
Dans le cadre du deuxième volet de notre série de grands entretiens avec les têtes de liste de gauche pour le scrutin de juin, l’insoumise Manon Aubry répond à nos questions et affirme être « dans une course de vitesse avec l’extrême droite ».
Entretien réalisé par Diego CHAUVET & Cyprien CADDEO.
Distancée dans les sondages par Raphaël Glucksmann, la tête de liste de la FI, Manon Aubry, affirme n’avoir « pas renoncé au programme de la Nupes ». Elle répond à nos questions sur le nucléaire, l’Ukraine, l’immigration, les lobbies, les relations à gauche et la diabolisation de la FI pour ses positions sur la Palestine.
La question de la souveraineté est au cœur de la campagne. Plusieurs candidats veulent relocaliser les industries et produire plus. Quelle est votre position ? Êtes-vous plutôt pour une décroissance ?
L’UE a organisé sa propre vulnérabilité en détruisant petit à petit son tissu industriel, en organisant les délocalisations, en signant à tour de bras des accords de libre-échange. Le résultat, ce sont les pénuries de médicaments, des usines de panneaux solaires qui ferment… On ne peut plus être l’idiot utile du village mondialisé. Il est temps de mettre un terme au libéralisme, de taxer aux frontières en fonction de la distance parcourue et du coup écologique de production, et d’assumer un vrai protectionnisme. Nous proposons un grand plan de relocalisation industrielle qui suit un principe : produire en France et en Europe ce dont nous avons besoin. Nous avons déjà remporté une bataille culturelle sur ces sujets, il reste à gagner la bataille politique. Concernant la croissance, il s’agit d’un mauvais indicateur économique : il faut faire croître ce dont nous avons besoin, et décroître ce qui est mauvais pour l’humain et l’environnement.
Vous prônez une bifurcation écologique à l’échelle européenne. Comment la financez-vous ?
Pour respecter les accords de Paris et réduire de 65 % les émissions de gaz à effet de serre, il faut tout changer en Europe : arrêter les accords de libre-échange, sortir de l’agro-industrie, atteindre le 100 % d’énergies renouvelables, développer le fret. Cela coûte de 300 à 400 milliards d’euros par an et nous avons les moyens de le financer en mettant à contribution les récents superprofits réalisés par les grandes entreprises (150 milliards d’euros à l’échelle européenne). Et je propose la création d’un ISF européen, sachant que les grandes fortunes ont vu leur richesse augmenter de 35 % en quelques années, qui rapporterait 250 milliards d’euros. De son côté, le gouvernement français prépare la pire cure d’austérité en application des règles budgétaires européennes. Tout y passera : notre assurance-chômage, nos retraites, nos écoles, nos hôpitaux, la rénovation thermique des bâtiments. Le 9 juin est un référendum contre cette cure votée au Parlement européen par les socialistes, les libéraux et la droite.
Pourra-t-on réindustrialiser en se passant du nucléaire ?
À terme, notre objectif est de nous passer du nucléaire. C’est un gouffre financier : Flamanville a coûté 6 ou 7 fois plus que prévu. La gestion des déchets pose une question majeure. En outre, dans un contexte de réchauffement climatique, il a fallu mettre à l’arrêt des centrales l’été dernier. Il faut donc organiser la sortie progressive, développer les énergies renouvelables. Nous sommes à la traîne par rapport au reste de l’UE, avec seulement 20 %. Mais nous avons largement les ressources en France pour atteindre le 100 %.
Vous accusez plusieurs candidats, dont Raphaël Glucksmann, d’être payés par des lobbies, des États étrangers, des entreprises… Or, il s’agissait de droits d’auteur pour ses livres. Regrettez-vous d’avoir porté cette question de cette façon ?
Absolument pas. J’ai posé une question presque vertigineuse. Un député sur quatre du Parlement reçoit des rémunérations annexes en plus de son indemnité d’élu, qui est très confortable. Parmi eux, certains reçoivent de l’argent de lobbies, d’entreprises ou d’États étrangers. J’ai fait une proposition très simple : interdire les rémunérations annexes qui posent des conflits d’intérêts. Je suis pour envoyer des élus incorruptibles au Parlement européen.
Si vous écrivez un livre, vous percevrez des droits d’auteur…
Et peut-être que je les reverserai ! On ne peut pas être en prise avec la réalité des gens qui galèrent et toucher plus de 10 000 euros par mois.
Comment chasser les lobbies des institutions ?
Il est temps de faire le ménage. On compte en moyenne 70 lobbyistes pour un député au Parlement. Les lobbies dépensent des millions d’euros chaque année pour influencer la loi. J’ai été bien seule à lancer l’alerte sur l’influence du Qatar avant que le scandale n’explose. Ce qui mine les institutions, c’est l’opacité. Tous les textes qui régissent la vie de 500 millions d’Européens sont décidés à huis clos et les lobbies sont comme les vampires : ils détestent la lumière. Alors il faut braquer un grand coup de projecteur sur ces pratiques et le 9 juin, faire primer l’éthique sur le fric !
La FI est la cible d’attaques violentes, dont des accusations d’antisémitisme liées à son soutien à la Palestine. Est-ce que l’objectif de vous isoler n’est pas en train d’être atteint ?
