« Tous les voyants sont au rouge » : vingt ans après l’assassinat de deux inspecteurs du travail, la colère vivace des syndicats (H.fr-10/09/24)

Vingt ans après le meurtre de deux inspecteurs du travail, les syndicats redoutent que des agents soient de nouveaux pris pour cible.© DR

Un hommage a été rendu, mardi à Paris, à Sylvie Trémouille et Daniel Buffière, deux contrôleurs assassinés par un agriculteur, le 2 septembre 2004, en Dordogne. Confrontés à une recrudescence d’actes hostiles, les agents de l’inspection dénoncent la remise en cause de la légitimité de leurs missions.

Par Hayet KECHIT.

Ils peuvent encore dire, au détail près, ce qu’ils faisaient et où ils se trouvaient à la minute où ils ont appris, le 2 septembre 2004, que deux de leurs collègues venaient d’être tués dans l’exercice de leurs missions.

Vingt ans plus tard, le traumatisme est encore vivace parmi les agents de l’inspection du travail, réunis ce mardi 10 septembre à Paris, à l’appel d’une large intersyndicale (dont la CGT, SUD travail, la CNT, FO et la CFDT), à quelques pas de leur ministère de tutelle. Venus de plusieurs départements, une centaine d’entre eux ont convergé dans la capitale pour une journée d’hommage national.

Au cœur du rassemblement, en présence de la députée NFP Danielle Simonnet et de l’ancien inspecteur du travail devenu député européen FI, Anthony Smith, venus apporter leur soutien, un représentant de l’intersyndicale rappelle, dans leur crudité, les faits qui ont conduit à l’engrenage.

Un traitement « en mode fait divers »

En cette fin d’été 2004, Sylvie Trémouille, 40 ans, contrôleuse à l’inspection du travail, et Daniel Buffière, 47 ans, responsable du service contrôle de la Mutualité sociale agricole, se rendent dans l’exploitation fruitière de Claude Duviau, à Saussignac (Dordogne), pour un contrôle lié à l’embauche de travailleurs saisonniers non déclarés.

Feignant d’aller chercher des documents, ce dernier revient muni d’un fusil de chasse, vise d’abord Daniel Buffière, avant de tourner l’arme sur Sylvie Trémouille, qui, lors de sa fuite, est mortellement atteinte dans le dos. Son collègue n’aura eu le temps que de lui crier : « Attention ! »

« J’ai appris la nouvelle par un flash info à la radio alors que j’étais sur la route dans ma Clio », se remémore Cécile Clamme, responsable CGT du ministère du Travail, à l’époque jeune inspectrice fraîchement nommée dans le Bas-Rhin. Elle évoque le soudain sentiment de basculement provoqué par la nouvelle de « cet événement inconcevable » – jamais l’institution n’avait en effet été confrontée à pareil cataclysme depuis sa création en 1892.

« On imaginait ce genre d’assassinat dans des pays de non-droit. Pas en France », abonde un de ses collègues représentant à SUD travail dans le Lot-et-Garonne et qui raconte l’incapacité, pendant plusieurs jours, pour les agents, de reprendre leurs missions après les événements.

Très vite, pourtant, la colère prend le pas sur la sidération. Il y a d’abord le traitement médiatique de l’époque « en mode fait divers » et teinté de compassion pour l’auteur de ce double homicide, avec abondance de détails sur sa « descente aux enfers », « pris à la gorge » par les dettes et les contrôles qui l’auraient poussé à ce « coup de folie ». N’avait-il pas d’ailleurs retourné son fusil contre lui dans une tentative, ratée, de suicide ?

Pire encore, pour les syndicats : le peu d’empressement affiché par le gouvernement de l’époque, sous la houlette de Jean-Pierre Raffarin, à condamner cet acte visant deux agents de l’État et de la Sécurité sociale dans leurs missions de service public, « ses indécentes précautions de gazelle » pour ne pas fâcher le monde patronal paysan, voire sa compassion affichée, notamment par le ministre de l’Agriculture Hervé Gaymard, « pour la détresse du monde agricole ». Autant de prises de position qui ne pouvaient être perçues, dans le contexte, autrement que comme une absolution politique.

« Ces propos ont pour nous été très violents. Rien ne peut expliquer et encore moins justifier l’injustifiable ! » martèle Cécile Clamme. Et la syndicaliste de dresser un parallèle avec l’actualité : « Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a-t-il cherché des circonstances atténuantes au meurtrier de ce gendarme tué récemment lors d’un contrôle routier (en référence au meurtre du gendarme Éric Comyn, percuté fin août par un conducteur à la suite d’un refus d’obtempérer dans les Alpes-Maritimes – NDLR) ? »

Un sanglier pendu devant une administration

Dans la cour d’assises de Périgueux, qui a condamné en 2007 l’agriculteur, proche du syndicat Coordination rurale, à trente ans de réclusion criminelle, l’avocat général, n’avait, pour sa part, trouvé à l’accusé aucune circonstance atténuante. « Il ne s’agit pas de l’acte d’un désespéré mais de celui d’un homme rempli de haine ! » avait-il alors martelé dans son réquisitoire.

En vingt ans, intimidations et actes violents, essentiellement dans le secteur des entreprises agricoles, seraient, selon les syndicats, devenus monnaie courante, pour leurs collègues confrontés à une véritable vindicte, attisée par les discours de certaines organisations patronales, via notamment les réseaux sociaux, qui « infusent dans les campagnes », « rentrent dans des cerveaux de personnes fragiles, considérant avoir un blanc-seing pour passer à l’acte ». Pendant ce temps, les représentants de l’État détournent le regard, peu soucieux d’apporter à leurs agents le soutien public qu’ils ne cessent de réclamer.

Le sanglier pendu et éventré devant un bâtiment de l’inspection du travail à Agen (Lot-et-Garonne) par des militants de la Coordination rurale, lors de leur mouvement de contestation en janvier 2024, a, à cet égard, profondément marqué les esprits. Et ravivé les plaies. Le silence de la ministre démissionnaire chargée du Travail, Catherine Vautrin, qui aurait refusé d’accéder aux demandes répétées de rencontre par les syndicats et de prise de parole publique forte pour réaffirmer la légitimité de leurs missions, est à leurs yeux symptomatique d’une remise en cause même de leur rôle de défense des droits des travailleurs.

« L’affaire du sanglier n’a pas conduit à un drame, cette fois, mais tous les ingrédients étaient là », analyse Cécile Clamme. Pour Vadim Hosejka, secrétaire général du syndicat FO du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle (FO Tefp), « tous les voyants sont au rouge. La question n’est plus de savoir si un autre acte criminel va avoir lieu, mais quand il aura lieu », affirme le syndicaliste, qui tient toutefois à « éviter tout amalgame entre la majorité des agriculteurs confrontés à des difficultés et à une poignée d’entre eux qui ont fait de leur exploitation une zone de non-droit ».

Pour Fanny, une trentenaire militante à SUD travail, « ce qui a conduit à cet assassinat n’a toujours pas été réglé, notamment la réduction drastique de nos moyens humains ». De 2 400 agents de contrôle en 2014, l’inspection du travail est passée à 1 700 en l’espace de dix ans, au gré de réformes qui n’ont cessé de la fragiliser, alors même que, comme l’a rappelé Anthony Smith, « le Code du travail est notre bien commun, le dernier fil de protection pour les travailleurs de ce pays ».

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Source: https://www.humanite.fr/social-et-economie/cgt/tous-les-voyants-sont-au-rouge-vingt-ans-apres-lassassinat-de-deux-inspecteurs-du-travail-la-colere-vivace-des-syndicats

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