
Alors que la précarité étudiante augmente, les moyens des centres ne suivent pas. Les témoignages d’agents au sein du réseau décrivent un quotidien fait de sous-effectif chronique, de surcharge de travail, d’absence de dialogue social et une gestion tournée vers la réduction des coûts.
Par Sarah BOS.
Des alertes provenant de collègues au bout du rouleau, les représentants du personnel du Crous (Centre régional des œuvres universitaires et scolaires) Grenoble-Alpes en ont beaucoup reçu ces dernières années. C’est à la suite d’un courrier d’une agente d’accueil en poste depuis trente ans, évoquant des envies suicidaires, qu’une grève de la faim de trois jours a été déclenchée en 2021. « Quand on a des agents qui alertent sur leur état de détresse, la direction nous répond toujours que ce sont des cas isolés », déplore une représentante CGT au Crous de Grenoble.
En octobre 2023, une de leurs collègues, femme de ménage travaillant dans une résidence universitaire, s’est donné la mort à son domicile sans que l’enquête administrative n’ait permis d’établir un lien entre son geste et ses conditions de travail. « Nous, on voyait son état se détériorer depuis trois ans. Pendant un an, elle avait remplacé un agent en arrêt maladie à l’accueil. On a su qu’on lui avait promis un poste à l’accueil et, du jour au lendemain, ils l’ont remise au ménage », indique un de ses collègues. Il s’agit du deuxième suicide pour ce Crous en l’espace d’un an et demi, après celui, en juin 2022, d’une agente détachée à Nantes.
« On perd tout notre côté humain et social propre à notre métier »
À Grenoble, les vives tensions entre les représentants CGT et la direction autour de cette enquête administrative ont mené, à la demande du Cnous (tête nationale du réseau des Crous), à la suspension du dialogue social pendant plusieurs mois.
Ces faits « ont profondément marqué l’ensemble du réseau et pas uniquement les collègues proches, indique le Cnous à l’Humanité. Tous ont fait l’objet d’une enquête administrative. Elle a conclu qu’il n’y avait pas de lien avec les conditions de travail. Cela dit, ces événements tragiques ont mis en lumière la question de la pénibilité, qui doit être au centre de nos préoccupations, notamment dans l’activité de la restauration ».
« Il y avait cet étudiant qui arrivait du Tchad. Je l’ai aidé à faire son dossier, j’ai fait son état des lieux, j’ai appelé EDF… Ma supérieure m’a dit que ce n’était pas mon boulot… »Laure, agente d’accueil au Crous
Au Crous de Chambéry, qui dépend aussi de celui de Grenoble-Alpes, une autre enquête administrative est en cours, concernant quatre veilleurs de nuit, en arrêt pendant deux mois au printemps. L’un d’eux a récemment porté plainte contre sa direction pour harcèlement. L’enquête administrative vise à « faire la lumière sur les difficultés qui peuvent exister sur le site », tant du côté des équipes techniques qu’encadrantes, indique à l’Humanité le Crous Grenoble-Alpes.
« On a demandé une enquête administrative pour mal-être et risques psycho-sociaux », raconte Laure*, agente d’accueil en poste depuis vingt-cinq ans. Une mission de médiation a été diligentée et si, aujourd’hui, les choses se passent mieux, Laure explique avoir perdu goût à son travail : « Il y avait cet étudiant qui arrivait du Tchad. Je l’ai aidé à faire son dossier, j’ai fait son état des lieux, j’ai appelé EDF… Ma supérieure m’a dit que ce n’était pas mon boulot… »
« On perd tout notre côté humain et social propre à notre métier », regrette Antoine*, veilleur de nuit, sous antidépresseurs depuis deux ans pour des troubles du sommeil. Pour lui, la goutte d’eau, ce fut la manière dont la direction a accueilli ses signalements de propos sexistes et islamophobes tenus en sa présence à l’encontre de plusieurs étudiantes par un veilleur de nuit fraîchement recruté.
« On a remis en cause ma parole, malgré mes dix années d’ancienneté et les témoignages des étudiantes. Si bien qu’il travaille encore aujourd’hui et côtoie ses victimes », déplore-t-il. Une situation sur laquelle le Crous Grenoble-Alpes n’a pas souhaité s’exprimer, dans l’attente des conclusions de l’enquête administrative.
