
Il y a vingt-cinq ans, une petite maison d’édition publiait « Mémoires d’un paysan bas-breton », témoignage posthume d’un anonyme libre-penseur finistérien du 19e siècle nommé Jean-Marie Déguignet. Le magazine « Bretons » revient sur cette improbable aventure littéraire qui a séduit 400 000 lecteurs.
Par Régis DELANOË pour le magazine Bretons.
C’est l’histoire d’un paysan quimpérois, anonyme parmi les anonymes, pauvre parmi les pauvres, qui s’est retrouvé près d’un siècle après sa mort en tête de gondole de toutes les librairies de France. Au hit-parade littéraire de l’année 2000, Jean-Marie Déguignet voisine avec Amélie Nothomb, Frédéric Beigbeder, Christian Jacq, Marc Levy, Bernard Werber et Titeuf. Top dix des ventes de livres français !
« C’est une histoire complètement folle, en effet », s’amuse Bernez Rouz, le découvreur de Déguignet. « C’est un vrai phénomène d’édition comme il n’en arrive que très rarement. On estime que, toutes publications confondues, il s’est vendu à ce jour environ 400 000 exemplaires des Mémoires d’un paysan bas-breton , ce qui en fait le deuxième livre breton le plus populaire, après Le Cheval d’orgueil de Pierre-Jakez Hélias. »
Lire aussi : « Le Cheval d’orgueil », immense succès de librairie et témoin d’une civilisation bretonne disparue
Des cahiers d’écolier dans un HLM de Quimper
Le début de cette aventure littéraire hors du commun remonte à la fin des années 1970 à Ergué-Gabéric, près de Quimper, lorsqu’une association de recherche historique, Arkae, voit le jour. Bernez Rouz en est l’un des membres fondateurs.
Il se souvient : « Nous nous sommes mis en quête de personnalités de la commune qui étaient passées sous les radars et, en parcourant un vieux bulletin de la Société archéologique du Finistère consacré aux contes et légendes de Basse-Cornouaille, nous sommes tombés sur le nom de cet illustre inconnu : un certain Jean-Marie Déguignet, qui avait vécu à Ergué-Gabéric avant de mourir à Quimper en 1905 ».
La petite équipe de collecteurs poursuit son enquête, apprend que l’homme en question aurait écrit ses Mémoires et lance en 1984 un appel à témoignages dans la presse locale pour tenter de mettre la main dessus. « Nous sommes alors mis en relation avec deux descendants de la famille qui vivent dans un HLM à Quimper et qui décident de nous confier les manuscrits originaux : vingt-six cahiers d’écolier de cent pages chacun, qu’ils étaient sur le point de jeter à la benne. »
Lire aussi : Trésor du breton écrit. « Mémoires d’un paysan bas-breton »
La politique, la religion, les mythes, la langue bretonne…
Le sauvetage effectué in extremis, il faut maintenant travailler à la retranscription de ce récit touffu, pour partie autobiographique mais également constitué de larges digressions sur l’actualité, le monde politique, la religion, les mythes, la langue bretonne…
Plusieurs membres de l’association s’attellent à cette tâche fastidieuse qui va durer plusieurs années. Parmi eux, Bernez Rouz qui, en sa qualité de jeune journaliste, est chargé de réaliser le travail de coupe, afin de rendre le récit plus digeste. Environ 40 % des écrits de Jean-Marie Déguignet sont donc sélectionnés, compilés et finalement publiés par une petite maison d’édition locale, An Here, dirigée par Martial Ménard.
Mendiant, soldat et anarchiste
C’est un extraordinaire récit qui se trouve ainsi exhumé. La vie d’un homme qui se qualifiait lui-même de « paysan de neuvième classe », né à Guengat le 19 juillet 1834 dans une extrême misère. Expulsé de sa ferme, le père de Jean-Marie Déguignet est contraint de déménager avec femme et enfants, d’abord dans « un misérable taudis » à Quimper, puis à Ergué-Gabéric.
Enfant, le petit Jean-Marie devient mendiant, avant de se faire engager comme vacher, notamment dans une ferme-école à Kerfeunteun. Il raconte que c’est en récupérant les feuilles oubliées par les élèves qu’il commence à lire le français et le latin, puis s’exerce à écrire en formant les lettres dans la poussière à l’aide d’un bâton.
Le bretonnant de naissance justifie son exceptionnelle intelligence par une anecdote savoureuse et poétique : un accident au cours duquel il se serait ouvert le crâne, la connaissance du monde ayant ainsi pénétré son cerveau par cette plaie…
Un anticonformisme qui dérange
À 20 ans, le surdoué s’engage dans l’armée et participe successivement à la guerre de Crimée, à la campagne d’Italie, à la colonisation de la Kabylie en Algérie, ainsi qu’à l’expédition du Mexique. Autant de voyages restés célèbres dans l’histoire, qui permettent au jeune Breton de perfectionner son français au contact de ses compagnons de régiment, mais aussi d’apprendre l’italien et l’espagnol en fréquentant les autochtones. Son caractère bien trempé s’affirme également au fil de son exil.
