
Contre la fermeture d’une ligne de train, pour des augmentations ou contre un milliardaire d’extrême droite… Les mobilisations victorieuses passent trop souvent sous les radars. Elles sont pourtant riches d’enseignements. Quatre exemples en 2025.
Par Guillaume BERNARD.
La période est morose pour les avancées sociales ou la défense de l’intérêt général. Depuis les grèves de 1995 contre la réforme des retraites d’alors, les gouvernements ne reculent quasiment plus dans leurs projets d’affaiblissement des droits. Le mouvement contre l’allongement de l’âge de départ en retraite de 2023 n’a ainsi pas abouti à l’abrogation de la réforme. Ce constat peut faire oublier que de nombreuses mobilisations sociales continuent d’émerger localement, souvent sous les radars médiatiques.
Si les grèves sont rares dans les petites entreprises, le nombre de journées de grève a augmenté considérablement en 2023 (les chiffres connus les plus récents selon le service statistique du ministère du Travail), en particulier dans les entreprises de plus de 500 salariés. À cela s’ajoutent de nombreux conflits environnementaux locaux, et des mobilisations contre les discriminations. Ainsi, quotidiennement, une multitude de combats collectifs sont menés et des résultats sont obtenus. Pas toujours franches ou éclatantes, souvent arrachées grâce à des sacrifices, ces victoires et les luttes qui les ont permises sont pourtant riches d’enseignements.
Dans le Morvan, la population sauve sa ligne de train
Ils n’avaient peut-être jamais été aussi nombreux sur le quai de la gare de Clamecy. Le 8 février 2025, 250 personnes manifestent dans cette petite gare de la Nièvre.
Elles n’attendent pas le train, mais veulent tout simplement conserver leur ligne. « C’est une question de survie de notre territoire. Alors, forcément, les habitants étaient très mobilisés », analyse Nicolas Bourdoune, maire de Clamecy (PCF). Une semaine plus tard, ils seront près du double à manifester en gare d’Avallon, à 40 kilomètres de là.

La ligne du Morvan relie la petite commune de Deux-Rivières (1200 habitants) à la gare de Paris-Bercy, en 2 h 30. Une aubaine selon l’édile. « C’est un territoire très enclavé. Mais avec l’installation de la fibre et le premier confinement, beaucoup de cadres et d’artistes franciliens qui peuvent télétravailler l’ont réinvesti. Ils réhabilitent notre immobilier, s’investissent dans la vie locale… redynamisent le territoire ! La ligne était aussi utilisée pour les consultations médicales chez les spécialistes, dont notre territoire manque terriblement », explique le maire.
Or, fin novembre 2024, la région Bourgogne-Franche-Comté annonce qu’elle n’a plus les moyens de maintenir la ligne au vu des investissements nécessaires. « On comprend que si rien ne bouge au printemps 2025, lors du prochain vote du budget de la région, c’est cuit », retrace Nicolas Bourdoune. La mobilisation commence.
« Les petites lignes qui ferment, ça a un coût écologique, et ça enclave un territoire »
La lutte pour le maintien de la ligne du Morvan impressionne par la diversité des acteurs qui l’ont menée. C’est en partie ce qui explique son succès. « Il y avait d’abord des habitants et des élus locaux, mais aussi des collectifs d’usagers du train ou encore des syndicats de cheminots et des partis politiques », décrit Nicolas Bourdoune. Le 1er mai 2025, Ligne à défendre, association opposée à la fermeture, organise une course à pied depuis la gare de Corbigny, dans la Nièvre, jusqu’à Bercy. Les participants, qui se relaient, doivent parcourir 376 kilomètres en trois jours. « C’était exactement ce qu’il fallait faire. Il y avait du monde, on a eu une belle médiatisation et ça a mis la pression à la région, qui aurait voulu faire passer la fermeture en douce », salue le maire.
À l’arrivée de la course, c’est Fabien Villedieu, secrétaire fédéral de Sud-Rail qui accueille les participants. « Les petites lignes qui ferment, ça a un coût écologique, puisque ça pousse les habitants à reprendre leur voiture, ça enclave un territoire, pour nous cheminots, c’est une perte d’emploi, explique-t-il. On sait que la fermeture de services publics fait monter le vote pour le Rassemblement national. Certains de leurs cadres venus aux réunions publiques n’ont pas osé prendre la parole parce qu’on était là. »
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En septembre, Jérôme Durain (socialiste), fraîchement élu à la tête du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, annonce finalement 3,6 millions d’euros d’investissement pour maintenir la ligne du Morvan. La liaison ferroviaire est sauvée, pour le moment. « On a gagné un répit, mais on sait que dans cinq ans, il faudra des investissements beaucoup plus lourds », prévient Fabien Villedieu. La bataille n’est donc pas terminée.
