
PDG le mieux payé de France et cost-killer implacable, le patron de Stellantis fait face à la baisse des résultats de son groupe. Un signe des limites de sa stratégie, et un prélude à une nouvelle casse sociale.
Par Cyprien BOGANDA.
S’autoproclamer « psychopathe de la performance » vous condamne à la réussite. Et revendiquer une rémunération exorbitante vous oblige à rendre des comptes quand vient l’orage. Carlos Tavares, PDG adepte des formules qui claquent et des sommes qui choquent (il gagne 36,5 millions d’euros par an, soit environ 100 000 euros par jour), se retrouve au centre des critiques depuis la publication des derniers résultats semestriels de Stellantis.
Le constructeur issu de la fusion de Fiat Chrysler Automobiles (FCA) et de PSA, affiche un bénéfice net de 5,6 milliards d’euros au premier semestre 2024, en baisse de 48 %. Les chiffres satisferaient bon nombre d’entreprises mais font désordre après les résultats mirifiques des années passées. Et Carlos Tavares, qui semblait marcher sur l’eau, a vu le cours de son action dégringoler à la Bourse de Paris de près de 40 % en 6 mois.
La réaction ne s’est pas fait attendre. Aux États-Unis, le groupe a annoncé fin juillet qu’il allait procéder à un nouveau plan de départs volontaires et qu’il n’hésiterait pas à licencier si besoin. Le 9 août, il a prévenu que 2 450 salariés de son usine de pick-up de Warren, dans le Michigan, allaient prendre la porte en octobre. De quoi s’attirer les foudres de Shawn Fain, dirigeant du puissant syndicat UAW : « Carlos Tavares est une honte pour ce qui fut une grande entreprise américaine, a-t-il déclaré. Si un travailleur de l’automobile faisait un travail aussi médiocre que le PDG de Stellantis, il serait licencié ».
Soutien public et hausse des prix de vente
Comment les résultats du groupe ont pu dévisser à cette vitesse ? La raison tient en partie à une mauvaise lecture du marché faite par Carlos Tavares il y a quelques années. « Il y a eu chez les constructeurs en général et le PDG de Stellantis en particulier une erreur d’analyse concernant la situation post-Covid, nous explique Bernard Jullien, économiste spécialiste de l’automobile. La situation d’alors a été considérée comme une nouvelle norme, alors qu’elle était tout à fait exceptionnelle ».
À l’époque, les constructeurs tirent parti d’une conjoncture incroyablement favorable. D’abord, ils ont pu passer la pandémie sans encombre, abreuvés de prêts garantis et de chômage partiel généreusement financés par les États. Ensuite, ils ont profité de la pénurie de semi-conducteurs asiatiques, qui en paralysant la production a raréfié l’offre de véhicules.
Rien de plus facile alors que d’augmenter leurs prix de vente, sans crainte de la concurrence puisque tous les constructeurs étaient logés à la même enseigne. Pour maximiser leurs gains, ils ont également favorisé dans leur portefeuille les modèles les plus chers. Résultat, selon une note du cabinet Syndex, la marge de Stellantis a quasiment doublé entre 2020 et 2021, pour atteindre 18 milliards d’euros, dont 8,5 milliards proviennent d’une hausse des prix de vente et 3,3 milliards d’une part plus importante des véhicules à plus forte marge.
« Il était évident que cette parenthèse enchantée allait se refermer et que le retour sur terre serait douloureux, poursuit Bernard Jullien. Carlos Tavares a prétendu qu’il avait tellement abaissé le point mort de sa production (ou seuil de rentabilité) qu’il allait pouvoir servir durablement à ses actionnaires des niveaux de profit inédits dans l’automobile. Mais c’est impossible. » Les consommateurs ont fini par se lasser des véhicules dispendieux, surtout aux États-Unis, où les ventes de Stellantis ont chuté de 20 % au second trimestre 2024.
L’économiste n’est pas tendre envers la « méthode » Tavares (qui ne fait d’ailleurs que radicaliser des options mises sur la table par ses prédécesseurs à la tête de FCA). Il se demande même si on ne peut pas comparer la trajectoire de Stellantis avec celle de Boeing, dont la financiarisation à outrance a conduit au désastre. 1Sans pousser le parallèle jusqu’au bout, il note un certain nombre de ressemblances : obsession pour la satisfaction des actionnaires, mépris des fournisseurs et sous-traitants, frilosité à investir.
La gestion par le groupe de deux scandales récents (rappels de centaines de milliers de véhicules à cause d’airbags défectueux et problèmes de fiabilité du moteur PureTech) alimente sa démonstration. « Tavares n’est pas directement responsable de ces deux scandales, explique-t-il. Mais quand vous devez gérer ce type de situations, vous devez pouvoir compter sur votre réseau de distributeurs. Or les concessionnaires ont été essorés par la politique de réduction des coûts menée par Carlos Tavares, ils ne seront donc pas très prompts à aider la direction commerciale à mener des opérations de rappels et remplacements des véhicules qui ne leur rapporteront pas grand-chose. »
Salariés, dommages collatéraux
Les salariés, eux, s’attendent déjà à subir les dommages collatéraux de la baisse de profitabilité, tout comme ils ont fait les frais de la course à la rentabilité du « psychopathe de la performance ». Entre fin 2021 et fin 2023, plus de 23 300 postes ont été supprimés dans l’ensemble du groupe, selon les rapports annuels.
Les syndicats redoutent que la casse se poursuive. « Il y a pourtant largement de quoi absorber la baisse des résultats », peste Cédric Brun de la CGT, pour qui c’est bien la « brutalité de la méthode Tavares » qui est en cause. « Avant, on était sur une logique de long terme, qui conduisait les dirigeants à conserver les savoir-faire et les effectifs, quitte à être moins rentables. Aujourd’hui, les logiques industrielles se réfléchissent sur deux ans, pas plus. Et s’il faut supprimer trente postes dans une usine pour gagner deux euros sur la fabrication de boîtes de vitesses, ça ne pose aucun problème. »
Les syndicats sont unanimes : plusieurs sites français sont menacés à moyen terme. « Dans un premier temps, ce sont les sous-traitants qui trinquent, explique Jean-Pierre Mercier, de SUD. Mais dans les usines de production, l’emploi est largement menacé. C’est notamment le cas sur le site de Poissy (Yvelines), où travaillent 2 800 salariés et où nous sommes convaincus que la production de voitures cessera aux alentours de 2026. Derrière, des usines comme celles de Borny-Metz (boites de vitesses) sont également sur la liste. »
Pour le délégué, ces menaces ne se matérialiseront pas forcément sous la forme de fermetures sèches, mal perçues médiatiquement, mais plutôt de mises à mort lentes. « Quoi qu’il arrive, il y aura de la casse, conclut-il. Et tout ça pour préserver les marges et les dividendes. »
1.Bernard Jullien, “Le constructeur Stellantis pourrait-il devenir le Boeing de l’automobile ?”, Autoactu.com, 24 mai 2024 ↩︎
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