Lire aussi : ENTRETIEN. Tramor Quemeneur, historien : « Il faut faire vivre la mémoire de la guerre d’Algérie »
À Jérusalem, la vision des marchands du temple exploitant les pèlerins lui fait définitivement perdre la foi. Il devient athée et républicain, avant d’évoluer vers un farouche anticléricalisme teinté d’anarchisme libertaire à son retour au pays en 1868, après quatorze longues années de campagnes militaires. Il se marie et, dans un premier temps, devient fermier. Grâce aux préceptes agronomiques appris dans les livres, ses rendements sont exceptionnels pour l’époque, mais son anticonformisme dérange plus qu’il n’impressionne.
Écorché vif
Baroudeur fort en gueule, Déguignet ne tient pas en place. Il s’essaie tour à tour comme tenancier d’un débit de boissons, agent d’assurance et débitant de tabac. Son franc-parler détonne dans la Bretagne conservatrice et profondément catholique d’alors. Boycotté, abandonné de tous, irascible, en proie à une colère qui ne le quitte jamais vraiment, l’écorché vif passe les dernières années de son existence à Quimper, où il devient un habitué de la bibliothèque municipale.
Lecteur compulsif, il se décide un jour à écrire pour raconter sa vie haute en couleur. Un jour qu’il est en ville en 1898, Anatole Le Braz croise la route de cet écrivain autodidacte et iconoclaste. Contre la somme de 200 francs et la promesse d’en faire quelque chose, il emporte les premiers cahiers d’écriture, qu’il finira par faire éditer en 1904 dans une publication littéraire parisienne, sans que l’intéressé l’apprenne. Déguignet gardera jusqu’à la fin de sa vie une rancœur tenace contre Le Braz qu’il accusera de l’avoir volé.
Il mourra un an plus tard, le 29 août 1905, à l’hospice, quelques mois après avoir écrit ces dernières lignes : « Je termine en souhaitant à l’humanité le pouvoir, ou plutôt le vouloir de se transformer en véritables et bons êtres humains capables de se comprendre et de s’entendre dans une vie sociale digne et heureuse. Et… Doue bardono d’an nanaon » (Dieu pardonne dans l’au-delà).
Un phénomène national
Près d’un siècle plus tard, en mai 1998, ses vœux sont enfin exaucés : il est publié ! 2 500 premiers exemplaires des Mémoires d’un paysan bas-breton sont imprimés et rapidement vendus dans les librairies du Finistère. « Nous avons bénéficié d’un bon relais de la presse locale et le bouche-à-oreille a commencé à fonctionner », se rappelle Bernez Rouz. En rupture de stock, un deuxième tirage est effectué dès l’été 1998, puis un troisième à l’automne.
Arrive alors le coup de pouce inespéré : « En vacances dans le coin, un ami de Michel Polac décide de lui offrir un exemplaire, qu’il dévore et qu’il présente sur France Inter lors d’une chronique dithyrambique. Je me souviens encore de la date : le 10 décembre 1998 ». À compter de ce jour, grâce aux recommandations appuyées d’un des journalistes les plus réputés de France, les Mémoires d’un paysan bas-breton deviennent un phénomène national.
Lire aussi : Quand la Bretagne cartonne : voici dix livres bretons qui ont connu le succès
En tête des ventes en 1999
Bernez Rouz est invité au Salon du livre de Paris et tous les grands médias nationaux en parlent. « La directrice des pages littéraires du New York Times s’est même déplacée jusqu’ici pour affiner la traduction américaine du livre qu’elle était en train de réaliser », se remémore Bernez Rouz. Jean-Marie Déguignet va figurer en tête des ventes toute l’année 1999, jusqu’à donc se hisser dans le Top 10 l’année suivante.
La parution de la version poche chez Pocket va parachever l’incroyable succès littéraire. Depuis, plusieurs autres livres ont été publiés, tous autour de l’œuvre dense de l’écrivain : une édition intégrale de ses Mémoires, un recueil de poèmes, une bande dessinée… jusqu’à une édition en langue tchèque !
Lire aussi : « Le Sang noir », « Le Cheval d’orgueil »… Dix livres incontournables qui ont marqué la Bretagne
Truculent et ironique
Quinze ans ont passé depuis les débuts de cette improbable épopée littéraire, dont Bernez Rouz cherche encore à comprendre les ressorts. « Je retiendrai quatre explications possibles. Il y a tout d’abord la rareté du témoignage de Déguignet : c’est un cas unique d’un homme de basse condition qui raconte son humble vie au 19e siècle, là où la grande majorité des récits de cette époque ont été écrits par des lettrés, nobles, bourgeois ou religieux.
Il y a ensuite la grande diversité de son parcours qui permet d’intéresser un large public : aussi bien des passionnés de l’histoire bretonne que des spécialistes des campagnes militaires sous Napoléon III ou des gens qui s’intéressent à l’histoire de la religion et de l’anticléricalisme. Il y a aussi le style d’écriture : truculent, ironique, direct et terriblement sincère.
Enfin, je crois que c’est un livre qui est paru au bon moment : à la fin des années 1990, alors que la population bretonne était prête à recevoir le regard critique et sans concession que Déguignet porte sur le monde qui l’entoure. Possible que, dans les années 1970, en plein renouveau celtique, le grand public aurait moins adhéré. Son discours, à rebours de celui de Pierre-Jakez Hélias qui magnifiait la Bretagne, s’avère finalement parfaitement complémentaire. »
°°°
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/cest-une-histoire-completement-folle-lincroyable-succes-des-memoires-dun-paysan-bas-breton-of-fr-12-10-24/