
Avec Silence dans les champs (*), le journaliste rennais Nicolas Legendre dévoile les rouages du système agro-industriel breton, son omerta et sa violence. Son livre offre une plongée inédite dans l’envers du « miracle breton ».
La jaquette de votre livre indique « 7 ans d’enquête en Bretagne ». Pourtant, dès le début, vous écrivez ne plus savoir quand celle-ci a « vraiment » commencé. Vous êtes tombé dedans quand vous étiez petit ?
Nicolas Legendre : Je suis fils de paysans bretons. Mes parents élevaient des vaches laitières. Gamin, j’ai entendu beaucoup de choses. À l’époque, dans les années 80-90, ma perception était très nébuleuse. Pourtant, ce que j’évoque dans le livre se trouvait en germe. La loi de la jungle se mettait en place : la lutte acharnée pour le foncier, les logiques de concentration, de concurrence, l’individualisme, les rapports compliqués avec les entités agro-industrielles. Comme d’autres, mes parents étaient les petites mains d’un complexe écrasant qu’ils n’arrivaient pas forcément à définir.
C’est-à-dire ?
Mes parents étaient inscrits dans un système agro-industriel productiviste qui ne disait pas son nom. À l’époque, celui-ci était pourtant établi. Formations, chambres d’agriculture, laiteries, banques… Tous tiraient dans le même sens : une production de volumes destinée à rentabiliser des outils industriels et des excédents pour l’export.
Aujourd’hui encore, des acteurs de ce système récusent cette définition ou la pondèrent beaucoup.
Oui et c’est un problème. Quand on ne peut pas définir ce que l’on fait, tout est plus compliqué. L’échafaudage agro-industriel breton est branlant depuis le début parce qu’il ne se définit pas tel qu’il est.
Ce productivisme dont vous décrivez les maux est pourtant à l’origine de ce que l’on appelle le « miracle breton ». Un miracle en trompe-l’œil, selon votre enquête qui met en perspective ses coûts induits avec ses bienfaits.
Ce qu’on appelle le miracle breton, c’est l’augmentation des volumes produits par l’agriculture bretonne concomitamment au développement de grandes infrastructures destinées à permettre cette révolution.
Dans les années 60, la Bretagne est entrée dans la modernité via ce bond en avant. « Allez de l’avant » était d’ailleurs l’une des expressions phares de l’époque. Dès lors, un récit s’est mis en place sans que l’on sache où cet « avant » nous mènerait.
Ce récit consiste à dire que l’agro-industrie a sorti la région de sa misère — encore faut-il savoir ce qu’est la misère et s’interroger sur le fait que la Bretagne était uniformément miséreuse auparavant. Ce qui n’est pas du tout démontré ou mérite d’être largement nuancé…
Conséquence : parce que l’agriculture moderne est censée avoir permis cela, on ne peut pas la critiquer. C’est « circulez y’a rien à voir ».
Pourtant, en démocratie, c’est normal de s’interroger sur un ordre établi. Il y a des coûts cachés bien plus nombreux que ce que l’on croit. Les algues vertes par exemple, c’est une chose importante, les pesticides également mais, d’une certaine façon, ce sont aussi des arbres qui cachent la forêt.
Le paysage breton a été façonné par des machines industrielles au service d’un projet industriel
Vous parlez notamment du remembrement et de ses conséquences écologiques et paysagères.
C’est la mère de toutes les batailles. Le remembrement a été un bouleversement aussi massif et violent que les révolutions agricoles du néolithique ou les grands défrichements de l’an mille. Pour autant, ce n’est pas documenté. Cela s’est fait, non pas sans contestation, mais dans un relatif silence. Une discrétion stupéfiante si on la rapporte à l’ampleur des dommages et des changements causés. Le paysage breton a été façonné par et pour des machines industrielles au service d’un projet industriel. La Bretagne s’est littéralement transformée, jusque dans ses tripes, au bénéfice de cette industrie. Le fait que tout cela n’ait pas été documenté est assez symptomatique.
Symptomatique de quoi ?
D’un déni collectif de la société bretonne, qui n’est pas un cas à part mais plutôt un cas d’école car ses paysages ont été façonnés par un modèle, imposé par des Bretons aux autres Bretons.