Le pouvoir cherche à nous cibler, à nous isoler, à nous faire taire. On interdit nos meetings, on nous poursuit en justice. Dans le même temps, des néonazis défilent tranquillement dans les rues de Paris. Le pouvoir est irresponsable en banalisant l’extrême droite et en diabolisant la gauche. Je dénonce aussi la responsabilité de ceux qui, à gauche, se cachent. Ne croyez pas que ça s’arrêtera à nous. Les militants écologistes sont aussi ciblés. Les humoristes, comme Guillaume Meurice. Qui seront les prochains ? Je lance l’alerte. Ceux qui ne voient pas le danger de cette stratégie porteront une lourde responsabilité dans l’accession de l’extrême droite au pouvoir. Nous sommes engagés dans une course de vitesse. On doit la mener de front sans avoir peur, malgré la répression et les tentatives de nous isoler.
La question palestinienne, primordiale, n’éclipse-t-elle pas vos autres propositions ?
Ce conflit s’impose à nous. Je suis fière de porter la voix de la paix dans cette campagne, et surprise que l’on soit un peu seuls. Mais ce n’est pas le seul sujet. Il suffit de regarder notre programme, de nous écouter dans nos meetings : on parle aussi énormément vie chère, libre-échange, etc. Mais on ne met pas la question de Gaza sous le tapis.
Pour Jean-Luc Mélenchon, les européennes préparent la présidentielle de 2027. Les rapports de force à gauche seront-ils modifiés si la FI n’est pas en tête le 9 juin ?
C’est l’après-Macron qui se prépare. Son projet est minoritaire dans le pays, et nous avons tous envie de tourner la page. Est-ce la gauche qui prendra la suite, ou l’extrême droite ? Nous avions proposé une liste commune de la Nupes pour se donner les moyens d’arriver en tête, et être en capacité de construire cet après-Macron. Je regrette que les socialistes et les écologistes aient tourné le dos. Moi, je n’ai pas renoncé à faire campagne pour le programme de la Nupes aux européennes comme après, et à rassembler. Je dis aux électeurs de gauche qui y ont cru qu’il y a toujours notre force politique pour défendre ce programme.
Comment déjouer le récit selon lequel l’extrême droite sortira des européennes aux portes du pouvoir ?
Le RN est une arnaque sociale, et ses dirigeants sont les larbins des grands patrons. Ils ont voté systématiquement aux côtés des macronistes contre la taxation des superprofits, des grandes fortunes, contre l’augmentation du salaire minimum et l’instauration d’écarts de salaire maximum dans les multinationales. Ensuite, le RN ne sert à rien. Jordan Bardella a déposé 21 amendements en cinq ans de mandat, quand j’en ai déposé plus de 3 500. Le scénario politique reste assez similaire à la présidentielle, avec trois blocs. Notre bloc de gauche est plutôt en progression par rapport à 2019. Il reste également le bloc des abstentionnistes : c’est la tâche qui nous attend pour 2027 pour gagner.
Sur l’immigration, vous proposez de supprimer l’agence Frontex. Pourquoi ?
Frontex est une agence de cow-boys en mer, directement responsable de noyades en Méditerranée. 25 000 exilés sont morts en mer durant la présidence de Fabrice Leggeri (aujourd’hui sur la liste RN – NLDR). Face à ce drame humain, nous proposons un corps européen de sauvetage en mer qui réaliserait le travail que font les ONG, actuellement criminalisées pour cela. L’autre impératif, c’est la mise en place d’un accueil digne, avec un principe de solidarité entre les États membres. Le pacte asile immigration, qui permet aux États qui ne veulent pas accueillir des exilés de financer des murs aux frontières de l’UE, est irresponsable et n’empêchera pas les exilés de venir. Mettre en place des voies légales d’accueil sera le meilleur moyen de saper le business des passeurs. Enfin, il nous faut agir sur les causes de l’exil. On ne monte pas sur un bateau au péril de sa vie par plaisir. Cela veut dire agir contre le réchauffement climatique et sur les conflits internationaux avec tous les leviers à notre possession, y compris les programmes d’aides européennes, qui sont les premiers à être coupés en ce moment.
Sur la guerre en Ukraine, vous plaidez pour une sortie du conflit par la voie diplomatique, avec une conférence des frontières entre Kiev et Moscou. Quels en sont les préalables ?
Notre plan de paix se déploie en trois niveaux. D’abord une aide logistique financière à l’Ukraine qui comprend des livraisons d’armes pour se défendre, pour que Vladimir Poutine ne gagne pas la guerre. Ensuite, on ouvre des canaux diplomatiques en assurant la sécurisation par des casques bleus des 13 centrales nucléaires au milieu desquelles se déroulent des affrontements. Il y a déjà des canaux ouverts, comme le sommet pour la paix, à l’initiative de l’Allemagne, qui se tiendrait les 15 et 16 juin et auquel Volodymyr Zelensky s’est dit prêt à participer. Enfin, sur la question financière, j’ai proposé au Parlement européen l’annulation de la dette de l’Ukraine. La stratégie de l’escalade militaire choisie par Macron est inefficace. Il a été désavoué par nos principaux alliés, à commencer par les États-Unis. Elle est aussi irresponsable, puisqu’elle fait courir le risque d’un affrontement entre deux puissances nucléaires. Quand Xi Jinping vient en France, la priorité devrait être de dire à la Chine de cesser ses livraisons d’armes à la Russie… Personne ne veut d’une guerre sans fin.
La défense peut-elle être européenne ?
Il y a autant de stratégies diplomatiques que d’États européens. Quelle serait la politique de défense commune dans le contexte israélo-palestinien ? Vous avez d’un côté l’Espagne, l’Irlande, qui sont pour reconnaître l’État de Palestine et pour un embargo sur l’envoi d’armes ; de l’autre côté la France et d’autres pays, qui s’y refusent. La position commune est une chimère entretenue par quelques libéraux pour masquer leur propre impuissance. Nous ferions mieux de relocaliser nos industries de défense, plutôt que de dépendre des États-Unis dans le cadre de l’Otan.
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