
En août 1944, le colonel Rol (Henri Tanguy) est le chef régional des FFI d’Île-de-France. Cinquante ans plus tard, il évoquait la libération de la capitale dans un entretien avec l’historien Roger Bourderon pour l’« Humanité Dimanche ».
Entretien réalisé par Roger BOURDERON.
Roger Bourderon : Les conditions dans lesquelles Paris serait libérée représentaient un enjeu politique majeur pour la France. Il y allait notamment de la restauration d’une indépendance nationale véritable, sous l’autorité du gouvernement provisoire de la République française (GPRF). Par-delà la diversité de leurs options et leur souci de se trouver dans la situation la plus favorable pour les échéances futures, toutes les forces résistantes étaient d’accord sur ce point, comme sur la nécessaire participation des Parisiens à leur libération, même si les divergences étaient grandes sur les modalités de cette participation. Début juin 1944, tu deviens chef régional FFI de la région P1, qui regroupait Seine, Seine-et-Oise, Seine-et-Mame et Oise. Dans quelles circonstances ?
Henri Rol-Tanguy : De nombreuses arrestations avaient décimé les directions des FFI. Détaché par les FTP en octobre 1943, j’étais depuis février 1944 sous-chef d’état-major de la région P, soit les onze départements de la grande couronne parisienne, et désormais le plus ancien dans les instances FFI.
Mais, s’agissant d’un homme venant des FTP, cette nomination n’allait pas de soi : il serait trop long de rappeler les discussions qui l’ont accompagnée. L’accord unanime des officiers de l’état-major régional, l’appui final des trois membres du Comac, l’organisme militaire du CNR, emportèrent la décision.
Tu organises alors ton état-major…
Je veux surtout souligner que j’ai été entouré d’officiers parfaitement qualifiés, désignés par les mouvements. Le chef d’état-major Roger Cocteau (Gallois), le responsable du 2e bureau (renseignement), Kergall (L’Arcouest), celui du 3e bureau (opérations), Varreux (Brécy), étaient des officiers de réserve. Le sous-chef d’état-major, Avia (Canon), était polytechnicien, ancien lieutenant-colonel d’active.
Au service du matériel (4e bureau), Pornot (Leparc), était officier mécanicien de la marine. Enfin, j’avais coopté comme adjoint le lieutenant-colonel Villate (Rethel), qui avait appartenu en 1918 à l’état-major du maréchal Foch. De telles structures, avec de bons officiers, seront établies dans chaque département de la région P1, que je baptisais « Île-de-France ».
La préparation de l’insurrection parisienne constitue alors la tâche majeure, selon les directives générales du CNR et du Comac. Or, si le rôle du Comité parisien de libération (CPL) et celui des syndicats ont souvent, et légitimement, été mis en avant, celui, spécifique, de l’état-major et du commandement FFI est peu connu. Peux-tu en rappeler les grandes lignes ?
Ce travail a été considérable. Je me limiterai à quelques exemples. Les tableaux d’effectifs ont permis de fournir au commandement une approximation valable des forces organisées : environ soixante mille pour la région. Indication très précieuse sur les forces disponibles. Le service de renseignements, remarquablement informé, établissait des synthèses sur l’état matériel et moral de l’ennemi, sur ses pertes et l’état de ses forces. Publiés, les ordres d’opération et les communiqués d’action créaient un climat de confiance et de soutien à l’ensemble des FFI.
Aussitôt après le débarquement du 6 juin, nous avons su que le commandement allemand n’allait pas décréter l’état de siège à Paris, comme il l’avait prévu – des affiches avaient même été préparées. De nos renseignements, il apparaissait que l’occupant, faute de moyens, voulait d’abord le calme à Paris, donc ne pas provoquer la ville aux insurrections légendaires.
Ce fut pour nous une précieuse indication, confirmée par l’absence de réactions lors des importantes manifestations des 1er et 14 Juillet dans la région. Connaissant les réactions des Parisiens, nous avions aussi l’assurance que l’ordre d’insurrection serait entendu par la population.
