À Rennes, comment s’organise la lutte des étudiants contre la réforme des retraites ? ( OF.fr – 14/04/23 )

En manifestation contre la réforme des retraites, Rennes 2 la Rouge est mobilisée.
En manifestation contre la réforme des retraites, Rennes 2 la Rouge est mobilisée. (David Brunet)

Que se passe-t-il lors de l’Assemblée générale de Rennes 2 ? Interdite aux journalistes, elle charrie son lot de fantasmes pour qui n’y a jamais mis les pieds. Encore faut-il connaître ses codes.

Sur la table de cours jaune, au milieu du grand hall, entre l’ordinateur et la sono, les organisateurs de l’Assemblée générale de Rennes 2 ont posé une petite boîte remplie de bouchons d’oreilles. Une attention destinée à ceux qui pourraient être indisposés par les applaudissements ponctuant les interventions. C’est qu’on s’attend à ce que ça résonne, ce lundi 20 mars, dans le grand hall du bâtiment des Langues de Rennes 2, où 300 personnes sont rassemblées depuis 12 h 45.

Ce sont des étudiants et des lycéens venus de Chateaubriand ou de Jean Macé, mais aussi une poignée de syndicalistes quadras. Gapettes et chemises à carreaux, hipsters à moustache et anars à capuche, blousons en cuir et écharpes Harry Potter. Pas de chaises. On s’assoit où on peut. Sur le sol, en général. Ou dans les mezzanines, qui donnent au bâtiment des airs de théâtre à l’italienne.

Le premier soleil du printemps inonde l’escalier principal où se tient la tribune. Mais les mines sont sévères. L’AG s’ouvre sur le rappel des manifestants arrêtés durant les jours précédents. De nouveaux appels à la mobilisation ont circulé tout le week-end. Cette réunion doit marquer le début de la semaine « Rennes ville morte », en réaction à l’usage du 49.3 pour passer la réforme des retraites. Certains participants étaient le matin-même sur la rocade pour bloquer les entrées de ville.

Vague de paranoïa

Avant de discuter des suites du mouvement, l’AG soumet au vote une mesure devenue habituelle dans ce type de rendez-vous : l’interdiction de la presse. « Que les journalistes se cassent ! », gronde une des têtes pensantes du mouvement. « On est ici pour s’or-ga-niser ! ». Difficile de rater ce trentenaire au crâne rasé, mince comme un sandwich du Crous, vêtu d’un survêt marqué Lacasse. « C’est Félix », croit savoir un spectateur admiratif. « Il fait partie de la Défense collective, c’est un ouf ! » La foule vote largement la motion – semblant ignorer qu’elle se trouve dans un espace public face à des orateurs dont la seule légitimité consiste à avoir mis une table au milieu du passage.

Une AG de Rennes 2 dans le hall du bâtiment L
Une AG de Rennes 2 dans le hall du bâtiment L de l’université. (Le Mensuel de Rennes)

Sur le canal chiffré Signal dédié à la mobilisation, quelques zélés voient des plumitifs partout : « Y’a une blonde qui prend des notes au fond… », « À l’étage, y’a un trépied »… Quiconque est soupçonné de photographier le hall est aussitôt dénoncé. Tant pis s’ils ne font qu’écrire un SMS un peu trop ostensiblement. « Les curieux peuvent venir eux-mêmes ou lire nos communiqués », tempête au micro une tignasse brune. À voir. L’intérêt des AG réside autant dans ce qui s’y raconte que dans ses marges et ses règles tacites, autant d’éléments pas toujours palpables dans les comptes-rendus lacunaires ni les PV de séance, jamais diffusés.

Un fonctionnement ritualisé

Les AG ne servent pas qu’à s’organiser et communiquer des revendications. Elles renforcent aussi l’unité et remotivent les troupes. Depuis Mai 68, elles représentent un baromètre du mouvement social et des rapports de force qui le traversent. Elles ont même fait l’objet d’études sociologiques, notamment en ce qui concerne leur fonctionnement ritualisé, dur à saisir pour le profane.

Concrètement, une liste régule l’accès à la parole et évite les « interventions sauvages ». Les discours durent trois minutes maximum. En pratique, les orateurs ne se bousculent pas, si bien que n’importe qui peut s’emparer du micro pendant un temps mort. Les orateurs sont plutôt masculins, ou des militantes expérimentées. « N’hésitez pas à prendre la parole, c’est ouvert à tout le monde, même les lycéens ! », encouragent pourtant les responsables de la tribune.

