
En principe, les insecticides et biocides trop risqués ne doivent plus être vendus en libre-service. La mesure a été votée en 2018. Mais elle a été discrètement abandonnée par le ministère. Enquête sur un renoncement.
Par Benjamin DOURIEZ
Dans cette grande jardinerie du Val-d’Oise, le rayon des insecticides et autres produits antinuisibles s’étale sur 6 mètres de linéaire. Les particuliers peuvent y trouver une douzaine de produits contre rats, souris et campagnols, une petite dizaine destinés aux fourmis, autant aux guêpes, une poignée contre les mouches, les moustiques et les punaises de lit… Bref, des dizaines et des dizaines de références pour tuer ou repousser les indésirables.
Situation banale que ce rayon bien garni ? Pas si sûr. En réalité, une large part de ces produits, trop risqués pour la santé ou pour l’environnement, ne devrait plus être en accès libre. La restriction est prévue par une loi adoptée en 2018. Problème : sept ans plus tard, aucun des gouvernements successifs n’a pris l’arrêté définissant la liste exacte des produits concernés. La mesure est donc inopérante.
Selon les informations de Reporterre, elle a même été abandonnée, et ce dans des conditions pour le moins opaques… Les jardineries mais aussi les magasins de bricolage, les supermarchés et les petits commerces conservent donc les mains libres pour vendre ces produits, alors que des experts continuent d’alerter sur l’usage inconsidéré de nombre d’entre eux par le grand public, trop peu informé sur leur toxicité.
Une liste opaque
Au départ, au Parlement, les intentions sont claires : il s’agit de « protéger efficacement nos citoyens et en particulier les populations sensibles ». Nous sommes en avril 2018. Un amendement à la loi Egalim (Équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire) est adopté par les députés — ce sera l’article 76 de la loi. Il prévoit un meilleur encadrement des biocides, une catégorie très large regroupant les produits destinés à combattre les organismes jugés nuisibles.
Dans son exposé des motifs, l’amendement liste les problèmes. Des antimouches et des antifourmis sont à base de néonicotinoïdes — substances aux effets avérées sur la biodiversité —, tandis que des produits contre les rongeurs présentent « des profils de dangers très préoccupants ». L’amendement cite aussi une étude scientifique montrant une très large imprégnation des femmes enceintes aux pyréthrinoïdes — des composés présents dans de nombreux antimoustiques.
Face à ce cortège de produits chimiques, un contrôle accru s’impose. D’autant qu’il faut réduire un paradoxe. Les biocides vendus au grand public sont moins encadrés que des traitements destinés à l’agriculture, qui peuvent contenir les mêmes substances actives mais relèvent d’une réglementation différente. C’est le cas encore aujourd’hui de l’acétamipride, objet des débats de la loi Duplomb et présent dans certains insecticides ménagers, malgré sa toxicité.
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En octobre 2019, les premières mesures de la loi Egalim entrent en vigueur. La publicité destinée au grand public est interdite pour de nombreux biocides. De même que les « remises, rabais et ristournes ». Bref, fini la promotion commerciale : les insecticides et les rodonticides (antirongeurs) ne sont pas de vulgaires boîtes de petits pois. Mais les autorités temporisent sur le troisième et dernier volet de la loi, le plus ambitieux : l’interdiction de vente en libre-service des biocides les plus préoccupants. Ceux-ci pourraient rester accessibles par l’intermédiaire d’un vendeur et/ou dans des armoires sous clé, mais ils ne pourraient plus être à portée de main comme dans notre grande jardinerie du Val-d’Oise. Mais à quels produits précisément imposer ces restrictions ? Le gouvernement renvoie la patate chaude à l’agence sanitaire, l’Anses, à qui il demande de se prononcer.
En 2022, après avoir passé en revue les principales substances actives, l’agence se prononce pour une interdiction très large. L’essentiel des rodonticides et des insecticides (mais pas les simples répulsifs à moustiques, par exemple) ne devrait plus être disponible en libre-service, selon elle. Une autre catégorie de biocides, d’usage moins courant, serait aussi concernée : les peintures antisalissures utilisées pour protéger les coques des bateaux de plaisance.