L’ensemble des renseignements obtenus me permit de faire le point, le 7 août, dans l’ordre général n° 3. « L’offensive alliée se développe avec rapidité en Bretagne et déjà ses pointes se tournent en direction du Bassin parisien. La caractéristique principale de l’offensive alliée est que la Wehrmacht se trouve hors d’état de lui résister sur le théâtre actuel des combats.
Pour la région parisienne, rien de sérieux n’indique que l’ennemi y est décidé à une résistance à outrance. Mais cette situation peut se renverser avec le reflux des troupes allemandes dans le Bassin parisien et le transformer en combats meurtriers. L’offensive alliée, la situation précaire de la Wehrmacht, les récents événements qui ont présidé au 14 Juillet indiquent que nous sommes à la veille de l’insurrection dans notre région. »
Cette analyse de la situation était suivie d’ordres précis sur les dispositions à prendre et la poursuite de l’action.
On peut donc dire que l’appel à l’insurrection, loin d’être une décision aventuriste, reposait au contraire pour le commandement FFI sur une appréciation lucide de la situation…
Tout à fait, même si un gros point noir demeurait : l’armement. Malgré mes demandes réitérées, transitant par le délégué militaire Chaban-Delmas auprès des services de Londres, la région ne recevra pas d’armes parachutées. Pas d’armes pour Paris ! Nous nous battrons avec celles conquises sur l’ennemi. Mais la question des armes ne constituait pas le seul paramètre.
Les manifestations de juillet, les grèves qui paralysaient la région, la multiplicité des actions FFI créaient un climat pré-insurrectionnel. Le 18 août, la CGT appelle à la grève générale. La cohésion des forces de la Résistance se renforce : le 8 août, Charles Tillon, commandant en chef des FTP, met ses forces combattantes de la région parisienne sous mes ordres.
D’autres atouts essentiels apparaissent : quelques jours plus tard, sur mon intervention directe, la gendarmerie et la police se mettent en grève et rallient la Résistance, contribuant ainsi grandement à faire basculer le rapport de force en sa faveur.
Dans ces conditions, le bureau du CPL lance, le 18 août, l’appel à l’insurrection, ainsi que les élus communistes de Paris. Le 19, c’est le tour du bureau du CNR, avec l’accord d’Alexandre Parodi, délégué général du GPRF, qui, conscient des réalités parisiennes, passe outre aux instructions du commandement français à Londres de ne pas déclencher l’insurrection sans son ordre exprès. Quelle place tient alors le commandement FFI ?
La journée du 19 août fut décisive. Mon ordre général appelait à l’action directe dans toute la région par l’intervention de petites unités mobiles entravant le mouvement de l’ennemi affaibli et disposant de moyens limités (peu de chars, pas d’avions), et à l’occupation, si possible, des bâtiments publics.
Des mairies étaient déjà prises depuis la veille, comme à Montreuil par les FTP. Je mettais l’accent sur le principe : « Le succès est fonction du nombre. Un recrutement massif doit être entrepris immédiatement. » Le matin, mon intervention à la préfecture de police faisait tourner court une tentative de reprise du travail des policiers.
« En transmettant les consignes du commandement, la presse de la Résistance, sortie au grand jour, est d’une aide précieuse »
Au début de l’après-midi, je rencontrai Alexandre Parodi, qui confirmait mon commandement de toutes les forces : FFI, gendarmerie, Garde républicaine, police, Pompiers de Paris. C’était essentiel pour l’unité des forces combattantes.
Le 20 août, la trêve voulue par le général von Choltitz est acceptée par une partie des résistants. Les uns par crainte que les Parisiens ne succombent sous les coups de l’ennemi, certains y voyant aussi l’occasion de court-circuiter l’insurrection et d’éviter tout risque de débordements, notamment par la Résistance communiste.
Le général de Gaulle a porté le coup final à la trêve dans son discours du 25 août 1964 à Paris : « Il fallait d’abord, dit-il, que Paris combattît pour briser ses chaînes, au lieu d’être un enjeu passif entre l’ennemi et les Alliés. » Je dirai seulement que les chefs militaires FFI, moi-même pour la région et le colonel de Marguerittes (Lizé) pour la Seine, ont grandement contribué à son échec en la refusant et en précisant les ordres de combat. L’épisode est sans lendemain. Un moment ébranlé au CNR et au CPL, l’unité de la Résistance se retrouve le 21 août pour poursuivre le combat.
