
Le parquet du tribunal judiciaire de Brest vient, selon nos informations, d’ouvrir une enquête préliminaire visant des soupçons de rejets toxiques en mer sur le chantier des éoliennes en baie de Saint-Brieuc.
Mediapart avait révélé en juillet que les avocats du Comité départemental des pêches maritimes et des élevages marins des Côtes-d’Armor, Me William Bourdon et Me Vincent Brengarth, venaient de faire un signalement au parquet de Brest. Sur la foi de vidéos réalisées par un lanceur d’alerte, ils soupçonnaient le navire, qui réalise les forages en baie de Saint-Brieuc pour la construction des éoliennes, d’effectuer des pollutions volontaires. L’opérateur, la société Ailes marines, filiale du groupe espagnol Iberdrola, conteste.
Nous republions ci-dessous notre article, mis en ligne le 11 juillet 2022, dans lequel nous révélions le signalement des avocats, et les vidéos du lanceur d’alerte.
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Le dossier du complexe éolien en baie de Saint-Brieuc, dont l’État a donné la concession à la société Ailes marines, filiale du géant espagnol de l’énergie Iberdrola, donne lieu à de potentielles irrégularités en cascade.
La dernière en date, que Mediapart est en mesure de révéler, n’est pas des moindres : l’Aeolus, le navire qui assure les forages pour l’implantation des éoliennes, aurait effectué récemment des rejets en mer de produits potentiellement toxiques. C’est du moins ce que dénonce le Comité départemental des pêches maritimes et des élevages marins des Côtes-d’Armor (CDPMEM 22), sur la foi du témoignage d’un lanceur d’alerte qui est présent à bord du navire et qui, à l’appui de ses dires, a fourni au Comité de courtes vidéos montrant le système de vidange en mer. Interrogée par Mediapart, la société Ailes Marines nous a assuré, elle, qu’elle avait fait effectuer des contrôles, concluant à « l’absence de déversement non autorisé ».
Pour le compte des marins, Mes William Bourdon et Vincent Brengarth ont quoiqu’il en soit fait un nouveau signalement à destination du parquet du tribunal judiciaire de Brest, dans le prolongement de la plainte qu’ils avaient déposée voici plusieurs mois pour « violation de la Charte de l’environnement ».
C’est peu dire en effet qu’Ailes marines ne cesse de défrayer la chronique. Au fil de nos enquêtes, nous avons déjà pointé de nombreuses irrégularités présumées, à commencer par la première et la plus stupéfiante : l’État a accordé la concession de ce parc offshore de 62 éoliennes géantes à Iberdrola, alors que le groupe espagnol avait perdu l’appel d’offres.
À la suite d’une plainte du CDPMEM 22, le parquet national financier (PNF) a donc décidé d’ouvrir une enquête préliminaire pour « recel de favoritisme », comme Mediapart l’avait révélé. Le même Comité des pêches a aussi déposé une plainte (parmi de nombreuses autres) pour « violation de la Charte de l’environnement ».
Il y a encore eu cette autre péripétie, elle aussi spectaculaire : épaulé par une association de défense de l’environnement, Gardez les caps, en pointe dans le combat contre le projet depuis plus de dix ans, un agriculteur, Ludovic André, a déposé une plainte contre X auprès du procureur de la République de Saint-Brieuc pour « faux et usage de faux » : il fait grief à la société RTE (Réseau de transport d’électricité) d’avoir fait disparaître son exploitation du plan parcellaire du cadastre, ce qui pourrait fausser les conclusions de l’enquête publique.
C’est donc dans le prolongement de toutes ces affaires tumultueuses qu’intervient le signalement effectué le 8 juillet par Mes William Bourdon et Vincent Brengarth auprès de Romain Liverato, vice-procureur de la République à Brest.