Un modèle qui, à l’époque, semblait relever de l’évidence.
Pourtant, dès les années 50, d’autres choix sont sur la table. Des alternatives existent et fonctionnent avant même que le système agro-productif soit sur orbite.
Souvent, en Bretagne, on dit : « De toute façon, il n’y avait pas le choix. Il fallait nourrir tout le monde après la guerre. Tout le monde faisait comme ça », etc. Pour moi, on est dans un mythe dont la région s’est accommodée pour ne pas avoir à s’interroger sur un sujet qui fâche.
Le modèle actuel a d’abord été imposé par un groupe de personnes qui a su entraîner la société, en expliquant qu’ils travaillaient pour le bien commun. Je ne remets pas cette idée en cause. Néanmoins, je la tempère en rappelant que ces gens travaillent aussi pour leurs propres intérêts. Ça, on l’a, finalement, très peu dit.
À qui profite le crime ?
Le mot est trop fort. À qui profite le chambardement, la révolution plutôt… Dans le livre, je m’interroge : peut-être que les promoteurs du modèle breton avaient raison. Peut-être que les bénéfices l’emportent sur les coûts. Encore faut-il connaître le montant exact de l’addition pour trancher la question.
On présente les paysans à la fois comme les sauveurs et les bourreaux de l’écosystème
Outre son coût écologique, socialement, vous décrivez un système dont les soubassements s’effondrent…
Parce qu’on en demande de plus en plus à de moins en moins. En 1970, la Bretagne comptait 370 000 actifs agricoles. Certes, il y avait des autosuffisants, etc., mais ils étaient 370 000. En 2020, on dénombrait 55 200 paysans dans la région. C’est une vraie saignée. Une saignée qui ne s’arrête pas. Aujourd’hui, le système agro-industriel breton salarie environ 300 000 personnes. C’est 20 % des emplois régionaux mais cela reste toujours moins que les 370 000 paysans des années 70.
Usines, coops, conceptions et ventes de machines agricoles, des intrants… Au fil des années, l’échafaudage qui repose sur les paysans a grandi, grandi… et ses soubassements se sont rétrécis, fragilisés. Seront-ils assez robustes pour affronter les défis écologiques, alimentaires, énergétiques que nous devons relever ?
On a un problème fondamental. Ce qui peut paraître surprenant, c’est que ce problème n’est pas un dégât collatéral, un truc imprévu. Non, cette saignée faisait partie du programme. Alexis Gourvennec, qui est l’un de ses artisans majeurs, répétait, dans les années 70, qu’il fallait moins de paysans. « Il faut se débarrasser des minables », disait-il. À l’époque, c’était la condition de la performance, de la compétitivité… Aujourd’hui, on récolte ce que l’on a semé.
Vous vous défendez néanmoins de victimiser les agriculteurs en les mettant tous dans le même panier.
J’ai fait plus de 300 entretiens, visité une bonne trentaine de fermes. Le tableau n’est pas monolithique. Tout n’est pas noir. Il y a des contrastes. Certains s’en sortent très bien.
D’une manière générale, il se dégage cependant une sorte de burn-out global, où pertes de sens, de repère et d’autonomie se confondent.
La plupart des paysans sont devenus des variables d’ajustement. Ils sont entre le marteau et l’enclume, entre la société civile, les coopératives, un monde agro-industriel qui les tient, les manipule. Et puis, ils doivent porter un fardeau pervers. On les présente à la fois comme des héros et des victimes, comme les sauveurs et les bourreaux de l’écosystème. Va vivre avec ça, c’est hypercompliqué.
Ne craignez-vous pas de participer à ce burn-out avec votre enquête ?
On peut toujours accuser le thermomètre, dire que c’est de la faute du médecin. Moi, je ne suis même pas médecin. Je constate juste que le patient à 40 °C de fièvre. On ne pourra pas trouver de solutions si on ne met pas les sujets sur la table. Le miracle breton s’est bâti sur des décennies de mensonges. Et c’est ce qui explique en partie pourquoi on en est là aujourd’hui. Si on continue à dire « circulez y a rien à voir », on va se prendre le mur. Des gens me l’ont dit : « Pourquoi parler de tout ça ? Il faut aller de l’avant. » Oui mais pour aller où ? Devant, il peut aussi y avoir un grand trou.