Il est régulièrement rappelé que l’AG de Rennes 2 ne représente pas la fac et que tout le monde est le bienvenu (sauf les journalistes). Ce discours a le double avantage, pour les différents groupes, de contourner les syndicats étudiants tout en incluant les lycéens. Un public très courtisé. Il permet de massifier rapidement le mouvement. Leur présence suscite parfois des interrogations dans le public. L’AG étant aussi censée mandater des représentants de Rennes 2 à la Coordination nationale étudiante.

« Mettre le zbeul »

Les critiques parviennent rarement jusqu’à l’escalier où les interventions s’enchaînent sur des sujets variés : appel aux blocages, commentaires sur les motions de censures qui seront votées dans l’après-midi par les oppositions contre le gouvernement… Un orateur rêve d’une démission d’Emmanuel Macron. Un autre suscite des sourires polis en réclamant la création d’une « monnaie locale alternative à l’euro qui échapperait aux marchés financiers ». Il est aussi question de se greffer à la manifestation de pêcheurs attendue deux jours plus tard dans la capitale bretonne. Frémissement de la salle : « La dernière fois », commente une étudiante, « c’était en 94, le Parlement de Bretagne a cramé ! ».

Au micro, personne n’évoque les dégradations dont les stigmates couvrent encore le centre-ville. Personne ne les dénonce non plus. On préfère d’ailleurs parler de « redécoration des choses qui posent problème ». L‘ objectif est de pousser le gouvernement à bout pour obtenir le retrait de la réforme, à l’instar du CPE en 2006. Contrairement aux AG de l’époque, toutefois, personne ne prend la peine d’expliquer aux nouveaux les arcanes de cette loi. Le mot d’ordre général, « mettre le zbeul » (bazar), semble faire consensus. Les sujets qui fâchent sont d’autant plus facilement écartés que la fac n’est pas bloquée. Pour l’instant.

Un tag contre la réforme des retraites sur le campus de Villejean, à Rennes.
Un tag contre la réforme des retraites sur le campus de Villejean, à Rennes. (Le Mensuel de Rennes)

Le public réagit en secouant les mains (signe d’approbation silencieuse) ou en applaudissant. Pas de huées. Ça bavarde : « Ma mère a peur que j’aille en manif », « Ah oui ? La mienne m’encourage plutôt. » « Pourquoi les étudiants de Rennes 1 ne font rien ? Faut qu’on les sorte de leur bunker ! ». Beaucoup écoutent d’une oreille, venus en simple curieux. Malgré sa charge symbolique, l’AG de Rennes 2 « la rouge » n’est pas l’épicentre des mobilisations locales. D’autres se tiennent aux Beaux-arts, à Sciences-po et dans certains lycées. Des rassemblements naissent spontanément sur les réseaux sociaux.

Novice ou virtuose des AG ?

Qui s’occupe de faire le lien entre ces instances et de s’assurer de la masse critique nécessaire à chaque action ? En théorie, l’AG n’a pas de leaders… En pratique, on distingue bel et bien d’un côté « les novices » et de l’autre les « virtuoses » de l’AG, pour reprendre les termes du sociologue Lilian Mathieu, spécialiste des mouvements sociaux. Un peu plus âgés que la moyenne, ces Mozart de la contestation veillent à ce qu’aucune fausse note ne bloque les débats. Dotés d’une voix qui porte et de l’hexis corporelle caractéristique des pros de l’action collective, ils ont tendance à monopoliser le crachoir et ne cachent pas leur agacement quand les votes s’enlisent. Leur connaissance des codes et leur aisance ne laissent pas de place au doute quant à leur bien-fondé à orienter la conduite du mouvement.

C’est le cas d’un chevelu châtain habillé en bleu fluo, qui se désigne comme « Pierre du NPA ». Entre deux prises de parole, il anime les fils de mobilisation de l’AG et relaie des messages sur les réseaux sociaux. Sa gouaille suscite l’admiration : « Pierre, député ! » encourage à mi-voix un jeune. Mais aussi l’agacement : « T’as monopolisé toute la parole », lui reprochera plus tard une camarade en privé. À la tribune, Pierre et sa posture de tribun assuré contraste avec l’hyperactif Félix et son survêtement. Un duo « bon flic, mauvais flic » très efficace pour cornaquer les gardiens de tribune, visiblement peu expérimentés.