L’Anses justifie ses préconisations en pointant l’apparition de résistances chez les rongeurs, moustiques et autres insectes. Autrement dit, à force d’être utilisés, certains composés perdent en efficacité : pour sauvegarder la lutte contre ces espèces, une utilisation plus raisonnée s’impose. Les experts de l’agence relèvent aussi le caractère reprotoxique des antirongueurs. Enfin, certains biocides sont à l’origine de graves cas d’intoxications.
Renoncement et lobbies
Après cet avis, daté de juillet 2022, la balle revient dans le camp du gouvernement. Et depuis ? Plus rien ! Dans un récent rapport, l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable l’invite à « rendre effectivement applicable » la restriction de vente, en dressant la fameuse liste des produits concernés. Remis à l’exécutif fin 2024, le rapport a été publié mi-juillet dernier, sans attirer l’attention.
En réalité, les autorités ont renoncé à appliquer l’interdiction de vente en libre-service. Contacté par Reporterre, le ministère de la Transition écologique dévoile avoir mené une concertation avec fabricants et distributeurs : « Cette concertation a mis en évidence des obstacles, notamment quant aux dispositions pratiques de mise en œuvre, qui n’ont pu être levés. »
« Sur un tel sujet,
ils sont juges et parties »
Mettre certains produits dans une vitrine fermée à clé ou derrière un comptoir est compliqué et coûteux, ont argué les professionnels en substance. Et les magasins craignent une concurrence déloyale des sites de vente en ligne : « Il existait un risque important de report des usages vers des circuits de vente peu scrupuleux », écrit le ministère dans sa réponse à Reporterre, évoquant la mesure au passé.
Voilà comment une restriction pourtant actée dans la loi se retrouve discrètement enterrée. Difficile d’en savoir davantage sur la concertation ayant abouti à ce renoncement. Relancé pour connaître ses dates et les noms des organismes consultés, le ministère n’a pas répondu. L’Union des entreprises pour la protection des jardins, lobby réunissant les fabricants de nombreux biocides, n’a pas souhaité répondre aux questions de Reporterre.
Une mise sous clé possible
Il n’est guère étonnant que les professionnels freinent des quatre fers. « Sur un tel sujet, ils sont juges et parties : forcément, ils ne sont pas ravis de devoir mettre sous clé des produits qu’ils cherchent à vendre », souligne Nadine Lauverjat, déléguée générale de Générations futures. L’association est favorable à cet encadrement : « Mettre sous clé, c’est indiquer aux particuliers que ces produits ne sont pas anodins. » La loi, inappliquée à ce jour, prévoit que le vendeur aurait l’obligation d’informer l’acheteur sur les risques associés ainsi que sur « les solutions de substitution présentant un faible risque » pour l’environnement et la santé.
En magasins, un tel dispositif est loin d’être inapplicable. La mise sous clé de certains produits a déjà été pratiquée, notamment en jardineries. C’était entre 2017 et 2019, lorsque le glyphosate et les autres pesticides de synthèse avaient été l’objet d’une interdiction de vente en libre-service, prélude à leur prohibition complète pour les particuliers. « Quand on se donne les moyens dans le cadre d’une obligation, c’est possible », commente Nadine Lauverjat.
Les associations environnementales ne sont pas les seules à s’inquiéter des dérives dans l’utilisation quotidienne des insecticides et autres biocides. Depuis son avis de 2022, l’Anses a publié une mise en garde destinée au grand public. Quant à l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable, son rapport préconise aussi de mener une campagne d’information sur les alternatives non chimiques contre les organismes indésirables. Elle suggère de s’inspirer des campagnes menées, dans le domaine de la santé, sur les antibiotiques : « Les biocides, c’est pas automatique », résume le rapport.
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Source: https://reporterre.net/Insecticides-en-catimini-l-Etat-renonce-a-interdire-la-vente-aux-particuliers
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