Cycliste tué par un automobiliste : pourquoi y a-t-il une « haine » des vélos ? (reporterre-22/10/24)

L’homicide de Paul, 27 ans, par un conducteur de SUV, marque le summum des tensions entre cyclistes et automobilistes à Paris. Attachés à leurs imposants véhicules, ils acceptent mal de voir leur place en ville se réduire.

Par Laury-Anne CHOLEZ .

Ce n’est pas un simple fait divers ou un accident malencontreux. C’est un homicide qui illustre les tensions croissantes entre cyclistes et automobilistes parisiens. Mardi 15 octobre, Paul, un cycliste de 27 ans, a été écrasé par Ariel M., 52 ans, au volant de son SUV Mercedes.

Selon les témoins et les vidéos de surveillance consultées par Le Monde, le conducteur aurait remonté la piste cyclable et roulé sur le pied de Paul. Celui-ci aurait donné un coup sur le capot « pour alerter le conducteur, qui aurait dans un premier temps reculé, dégageant le pied », précise le parquet de Paris.

Le cycliste aurait alors lâché son vélo pour aller à l’avant de la voiture, côté gauche, pour manifester son mécontentement. L’automobiliste aurait alors tourné les roues dans sa direction pour lui rouler sur le corps. Les témoins parlent d’un « bain de sang ».

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Depuis, une question agite les esprits : comment un homme peut-il tuer un cycliste de sang-froid au prétexte qu’il a touché la carrosserie de son véhicule ? « Il y a de nouvelles formes de tensions qui n’existaient pas auparavant et qui sont liées aux transformations des formes de mobilité », explique Carole Gayet-Viaud, sociologue, chercheuse au CNRS sur les questions de coexistence urbaine.

« Dans l’après-guerre, on a aménagé les villes autour de la circulation automobile, poursuit-elle. Les piétons et les cyclistes étaient relégués. Depuis une décennie, ce rapport de force est en train de s’inverser. Et c’est très mal vécu par une partie des automobilistes qui se sentent dépossédés »

À Paris, le regain de tension aurait commencé après les confinements de la pandémie de Covid-19, selon Teodoro Bartuccio, fondateur de l’association Mon vélo est une vie. « À l’époque, les automobilistes ne comprenaient pas pourquoi on avait aménagé les “coronapistes”. Ils étaient dans les bouchons et se sentaient frustrés car ils constataient qu’on réduisait leur place sur la chaussée. Je pense qu’une certaine haine s’est développée envers la communauté cycliste », dit-il.

Voitures dans Paris : la fin d’un règne

Grâce (ou à cause) de l’équipe d’Anne Hildalgo, Paris n’est plus un paradis pour les voitures. La mairie a confirmé la suppression de 70 000 places de stationnement en surface d’ici à 2026. Elle a aussi acté la baisse de la vitesse sur le périphérique et la hausse des tarifs de stationnement pour les SUV.

En parallèle, la municipalité de la capitale a accéléré le développement des pistes cyclables. Résultat : leur fréquentation a doublé entre 2022 et 2023 selon un calcul du Monde. De quoi rendre fous les lobbyistes pro-automobiles, et susciter une indignation excitée par certains médias.

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Pour comprendre les raisons de l’attachement des automobilistes à leur carrosserie, il faut se plonger dans les travaux de sociologie. Dans son livre How Emotions Work [Comment les émotions fonctionnent], le sociologue étasunien Jack Katz a travaillé sur les conducteurs en colère de Los Angeles. Il cherchait à comprendre pourquoi, toutes catégories sociales confondues, ils devenaient fous de rage lorsqu’on leur coupait la route.

« L’hypothèse de l’auteur est que le véhicule est considéré comme une extension du corps. Une queue de poisson est donc une violence territoriale, une atteinte à l’intégrité physique sur le plan symbolique », résume Carole Gayet-Viaud. Lors de son audition, Ariel M., l’homme accusé du meurtre de Paul, aurait ainsi déclaré qu’il cherchait à « fuir » Paul parce qu’il était « terrorisé » par sa « haine ». Des déclarations que les nombreux témoins et caméras de surveillances contredisent.