Game of Thrones

Dans ces conditions, pas facile de fendre la foule pour exprimer un avis différent – surtout quand on est une bleusaille de la lutte. Beaucoup font leurs premières armes à l’occasion de la réforme des retraites. L’AG est un lieu où ils forment leur culture politique. Les moins timides demandent au voisin de décrypter les forces en présence. Elles sont dignes d’un arbre généalogique de Game of Thrones. Il y a l’Union pirate, un syndicat étudiant créé en 2022, dont certains dirigeants sont des Insoumis, le Poing levé, une branche jeunesse de l’organisation trotskiste Révolution permanente elle-même issue d’un courant du NPA… Et bien sûr l’omniprésente Défense collective – la fameuse Defco, qui intervient initialement pour sensibiliser sur la conduite à tenir en cas d’arrestation. « Ne déclarez jamais rien, même si les flics disent qu’ils ont des éléments contre vous, opposez-vous à la reconnaissance préalable de culpabilité. »

L’extérieur du bâtiment L, sur le campus de Villejean
L’extérieur du bâtiment L, sur le campus de Villejean, à Rennes. (Le Mensuel de Rennes)

Soudain, un hurlement : « Faf de merde ! » Brouhaha général. « Apparemment, y’a un type en haut qui a fait une quenelle (un geste antisémite) », avance un étudiant en chemise. Une dizaine de militants chevronnés disparaissent aussitôt dans les couloirs, à la poursuite, on l’imagine, de l’individu. Un peu plus tard, nouvel incident : « Eh, toi, range ton portable ! », crie quelqu’un dans la foule. Une jeune femme brune sursaute au dernier étage. Un nouveau service d’ordre spontané – dont des curieux et des « Defco » – s’engouffre au pas de charge dans les escaliers. Une militante aux mèches saumon mène la petite cohorte. Arrivée à l’étage, elle se plante devant la suspecte, qui proteste, étonnée : « Mais je prenais pas de photos… » « Tu gardes ton téléphone dans ta poche et tu fais pas chier ! », balance l’autre avant de tourner les talons.

Bloquera ou ne bloquera pas ?

C’est l’heure de voter, à main levée, les propositions exprimées tout au long de l’AG. Enfin, presque. L’idée de créer une monnaie locale, jugée éloignée des préoccupations immédiates des militants, est gentiment écartée. « C’est pas le moment », justifie Pierre au micro. « J’appelle à voter “NPPV”. » Le parterre s’interroge. « C’est quoi, “NPPV” ? » « Ne prend pas part au vote », décode Pierre. Subtilité : en plus des classiques « pour », « contre » et « abstention », le « NPPV » concerne les participants qui ne se sentent pas légitimes ou qui pensent que la proposition n‘ a pas lieu d’être. Les abstentions ne changent rien au résultat, mais une majorité de « NPPV » peut entraîner un rejet.

Les blocages économiques sont adoptés, avec un amendement in extremis des « habitués » : afin de garder l’effet de surprise, le jour exact sera décidé en comité. C’est lorsque la suggestion de bloquer Rennes 2 arrive sur le tapis qu’une crispation se fait sentir. Une telle action pourrait causer une fermeture administrative préventive. Et fâcher la présidence, avec qui le mouvement négocie des espaces d’organisation et la diffusion d’infos sur les mailing-list étudiantes. « C’est se couper les jambes », argumente de son côté Pierre. « On diviserait nos forces », renchérit « Camille », de la Maison du peuple. « Je suis pas contre mais une occupation risque de dévier la lutte », entérine Félix. Le blocage est reporté sine die et remplacé par un « barrage filtrant ».

Mines déçues dans le parterre. « Rennes 2 ne veut pas bloquer ? J’ai jamais vu ça », marmonne une étudiante. [Ajout au 13 avril : Ce n’est que partie remise. Trois semaines plus tard, le blocage est cette fois-ci voté en AG. Rennes 2 sort les tables et les chaises pour condamner les entrées.] La séance est levée vers 15 h 30. La foule se disperse. Certains allument une clope ou refont le match au bar associatif de l’Ereve. Les plus « déter » attraperont un sandwich avant de filer aux Ateliers du vent, où une nouvelle AG les attend à 18 h.

Source : À Rennes, comment s’organise la lutte des étudiants contre la réforme des retraites ? – Au cœur des émeutes rennaises – Le Télégramme (letelegramme.fr)

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