Femmes de chambre de Suresnes : neuf mois avant la victoire
Les mobilisations victorieuses d’une demi-journée sont des exceptions. Neuf longs mois de lutte ont été nécessaires à un groupe de femmes de chambre de Suresnes, dans les Hauts-de-Seine. « Et à la fin, on a toutes obtenu des CDI », sourit Kandé Tounkara, déléguée syndicale à la CGT de l’hôtellerie, CGT-HPE.
Le 19 août 2024, une vingtaine d’employées de Louvre Hôtels Groupe, propriétaire des hôtels Campanile et Première classe, entrent en grève. Comme souvent dans les conflits du secteur du nettoyage, l’immense majorité de ces travailleuses sont des femmes originaires d’Afrique.
« On s’est d’abord levées contre une injustice qui touchait notre collègue Samia*, licenciée alors qu’elle travaillait à l’hôtel depuis dix ans », précise la syndicaliste. Durant ses vacances au Mali, cette femme de chambre était restée bloquée dans le pays à cause de la perte de ses papiers, et incapable de se rendre à son travail.

« La direction était informée de sa situation, mais l’a tout de même convoquée à un entretien préalable à licenciement… Comme elle ne pouvait toujours pas venir, ils l’ont virée sans le lui dire ! » Lorsque Samia revient au travail début août 2024, c’est la police qui la dégage des lieux. « C’était notre collègue ! On ne pouvait pas laisser passer un tel mépris. On s’est donc mises en grève. Mais on était un petit groupe : seulement 17 sur 74 », témoigne Kandé Tounkara.
« On n’a rien lâché et on a obtenu des CDI, des temps plein »
Secrétaire générale de l’union départementale CGT du 92, Élisabeth Ornago a épaulé les grévistes de Suresnes pendant toute la durée du mouvement. « Au départ, la direction rejetait toutes leurs demandes », explique-t-elle. Outre la réintégration de leur collègue, les femmes de chambre, payées au Smic, revendiquent des augmentations de salaire. Les grévistes s’obstinent. « Tous les jours, on était devant l’hôtel, même sous la pluie. On chantait, on lançait des slogans. On a reçu beaucoup de soutien de militants… pas trop des voisins », se souvient Kandé Tounkara.
Les grévistes subissent une pression policière. « Deux d’entre elles sont parties en garde à vue pour des nuisances sonores ! s’offusque Élisabeth Ornago. La grève était minoritaire et la direction jouait l’épuisement », ajoute-t-elle. Les grévistes font donc évoluer leurs revendications. Plutôt que des augmentations de salaire, elles demandent des CDI à temps plein.
Elles reçoivent l’aide déterminante de la sous-préfète à l’égalité des chances des Hauts-de-Seine, Fatou Mano. « Elle a organisé plusieurs médiations avec la direction du groupe. Au bout de la troisième, on a pu sortir du conflit par le haut », résume Elisabeth Ornago. « On n’a rien lâché et on a obtenu des CDI, des temps pleins, mais aussi des formations en langue française payées par notre direction », se réjouit Kandé Tounkara. La direction n’a toutefois pas cédé sur la réintégration de Samia, mais lui a proposé une transaction, qu’elle a finalement acceptée.
Geodis Gennevilliers, une victoire sur des années
C’est un petit entrepôt qui résiste encore et toujours à son patron. En 2022, 2024 et 2025, les ouvriers de la plateforme logistique Géodis de Gennevilliers (Hauts-de-Seine) ont mené trois grèves victorieuses pour leurs salaires. Pour cela, pas de potion magique, mais un collectif extrêmement soudé et capable de se mobiliser sur la durée.
Sur les 200 salariés que compte cette filiale de la SNCF, 130 sont ouvriers. Des réceptionnaires, des agents de quais, des manutentionnaires dont la mission est de parvenir à livrer tout ce qui ne rentre pas dans une boîte aux lettres en moins de 24 heures. Leur travail est éprouvant. Ils sont exposés au froid et soumis à des horaires de nuit, œuvrent dans la poussière et le bruit. « Mais lorsqu’on appelle à la grève, 95 % d’entre eux nous suivent. Et sur la durée ! » dit Laurent Sambet, élu CGT sur le site.