Dans leur courrier, dont Mediapart a pu prendre connaissance, les deux avocats font en particulier ces constats : « Nous avons l’honneur de vous écrire en qualité de conseils du Comité départemental des pêches maritimes et des élevages marins des Côtes-d’Armor au bénéfice duquel nous avons déposé plainte entre vos mains notamment des chefs de rejet de substance polluante, d’atteinte à la conservation des espèces animales non domestiques et des habitats naturels et de rejet en mer de substances ou organismes nuisibles pour la conservation des espèces maritimes. Par la présente, nous souhaitons porter à votre connaissance un certain nombre d’éléments nouveaux. Ils concernent des rejets de substances nuisibles par le navire Aeolus. En effet, le CDPMEM 22 a été contacté par un lanceur d’alerte travaillant sur le navire Aeolus, qui nous a transmis plusieurs vidéos dans lesquelles nous observons des déjections de matières vraisemblablement polluantes directement dans la mer. Ces enregistrements vidéo sont annexés à la présente. Afin de préserver l’anonymat du lanceur d’alerte, l’audio des vidéos a été supprimé, et le champ recadré afin de ne laisser apparaître aucun élément qui pourrait permettre l’identification du lanceur d’alerte. »
Par ce courrier, les avocats des pêcheurs suggèrent donc qu’ils n’ont pas la preuve manifeste de la toxicité des produits rejetés en mer, mais ils ajoutent : « Ces vidéos constituent sans nul doute un faisceau d’indices […] permettant de penser que de nouvelles infractions à la législation en matière de protection de l’environnement sont à déplorer, et notamment la violation des articles L218-1 et suivants du Code de l’environnement relatifs aux pollutions par les rejets des navires. Dans ces conditions, il nous semble indispensable que des investigations soient menées afin de faire toute la lumière sur ces nouveaux faits, et notamment que des prélèvements soient effectués. »
De l’acide citrique ou des adjuvants déversés ?
Mediapart n’a pas pu contacter le lanceur d’alerte mais a pris connaissance de certaines des vidéos réalisées par ses soins (dont nous avons aussi supprimé l’audio) et de certaines photos qui montrent le système de vidange qui a récemment fonctionné pour organiser des rejets en mer.
Selon ce qu’assure le lanceur d’alerte, le système de vidange aurait été mis au point à partir des bacs de déchets chimiques dans lesquels sont stockés les résidus du mortier coulé pour sceller les pieux des éoliennes. Ces bacs, de couleur orange (photo-ci dessous), sont supposés être rapatriés à terre à destination d’un lieu de stockage sécurisé, car ils peuvent contenir des produits faiblement polluants ou d’autres fortement polluants.

Selon les experts consultés par Mediapart, ces bacs peuvent donc contenir divers produits comme de l’acide citrique, ou des adjuvants comme du Pantarhol ou du Vormiol Bio3, qui aident à la fabrication de béton résistant à la corrosion marine. Les modes d’emploi de ces deux produits (à consulter ici et là) précisent bien leur dangerosité, avec cette mention : « Do not allow to enter sewers/surface or ground waters » (« Ne pas laisser pénétrer dans les égouts/eaux de surface ou souterraines »).
Dans le cadre de la concession octroyée à Ailes marines, il est donc stipulé que tous les déchets doivent être ramenés à terre et dirigés vers un centre d’élimination ou de recyclage. En violation de ces obligations, de tels produits ont-ils été rejetés illégalement en mer, notamment la nuit ? Les vidéos ne permettent pas de l’établir mais suggèrent que le soupçon est légitime car un parcours de tuyauterie pourrait avoir été mis en place pour organiser ces rejets en mer.
Dans la vidéo ci-dessous, on voit ainsi le remplissage de l’un de ces bacs. Sur la bande-son qui a été supprimée de la vidéo, le lanceur d’alerte explique : « Tous les rejets chimiques vont là ; et ensuite, ça part à la mer. »
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© Document Mediapart
Les deux photos ci-dessous montrent ensuite le parcours du tuyau noir qui, partant du bac orange, va jusqu’à la mer.


La vidéo ci-dessous montre le même cheminement du tuyau et fait un zoom sur les déversements en mer qu’il est en train d’effectuer.
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© Document Mediapart
Les deux autres vidéos ci-dessous montrent d’autres rejets en mer, qui sont, selon le lanceur d’alerte, des produits polluants.
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C’est donc sur la base de ces vidéos que les deux avocats, pour le compte du Comité des pêches costarmoricain, demandent au parquet d’ordonner que des prélèvements soient effectués sur zone pour établir si ces rejets sont toxiques, comme le suggère le lanceur d’alerte.