Une prise de conscience s’opère mais elle semble entravée par le lobby agro-industriel. Vous rapportez par exemple qu’en novembre 2020, la Chambre d’agriculture bretonne a présenté un « plan stratégique 2020-2025 » qui reprenait, globalement, les idées de l’agroécologie (produire moins, réduire les cheptels, développer les prairies…). Ce projet a été présenté à la presse avant d’être retoqué en coulisses.
Officiellement, ce plan est toujours en vigueur. Simplement, l’élan en faveur du changement a été modéré. Après la conférence de presse, des barons de l’agro-industrie et du syndicat majoritaire ont passé des coups de fil. Ils ont mis la pression sur la Chambre d’agriculture en l’accusant de prêcher la décroissance et donc de préparer la mort de l’agriculture bretonne. Dans la foulée, les présidents de Chambre ont mis de l’eau dans leur vin.
Le lobby de l’agrobusiness breton use des mêmes stratégies que ceux des industriels des pesticides, du tabac ou des hydrocarbures
La stratégie dévoilée par la Chambre d’agriculture constituait une surprise pour les observateurs. Le fait que ses membres aient été contraints de la retoquer après, un peu moins. Vous citez de multiples rapports, édités depuis les années 70, qui vont tous plus ou moins dans le même sens et qui ont tous été enterrés.
Oui, c’est l’une des choses qui m’a le plus frappé. Nos décideurs connaissent l’étendue du problème et ses éventuelles alternatives depuis des années. Des responsables du PS Breton le décrivaient très bien, d’ailleurs, en mars 1981, dans Le Rappel du Morbihan (le journal du PS 56, NDLR). Entretemps, ils ont été portés au pouvoir et rien n’a changé.
Vous décrivez l’organisation du lobby de l’agrobusiness breton comme une nébuleuse puissante mais compliquée à cerner ?
Là encore, on nage dans le brouillard. On ne peut pas identifier un lobby qui représente les intérêts du modèle. Il s’agit effectivement d’une sorte de conglomérat puissant d’influences, constituée de multiples organismes, inconnus du public et qui ne sont pas monolithiques. Ils peuvent parfois avoir des intérêts divergents mais, globalement, ils œuvrent pour perpétuer le modèle existant. L’une de leur principale réussite est d’avoir imposé l’idée qu’il n’y avait pas d’alternatives possibles. Dès lors, on ne peut pas changer le modèle. Juste le corriger…
Ce qui semble en cours…
Le corriger à la marge oui, le changer non. Soyons clairs : si certaines choses évoluent, c’est parce que des citoyens et des associations ont secoué les puces pendant des décennies. L’État et l’UE se sont mis aussi dans la boucle. Si cela n’avait pas été le cas, on n’aurait pas bougé d’un poil depuis les années 80. Et les conséquences écologiques seraient encore plus catastrophiques. Finalement, le lobby de l’agrobusiness breton use des mêmes stratégies que ceux des industriels des pesticides, du tabac ou des hydrocarbures au niveau mondial. Cependant, là, on touche à la nourriture et au local. C’est plus compliqué. On n’a pas le droit de mordre la main qui nous nourrit. Qui est-on pour faire ça ?
En même temps, on paie, y compris les composantes de ce fameux lobby.
Depuis le début, ce système est perfusé par l’argent public. En soi, ce n’est pas un problème. Toutes les agricultures du monde occidental le sont. Le Japon aussi. La moins subventionnée, c’est l’Australie mais ça n’est pas sans poser des problèmes.
Simplement, l’enjeu c’est que ceux qui financent et que ceux qui sont censés représenter ceux qui financent puissent infléchir les politiques menées par ceux qui dépensent.
Les contribuables payeurs sont aussi des consommateurs en demande de produits pas chers.
Aujourd’hui, est-ce qu’on répond vraiment à une demande des consommateurs ou à la proposition de la grande distribution ? Dans les années 60/70, répondait-on à la demande des consommateurs ou à la logique politique d’un État qui se dotait d’une industrie destinée à produire des biens de consommation de masse, grâce à une main-d’œuvre pas chère, composée d’immigrés et de paysans ?