« Il pouvait y avoir des conflits avec l’ancienne direction, mais on voulait tous aller dans le sens de l’étudiant. Pour la nouvelle direction, un agent d’accueil ou de veille, c’est un agent de sécurité : on ne doit pas avoir d’interaction avec les étudiants, poursuit Antoine. C’est en contradiction avec les formations qu’on a suivies, après la pandémie, pour repérer le mal-être étudiant. »
Un changement à bas bruit dans la gestion des Crous
À Lyon, une enquête est en cours après la tentative de suicide d’un chef de cuisine, en mars. Ce dernier devait prendre, sur un nouveau site, un poste pour lequel il avait alerté ne pas se sentir suffisamment accompagné. « C’était de nouvelles normes à appréhender et beaucoup de pression pour ce chef de cuisine qui travaillait sur le même site depuis vingt ans. Le projet a changé plusieurs fois de calibre, avec des informations différentes d’un jour à l’autre et un management agressif », indique un représentant CFDT du Crous de Lyon.
Pour beaucoup, ce qui se joue, c’est un changement à bas bruit de la gestion des Crous, dans un contexte de disette budgétaire. Depuis la mise en place, en 2020, du repas à 1 euro pour les étudiants boursiers ou précaires, nombreux sont les Crous à avoir enregistré une augmentation de la fréquentation allant jusqu’à 35 % dans les restaurants universitaires.
« Depuis deux ans, le directeur annonce 25 % d’augmentation d’activité dans les restaurants, mais ce n’est pas compensé par des recrutements. Les locaux ne sont pas adaptés à cette fréquentation, ce qui occasionne beaucoup d’attente pour les étudiants, indique un représentant CGT du personnel du Crous de Nantes. Le résultat, c’est moins de temps pour l’entretien des salles. Les collègues sont obligés de moins bien faire le travail et le regrettent. »
Alors que le coût moyen d’un repas dépasse les 8 euros, l’État ne subventionne les établissements qu’à hauteur de 3,30 euros – ce qui était le prix des repas avant la pandémie. « Depuis qu’ils sont passés à 1 euro, l’État ne compense pas la différence, or, tout a augmenté avec l’inflation, explique François Torrent, secrétaire national FO de l’enseignement supérieur et la recherche (FO ESR). Il y a un déficit énorme qui se creuse, avec beaucoup de Crous en difficulté, et ce sont les personnels qui en payent les conséquences. »
Un turnover persistant au sein des équipes
La conséquence, c’est, par endroits, l’absence de remplacement des collègues en arrêt ou partis à la retraite, alors que l’ancienneté concerne une partie grandissante des salariés. « Ceux qui sont remplacés le sont souvent par des CDD qu’on paye mieux, indique François Torrent. Un collègue personnel ouvrier avec vingt-cinq années de maison qui touche 1 400 euros par mois du fait des grilles salariales peut se retrouver à former les nouveaux CDD, payés, eux, à 1 800 euros. Cela crée un malaise. » D’autant que ces derniers sont rarement titularisés, entraînant un fort turnover au sein des équipes.
« Les ouvertures de concours ne dépendent pas du Crous, mais sont faites à l’échelle du réseau, indique le Crous Grenoble-Alpes. On fait attention à ne pas sursolliciter les agents sur cette charge de travail qui augmente. Et là où on ne peut pas démultiplier les agents, on a parfois recours à des prestataires sur le nettoyage. »
D’un établissement à l’autre, c’est aussi l’externalisation de certaines fonctions, notamment celles du ménage et de la veille de nuit, qui inquiète. Dans certains Crous à Paris ou à Strasbourg, des résidences font déjà appel à des sociétés de sécurité pour la nuit. À Lyon, on comptait auparavant un veilleur de nuit par résidence.
Ils ont été remplacés par une société privée qui assurait la veille toute la nuit, avant de passer, l’année dernière, à une ronde d’une heure par nuit. « Ces sociétés privées viennent simplement pour le ménage et repartent, estime François Torrent. Leurs agents ne sont pas là pour parler avec les étudiants. Dans beaucoup d’établissements, ce côté social disparaît avec les personnels non remplacés. »
Nommée en février, la nouvelle présidente du Cnous, Bénédicte Durand, a demandé un audit sur la qualité de vie au travail dans les centres. Ses conclusions seront rendues publiques en juillet et permettraient la mise en place de « toutes les mesures qui s’avéreront nécessaires pour renforcer (la) stratégie de prévention des risques et d’amélioration de la qualité de vie au travail », indique la tête de réseau.
Pour pallier les difficultés soulevées par les syndicats, le gouvernement a validé, en novembre 2023, le relèvement du plafond d’emplois de 110 postes, répartis sur 15 des 26 Crous. Avec 14 postes, le Crous Grenoble-Alpes est celui à en avoir bénéficié le plus. Mais c’est une « goutte d’eau dans un océan de besoins non satisfaits, de surcharge de travail, de mal-être, de souffrance, de burn-out et d’arrêts maladie », estime FO ESR dans un communiqué.
(*) le prénom a été modifié
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