La situation évolue désormais rapidement : le 21, le CPL appelle aux barricades, qui, déjà surgies des pavés et de l’imaginaire de l’insurgé, se généralisent – FFI et forces gouvernementales ensemble –, renforçant la paralysie de l’ennemi, le contraignant à se cantonner dans une dizaine de points d’appui, l’insurrection étant maîtresse de la majeure partie de la ville. D’où l’annonce, qui fit grand bruit à l’étranger, à la radio de Londres, le 23 à 12 h 30 : « Paris se libère. » Alors que l’insurrection prend toute son ampleur, quelles sont les préoccupations du commandement FFI ?
Dans cette phase, le commandement FFI donne de multiples instructions, sur la façon de renforcer les barricades, ou la manière d’attaquer les chars, fournit de nombreux renseignements sur les mouvements ennemis, envoie des forces dans les secteurs difficiles. Un appel bilingue aux soldats et officiers allemands est destiné à faciliter redditions et désertions. En transmettant les consignes du commandement, la presse de la Résistance, sortie au grand jour, est d’une aide précieuse
Parallèlement, dès les débuts de l’insurrection, le contact avec les armées alliées est l’un de tes soucis majeurs. Ton ordre général du 19 août fixait d’ailleurs clairement la mission des FFI : « Ouvrir la route de Paris aux armées alliées victorieuses et les y accueillir. »
Dès le 18 août, j’avais tenté d’établir la liaison, par un officier de mon état-major, Brécy, qui fut blessé mortellement avant de franchir les lignes allemandes, à Morigny-Champigny. Le 20, une nouvelle mission, confiée à mon chef d’état-major Gallois, réussira. Ses renseignements furent pour beaucoup dans la décision d’Eisenhower, le 22 août, de lancer sur Paris la 2e DB du général Leclerc, qui piaffait d’impatience à quelque 200 kilomètres de la capitale.
Dans la soirée du 24, le détachement du capitaine Dronne fonçait jusqu’à l’Hôtel de Ville.
Oui, mais ce jour-là, un dur combat opposa d’abord la 2e DB à la dernière ligne de défense allemande au sud de Paris, où le gros de la division entrait le 25 et réduisait les points d’appui ennemis. Après quelques heures de combat, von Choltitz capitulait.
Le 26, la descente triomphale des Champs-Élysées par le général de Gaulle consacre la légitimité du gouvernement provisoire, dont la prise de pouvoir de fait s’est réalisée pendant l’insurrection elle-même, avec l’occupation des ministères par l’équipe d’Alexandre Parodi. Une page est tournée : l’insurrection parisienne appartient désormais à l’Histoire. Quel regard y portes-tu aujourd’hui ?
Elle a rempli les conditions indispensables à son succès. L’historien Henri Michel l’a fort bien montré par un éloquent tableau dans son ouvrage la Guerre de l’ombre. C’est que l’événement avait été pensé, préparé et conduit à la mesure de sa possibilité, de sa nécessité, de ses moyens en puissance – essentiellement le nombre –, de la situation militaire générale favorable. Son initiative a surpris l’ennemi affaibli et l’a mis en échec.
Le consul de Suède Nordling, qui connaissait bien von Choltitz, a pu dire que ce dernier s’était de fait rendu à la Résistance avant de capituler. Enfin, Eisenhower s’est trouvé dans l’obligation de marcher sur Paris, « la main forcée, a-t-il dit, par les Forces françaises à l’intérieur de la ville », alors que les projets initiaux du haut commandement allié prévoyaient de contourner la capitale.
Pour de Gaulle, qui le rappela dans ses « Mémoires de guerre », la « démoralisation prononcée de l’ennemi » ou « sa retraite rapide devant les troupes débarquées » devaient conditionner l’intervention armée de la Résistance. En somme, ces deux conditions avaient été remplies à Paris.
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