« Un signe de distinction qui marque son pouvoir de domination »

Ariel M. possède en outre un SUV, un modèle polluant et encombrant. Or, selon une étude menée par les chercheurs Bart Claus et Luk Warlop, les conducteurs de gros véhicules ont un comportement plus risqué que ceux des plus petites voitures. Plus grave encore, les véhicules les plus lourds comme les SUV provoquent plus de blessures graves et de décès chez les usagers vulnérables — comme les piétons et les cyclistes — que les véhicules plus petits.

« Avec les SUV, vous êtes en hauteur, cela confère un sentiment de supériorité », observe le psychologue Jean-Pascal Assailly, ancien expert du Conseil national de la sécurité routière et auteur de l’ouvrage Homo automobilis ou l’humanité routière. Un tel véhicule, très coûteux (à partir de 46 950 € pour le modèle qui a tué Paul), est « un signe de distinction pour son conducteur, qui marque sa place dans la société et son pouvoir de domination » poursuit le chercheur dans La Croix.

Après le drame de la mort du cycliste, le sénateur Ian Brossat (Parti communiste français) a réclamé l’interdiction des SUV « pour protéger la vie des Parisiennes et des Parisiens et pacifier l’espace public ».

Face à la « guerre du bitume », prôner la paix

Face à une dissension sociale si profondément ancrée, va-t-on assister à une « guerre du bitume » comme le prédisent certains médias ? « On veut la paix entre les cyclistes, les piétons et les automobilistes. […] Ce que l’on porte, c’est ce que l’on appelle la “vision zéro” dans les pays nordiques. Zéro mort, zéro blessé grave », déclarait à Reporterre Anne Monmarché, présidente de Paris en selle, une association dont Paul était un membre actif.

De fait, les altercations menant à la mort demeurent rares, confirme Carole Gayet-Viaud : « On vit dans une société où la violence est contenue, contrairement à d’autres pays. Il est possible d’en venir à des formes de violences verbales sans mettre sa vie en danger. Même si cet évènement bouscule cette idée, il ne faut pas en faire un cas exemplaire. »

Pour les chercheuses et les chercheurs interrogés, la lutte contre les violences routières passe d’abord par l’éducation. « Il faut apprendre à la nouvelle génération à cohabiter et partager la route », dit Teodoro Bartuccio. Un travail au long cours qui permettra, on l’espère, d’éviter de nouvelles tragédies.


Les violences routières, des violences très masculines

En 2021, l’historienne Lucile Peytavin a publié un livre intitulé Le coût de la virilité dans lequel elle explique que 96 % des auteurs d’accidents de la route sont des hommes et 87 % des morts sur la route sont aussi des hommes. Pour la chercheuse, c’est une question d’éducation : « On éduque les garçons en leur offrant des voitures ou des jeux de vitesse. On leur apprend que prendre des risques sur la route, c’est leur permettre d’exprimer leur virilité, dit-elle. J’aimerais que ce drame fasse prendre conscience qu’il y a un enjeu entre masculinité et respect des règles du Code de la route. »

Le travail de l’historienne a inspiré la Sécurité routière. En février 2023, l’organisme a lancé une campagne de prévention axée sur le genre en se demandant « s’il fallait ajouter la masculinité dans la liste des facteurs favorisant les accidents de la route » La Sécurité routière s’appuie sur des chiffres proches de ceux de la chercheuse : 84 % des responsables ou présumés responsables d’accidents mortels seraient des hommes. Ceux-ci constitueraient également plus des trois quarts (78 % en 2022) des morts sur les routes.

« La route, à travers le statut de l’automobile, devient une scène sur laquelle l’homme tend à prouver sa virilité »

« Il y a quelque chose qui fait que la route, à travers le statut de l’automobile, devient une scène sur laquelle l’homme tend à prouver sa virilité, analyse sur France Inter Alain Mergier, co-auteur d’une étude intitulée “Masculinités et risques routiers”. Très tôt, dès l’enfance, la petite voiture commence à être un objet intime, un objet de transmission entre le père et son fils. Cela confère à l’automobile le statut d’un symbole de virilité qui va perdurer très longtemps ».

Pour contrer ce modèle délétère, « il faut cesser de valoriser la loi du plus fort chez les enfants et cesser d’être permissifs avec les garçons. Il faut leur permettre d’exprimer leurs sentiments pour qu’ils soient plus empathiques », dit Lucile Peytavin.

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Source: https://reporterre.net/Cycliste-tue-par-un-automobiliste-pourquoi-y-a-t-il-une-haine-des-velos

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