Mediapart a interrogé la direction d’Ailes marines sur ces rejets. En réponse à nos questions, la société nous a apporté les commentaires suivants : « Ailes Marines n’a eu connaissance de l’existence et accès aux vidéos auxquelles vous faites référence uniquement lors de leur projection par des représentants du comité des pêches des Côtes-d’Armor, pendant le Comité de gestion et de suivi du projet de Saint-Brieuc (CGS) du 27 juin 2022. L’information partielle dont dispose Ailes Marines à cette heure ne lui permet malheureusement pas de répondre avec précision à toutes vos questions. Très attachée aux règles strictes quant à la protection de l’environnement et de la biodiversité, Ailes Marines après cette projection a immédiatement interrogé son sous-traitant Van Oord et mandaté une de ses équipes de spécialistes en environnement, afin d’effectuer un contrôle inopiné sur le navire Aeolus. Cette visite réalisée, sur la base des images vues brièvement lors du CGS, a permis d’orienter les vérifications autour du processus de cimentage des pieux réalisés par Van Oord depuis le navire. En complément, un navire a également inspecté le plan d’eau environnant l’Aeolus. »
Et la société a ajouté : « À l’occasion de ces deux contrôles, les spécialistes d’Ailes Marines ont constaté l’absence de déversement non autorisé ou d’événement inhabituel inhérent aux travaux de forage et d’installation des pieux en mer. Les vidéos projetées semblant montrer l’évacuation d’un trop-plein, il a néanmoins été rappelé à Van Oord de stocker intégralement les eaux stagnantes ou autres à bord du navire Aeolus. Parmi les actions envisagées figurent le bâchage des cuves de stockage et des suivis supplémentaires par Ailes Marines. Par ailleurs, depuis le début des travaux d’installation du parc, Ailes Marines applique le protocole de conduite environnementale en alignement avec les normes ISO 14001. Celui-ci repose entre autres sur un calendrier d’inspections et d’audits réguliers et rigoureux sur l’ensemble des sites sur lesquels se déroulent les différents travaux, mais également sur les navires opérés par ses sous-traitants. À ce jour, Ailes Marines reste déterminée à prendre, le cas échéant, toutes les mesures nécessaires afin de poursuivre les travaux d’installation du parc éolien dans le respect strict de la préservation de l’environnement. »
Pour recueillir son avis, nous avons aussi montré ces vidéos à Katherine Poujol qui, avec son association Gardez les caps, a, à d’innombrables reprises, sonné le tocsin sur les errements du projet éolien en baie de Saint-Brieuc.
Nullement étonnée, elle nous a fait part de son indignation : « Sidérant. Révoltant. J’avais effectivement eu des retours sur une réunion du comité de suivi scientifique qui s’est tenue il y a une dizaine de jours en présence du préfet et des services de l’État. Les mots manquent pour qualifier un tel scandale. Depuis des années, Ailes marines et le conseil régional communiquent abondamment sur l’exemplarité environnementale du chantier d’Iberdrola. À l’opposé de ce discours officiel, on découvre que les poissons sont nourris avec les déchets chimiques du scellement des pieux destinés aux fondations des éoliennes, lait de ciment, acide citrique et autres polluants. On apprend aux enfants que la mer n’est pas une poubelle dès l’école maternelle. Quelle quantité déversée depuis le début du chantier ? La concession privative du domaine public maritime accordée à Iberdrola pour 40 ans empêche-t-elle les services de l’État de faire des prélèvements réguliers dans la colonne d’eau ? À ma connaissance, une soixantaine de forages ont déjà été réalisés. Une telle fraude est révoltante et inacceptable. J’espère qu’après ce nouveau scandale, le chantier va enfin être arrêté. »
La balle est maintenant dans le camp de la justice. C’est à elle qu’il appartient d’ordonner des prélèvements et de recueillir les témoignages nécessaires pour établir l’éventuelle toxicité des rejets. De leur côté, les opposants au projet, de plus en plus nombreux en Côtes-d’Armor, trouveront dans cette nouvelle affaire une raison de plus pour exiger l’arrêt immédiat de la construction du complexe éolien en baie de Saint-Brieuc.
Laurent MAUDUIT