En mars 2025, après trois semaines à tenir un piquet de grève, ils obtiennent 150 euros d’augmentation mensuelle de salaire, la hausse de leur prime d’ancienneté (de 5 % à 10 %) et même le défraiement du carburant sur le trajet domicile-travail pour les salariés véhiculés. Des avancées considérables pour des ouvriers dont les grilles de salaire commencent quasiment au Smic. « Mais c’est une goutte d’eau pour une boîte qui a réalisé des bénéfices record pendant le Covid, quand nous étions en première ligne », rappelle Laurent Sambet.
Ce collectif si soudé ne s’est pas formé en un jour. En 2022, les ouvriers de Geodis Gennevilliers font six semaines de grève. « Ça nous a permis de nous rencontrer. Alors qu’ils n’avaient pas trop le temps de se parler, les gars se sont rendu compte qu’ils avaient les mêmes vies… et donc les mêmes intérêts », poursuit le syndicaliste. En pleine grève, les salariés se mettent à distribuer les photocopies des fiches de paie de leurs dirigeants.
« Les mêmes qui ne voulaient pas nous lâcher une centaine d’euros avaient des primes d’objectif annuel de 300 000 euros ! Rien de mieux pour souder un collectif que de comprendre qu’une poignée de personnes se fout ouvertement de votre gueule », assure Laurent Sambet. Depuis, le cégétiste explique tout faire pour maintenir ce dialogue avec et entre les salariés. « On est en discussion constante. Tout comme la plateforme logistique, notre local syndical est ouvert 24 heures sur 24. »
La récurrence des grèves sur la plateforme a aussi permis aux ouvriers de Géodis de lier des solidarités avec d’autres collectifs comme les Soulèvements de la Terre, des Gilets jaunes ou encore les étudiants de l’université de Nanterre. « On s’est fait des amis et on va même les soutenir sur d’autres luttes, comme le projet de construction de l’entrepôt logistique Greendock », explique Laurent Sambet. Cette mobilisation contre un site qui met en péril une zone Natura 2000 de la banlieue nord allie les Soulèvements de la Terre et les syndicats Solidaires et CGT locaux.
Huit grévistes font plier un milliardaire d’extrême droite
Mobiliser tout un territoire n’est pas la seule recette pour gagner. C’est ce que rappelle la grève menée par des intermittents du spectacle contre le milliardaire d’extrême droite Pierre-Édouard Stérin. Le 6 octobre 2025, ils sont seulement huit à refuser de monter la scène prévue pour La Nuit du bien commun d’Aix-en-Provence – une soirée de mécénat à destination d’associations en accord avec la ligne réactionnaire de Stérin. Tous sont membres de l’équipe de salariés embauchés uniquement à la journée.
« Ils risquaient un tel bazar que, de toute façon, leur soirée était fichue »
« Quand on est arrivés ce matin-là, on a fortement douté du fait qu’on arriverait à bloquer la soirée qui devait se tenir à 20 heures. On a essayé de convaincre nos collègues d’arrêter le boulot, mais rien n’y faisait », explique Nono*, syndicaliste au Syndicat de la culture et du spectacle de la CNT-SO.

Les grévistes installent donc leur piquet devant la salle de concert… puis sur la scène en train d’être montée. « Peu à peu, la situation est devenue très étrange. On était sur scène avec nos drapeaux syndicaux, mais tout le monde bossait à côté de nous, comme si nous n’existions pas », décrit l’homme. À la mi-journée, la scène est installée, mais les grévistes ne bougent pas, curieux de voir comment ils seront mis à la porte. Un membre des renseignements territoriaux vient finalement les prévenir : une intervention policière les guette.
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« Sauf que dehors, une manifestation de 250 personnes nous soutenait. C’est sans doute ce qui a découragé les organisateurs d’aller au bout. Ils risquaient un tel bazar si les policiers intervenaient que, de toute façon, leur soirée était fichue », estime Nono. La soirée se transforme en spectacle en visio lancé depuis la gare TGV d’Aix-en-Provence. « Une salle moche où il y avait une quarantaine de personnes… Et sur le chat du live il y avait plus d’opposants que de soutiens », se réjouit Nono. La grève d’Aix-en-Provence a donné de l’entrain au mouvement anti-Stérin, qui a pris une ampleur nationale.
*Prénom modifié
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