
Disparaître ou être racheté par un actionnaire privé : l’avenir du magazine de consommation s’assombrit. Et avec lui, tout un pluralisme médiatique s’effondre, dénonce l’économiste Julia Cagé.
Le sort du magazine et du site 60 Millions de consommateurs est plus incertain que jamais. La commission mixte paritaire ayant échoué à trouver un accord sur le budget le 19 décembre, le vote de celui-ci est reporté à l’année prochaine et, avec lui, la décision quant à l’avenir de ce magazine de consommation.
60 Millions de consommateurs, concurrent de l’UFC-Que choisir, est édité par l’Institut national de la consommation (INC), un établissement public à caractère industriel et commercial (Epic). Or, en raison de ses mauvais résultats financiers, le Sénat a acté la dissolution de l’INC, via l’article 71 du projet de loi de Finances 2026. Si l’INC disparaît, le magazine, qui bénéficie pour l’instant de financements étatiques, pourrait tomber entre les mains d’un actionnaire privé ou disparaître.
L’économiste spécialiste des médias Julia Cagé suit ce dossier depuis deux ans, et accompagne 60 Millions de consommateurs avec son association Un bout des médias. Pour elle, la disparition de ce magazine ou sa reprise par un acteur privé serait une atteinte à l’information des consommateurs et au pluralisme des médias. En outre, de nombreux salariés et plus d’une vingtaine de journalistes verraient leur emploi menacé.
Reporterre — « 60 Millions de consommateurs » pourrait bientôt mettre la clé sous la porte. Pourquoi est-ce grave ?
Julia Cagé — C’est une double perte pour le paysage médiatique français et pour la protection des consommateurs. Aujourd’hui, seuls deux titres font ce travail d’informer les consommateurs. Si 60 Millions de consommateurs disparaît, cela entraînera une situation de monopole. Cela fait des décennies que ce média fait un travail utile pour l’intérêt général : mener des enquêtes, mettre à jour des scandales sanitaires, permettre de les résoudre… Cela nous apporte énormément chaque jour à toutes et tous.
C’est une pure aberration d’avoir un arbitrage budgétaire venant dégrader cette information, et réduire encore un peu plus le pluralisme dans le paysage médiatique français.
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60 Millions de consommateurs ne sert pas à créer davantage de consommation. Il sert à nous protéger, nous citoyens, et à nous permettre de faire des choix éclairés. Et puis, aussi, à changer le comportement d’un certain nombre d’industriels.
Pourquoi est-ce essentiel de conserver du pluralisme dans le secteur de l’information aux consommateurs ?
Il y a une énorme pression des annonceurs et des politiques sur ces sujets du quotidien relatifs à notre santé, à notre alimentation, à ce que nous mettons sur notre peau… On ne peut pas avoir qu’un seul son de cloche sur ces sujets. Le pluralisme permet de garantir une meilleure qualité d’information. Et puis, ce ne sont pas les mêmes approches : l’UFC-Que choisir et 60 Millions ne traitent pas exactement les mêmes thèmes, ils se complètent [le premier fait notamment plus d’essais comparatifs]. D’ailleurs, je serais toute aussi remontée s’ils voulaient faire taire l’UFC.
« Comment voulez-vous ensuite enquêter sur votre actionnaire ? »
Dans un monde de plus en plus complexe, il y a de plus en plus besoin d’une information fiable sur des problématiques environnementales et sanitaires. On a besoin de beaucoup de journalistes qui travaillent sur ces sujets. Et nous, on va supprimer l’emploi de spécialistes de ces problématiques !
En plus de la question du pluralisme se pose celle de l’indépendance du média. Avec la dissolution de l’INC, « 60 Millions de consommateurs » pourrait être cédé à un actionnaire privé. Quel serait le risque ?
S’il est repris par un acteur privé, c’est très problématique, comment voulez-vous ensuite enquêter sur votre actionnaire ? Les actionnaires qui possèdent les médias aujourd’hui, c’est le fret [Rodolphe Saadé], la téléphonie, le bâtiment [Bouygues]… Ce sont quand même des domaines sur lesquels vous avez envie d’aller enquêter, en tant que média de consommation, non ?
La volonté de liquider « 60 Millions de consommateurs » n’est-elle pas aussi liée au fait que ce média soit un caillou dans la chaussure de certains industriels ?
Bien sûr ! Les industriels ne sont jamais très contents quand ils font l’objet d’une enquête, et qu’on voit qu’il y a des pesticides, des polluants éternels dans ce qu’ils produisent ou des microplastiques dans l’eau en bouteille. Si vous êtes probusiness, vous ne recherchez pas la protection des consommateurs, elle va à l’encontre des intérêts purement financiers des industriels.
Quel aurait été le plan B pour sauver « 60 Millions de consommateurs » ?
Je pense qu’il faut juste leur donner les moyens de travailler. 60 Millions ne se porte pas si mal, en réalité. Le fait que le journal souffre depuis des années, c’est à cause de l’État qui se désengage. C’est un peu comme pour l’audiovisuel public, qu’on accuserait de perdre de l’argent. Sauf que leur mission, ce n’est pas d’en gagner. C’est une chaîne gratuite, avec peu de publicités, parce que c’est l’État qui finance. Et on est tous d’accord pour avoir un audiovisuel public indépendant et de qualité.
Si d’un coup, vous leur enlevez l’argent de l’État sous prétexte qu’ils gèrent mal, cela ne fait aucun sens ! C’est un peu ce qui s’est passé pour 60 Millions. Voilà des années que l’État les fragilise, ne réinvestit pas. L’UFC, lui, a un nouveau site internet modernisé, tout cela coûte un peu d’argent… L’État n’a pas fait les investissements nécessaires.
Et puis, ce n’est pas évident de travailler et de vivre dans un contexte où, chaque année depuis 2022, on vous menace de vous couper des subventions, de vous faire disparaître. Avec l’association Un bout des médias, lors de la première tentative en 2022 de mettre la clé sous la porte, on avait fait une contre-proposition, avec le soutien de la ministre de l’époque chargée de la Communication, Olivia Grégoire, qui avait vu ce potentiel de développement, en réinvestissant juste suffisamment pour avoir de nouveaux abonnés, notamment sur le numérique. On voyait parfaitement le potentiel de ce journal. Cela n’est pas très compliqué, mais il faut avoir comme point de départ l’idée d’avoir au moins deux titres qui informent les consommateurs.
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Source: https://reporterre.net/Julia-Cage-C-est-une-pure-aberration-de-liquider-60-Millions-de-consommateurs
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/julia-cage-cest-une-pure-aberration-de-liquider-60-millions-de-consommateurs-reporterre-23-12-25/