Cette main-d’œuvre, il fallait déjà qu’elle ait accès à une bouffe subventionnée à pas cher. Pour éviter les émeutes et qu’elles puissent consommer d’autres choses. L’argument de « c’est la demande du consommateur », c’est la poule et l’œuf. On ne s’en sort jamais. Et c’est peut-être ce que certains veulent. Après, il est évident que l’on ne changera pas de modèle sans changer nos habitudes de consommation. OK, c’est un défi colossal. Mais il ne faut pas se raconter d’histoires.
La violence semble consubstantielle à ce système. Elle lui a permis de perdurer
Les multiples témoignages rapportés dans votre enquête révèlent un climat de menaces et de violences que vous présentez comme systémique. C’est quelque chose qui semble vous avoir surpris.
Oui, et pourtant je ne me considérais pas naïf sur le sujet.
Gamin à la ferme, j’avais déjà conscience de certaines choses. « Untel a essayé de piquer la terre d’untel et il s’est passé ça. » « Untel a essayé d’aller contre la laiterie et il s’est passé ça », etc. C’était vaporeux. On ne savait pas si cela relevait de la rumeur, d’un cas isolé. J’avais aussi entendu parler d’un certain nombre de choses quand j’ai commencé à travailler le sujet. Cela ne m’a pas empêché de tomber de ma chaise quand je me suis mis à creuser. Les témoignages se sont multipliés : paysans, salariés de l’agro, syndicalistes, militants… Tous me racontaient ce qui leur était arrivé quand ils avaient commencé à vouloir faire différemment ou à « l’ouvrir ». Un témoignage, deux, trois… J’ai arrêté le compteur à 48 et je ne les ai pas tous utilisés, d’ailleurs.
Au bout d’un moment, je fais le parallèle avec les violences contre les femmes. L’accumulation de témoignages a valeur d’alerte majeure. La violence semble consubstantielle à ce système. Elle lui a permis de perdurer.
Cette violence s’exerce aussi contre les lanceurs d’alerte. Vérifiez-vous les roues de votre voiture avant de la prendre ?
Oui, je l’ai encore fait ce matin avant de venir. C’est con hein ? Mais il y a des précédents, ma consœur de la radio RKB, Morgan Large, a eu une roue de voiture partiellement déboulonnée (**). Paul François, l’agriculteur qui a fait condamner Bayer-Monsanto, a été récemment victime d’une agression ultra-violente devant son domicile commise par trois hommes. On ne connaît pas les auteurs. On ne connaît jamais les auteurs d’ailleurs.
C’est aussi le cas des témoignages que vous rapportez ?
Et je ne m’en cache pas. Leur multiplicité et la légitimité des sources interrogées fondent la crédibilité de l’enquête. Pour le reste, je l’écris, il n’y a pas ou peu de plaintes, pas ou peu d’enquêtes, jamais de coupables… Nous sommes sur des faits présumés, la plupart du temps prescrits quand ils ont fait l’objet d’un dépôt de plainte, ce qui est rare.
Pourquoi ?
Parce que ce n’est pas facile à caractériser, parce qu’on est dans un monde de taiseux, parce que les gens ont peur, parce que cela ne se fait pas, parce que les victimes sont, la plupart du temps, en situation de faiblesse, isolées… Quand on met des antibiotiques dans le tank à lait. On n’est pas dans une usine avec des caméras partout. La ferme, c’est un lieu de travail avec des animaux, avec les éléments. Il faut traire le matin, le soir. On ne va pas tout arrêter le temps que la police scientifique vienne faire d’improbables relevés d’empreintes.
(*) Silence dans les champs, en librairie le 12 avril, éditions Arthaud, 19,90 €.
(**) Cet entretien a été réalisé le 6 mars. Nicolas Legendre évoque ici la première agression présumée dont a été victime la journaliste Morgan Large en mars 2021 (l’enquête ouverte a été classée sans suite). Depuis, Morgan Large a redéposé une plainte, le 25 mars, pour les mêmes motifs après un nouvel incident survenu dans la nuit du 23 au 24 mars, selon ses déclarations.
Auteur : Publié par Killian Tribouillard