vieux freudo-marxisme allait déjà dans le même sens, guidé, même inconsciemment, par l’antisoviétisme suffisant des philosophes de la rue d’Ulm et de Saint-Germain des Prés. 

Or les affects permettant la convergence recherchée, celle qui fusionnera ou synchronisera enfin les révoltes gilets jaunes et celles des quartiers populaires après l’assassinat de Naël, des “bourgs et des tours”, pour reprendre un mauvais jeu de mot, peuvent aussi conduire, sans la boussole des intérêts historiques de la classe, sans une réelle conscience de classe, à une n-ième forme de populisme: dire aux gens ce qu’ils veulent entendre, en espérant qu’ils prennent le bon chemin.

Je pense qu’une approche similaire mais moins culturaliste, la France Insoumise, si elle redevenait eurocritique sans se départir de son antiracisme politique, serait plus féconde, immunisée des affects faussement convergents du soralisme que pointe Houria Bouteldja. Sortir de l’UE serait, sans aucun doute, un électrochoc national et international, bouleversant les affects et lançant la conscience de classe vers une dynamique plus radicale. Pas le contraire. 

La lutte contre l’islamophobie et celle pour sortir de l’Union Européenne convergent réellement, pas dans les affects, incompatibles a priori, parce que ces deux luttes ont un caractère objectivement antifasciste. Et un travail politique doit le mettre en évidence, plutôt que “d’interpréter […] des passions, des émotions, des répulsions [du peuple, et les] mettre dans une forme compréhensible à la grande masse”, pour reprendre une citation un peu provocatrice dans “Beaufs et barbares”.

Je pense que c’est la nécessité matérielle d’une situation politique qui force les convergences, exprimées en dernière instance, en formules et en slogans, par les grands révolutionnaires. La résistance qui coordonne des fractions islamistes et marxistes en Palestine occupée vient clairement d’une telle nécessité, analysée ensuite dans un but de renforcement: elle n’est pas née d’une volonté d’unir des “passions communes”.

Pour donner un autre exemple qui suscitera peut- l’étonnement ou l’indignation, la RDA, pourtant issue d’un divorce entre allemands, d’une histoire “anti-nationaliste” donc, a été à ma connaissance la seule expérience d’un pays impérialiste passant, non sans difficultés, au socialisme. Et cette expérience, dans ses limites, a généré un internationalisme bien réel, un antiracisme assumé, doublé d’une forme de patriotisme ressemblant fort à ce que Houria Bouteldja appelle de ses vœux. La RDA n’a pas avancé seule, mais avec l’aide de forces non-occidentales, et dans une forme (instable) d’unité que seuls l’antifascisme et l’anti-impérialisme catalysent, sans “passions ou répulsions communes”.

Bien d’accord avec Houria Bouteldja sur le fait que la question nationale ne peut se poser de la même façon dans un pays colonisé ou semi-colonisé et dans un pays impérialiste, je pense que le chemin difficile du “défaitisme révolutionnaire”, pour reprendre le mot d’ordre de Lénine en 1914 contre la seconde Internationale belliciste, a cependant plus d’avenir que le chemin “spinoziste” qui veut placer le slogan avant le mouvement réel.

Convaincu que les masses font l’histoire, même sans les mots d’ordre qui peuvent la catalyser ou l’accélérer, je pense que la France, secouée par des révoltes multiples et contradictoires, continuera dans la tempête, et les fera converger presque malgré elles un jour, nécessairement. Quand ce jour sera venu, quand “en haut on ne pourra plus” (du tout) et “qu’en bas, on ne voudra plus” (du tout), Houria Bouteldja, consciente des enjeux historiques comme elle l’expose dans son livre, dans l’avant-garde du torrent révolutionnaire, trouvera à ses côtés la fraction convalescente du mouvement communiste, pour sortir de l’UE, de l’OTAN, du capitalisme. Je prie moi-même pour y être aussi, j’y travaille en tout cas.

Dans Beaufs et barbares, ce n’est donc certainement pas le constat politique du pacte que je critique. Jamais du reste le marxisme n’a exigé que l’approche de classe devait s’imposer par définition à l’analyse concrète de la situation concrète (sinon pourquoi les communistes auraient-ils passé leur temps à forger des alliances avec la paysannerie ou les bourgeoisies nationales par exemple?). C’est encore moins l’objectif, développé à la fin du livre, notamment avec le Frexit. C’est, plutôt, la méthode pour y parvenir. Ce qui est, j’espère qu’on l’aura compris, une critique bien mineure, pour un matérialiste.

En somme, j’inverse la critique de l’écrivain François Bégaudeau, qui désapprouve la conclusion trop hasardeuse à son goût, tout en saluant la sinuosité de la méthode et la part romanesque et aventurière de l’autrice.

[1] Transparence oblige: L’URC, Union pour la Reconstruction Communiste.

[2] Cette question de l’islamophobie s’est imposée à la gauche antifasciste, LFI en tête, ce qui est un vrai “fait d’arme” pour l’antiracisme politique dont Houria Bouteldja est une figure.

[3] Voir mon article “Remettre l’intersectionnalité sur ses pieds” (2025): https://urcommuniste.fr/2025/06/02/remettre-intersectionnalite-sur-ses-pieds/

[4] “Dans l’imaginaire collectif, Staline est un tyran brutal et pragmatique, s’imposant face aux intellectuels et idéalistes qui avaient été ses camarades lors de la révolution de 1917. On souligne rarement qu’il était aussi un lecteur avide, qui dévorait un minimum de 300 pages par jour. À sa mort en 1953, il laissa une bibliothèque comprenant plusieurs dizaines de milliers de livres lourdement annotés.” Geoffrey Roberts, La bibliothèque de Staline: Un despote et ses livres. 2024.

[5] “Par rapport à l’ouvrier irlandais, il [l’ouvrier anglais] se sent membre de la nation

dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les blancs pauvres vis-à-vis des nègres dans les anciens États esclavagistes des États-Unis. L’Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce. Il voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument stupide de la domination anglaise en Irlande.” Karl Marx, Lettre à Vogt et Mayer.

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Plus d’infos sur le livre: https://lafabrique.fr/beaufs-et-barbares/

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Source: https://germinallejournal.jimdofree.com/

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/beaufs-et-barbares-le-pari-du-nous-un-livre-de-houria-bouteldja-editions-la-fabrique-germinal-25-09-25/

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