
Après le partenariat avec Vincent Bolloré et d’autres milliardaires en vue du rachat d’une école de journalisme (ESJ-Paris), le grand groupe de presse catholique, propriétaire de La Croix et de nombreux titres jeunesse, recrute Alban du Rostu, ex bras droit et allié du milliardaire réactionnaire Pierre-Édouard Stérin dans son projet de faire gagner les droites extrêmes lors des prochaines élections. Un séisme pour les salariés qui redoutent un destin comme celui des journalistes du JDD.
Par Thomas LEMAHIEU.
Au début du mois, les signaux étaient encore faibles. En France, parmi les 1 300 salariés du groupe de presse et d’édition jeunesse Bayard, propriétaire du quotidien la Croix, de l’hebdomadaire le Pèlerin et d’une kyrielle de titres-phares pour les enfants, bien peu l’ont relevé
dans le tout premier message de François Morinière, le président du directoire, entré en fonction le 1er novembre.
C’était une discrète note qui servait à attribuer la citation conclusive de son mail à « saint Jean-Paul II », en lieu et place du pape François parfois taxé, horresco referens, de « progressisme ». Rares sont ceux, aussi, qui ont relevé la lettre arabe « nūn » (pour « nazaréen ») accolée au nom du nouveau patron sur son compte X, un symbole, au départ, de soutien aux chrétiens d’Orient, devenu un cri de ralliement de la cathosphère issue des rangs de la Manif pour tous…
Bayard aux côtés de Bolloré et d’Arnault, les syndicats s’inquiètent
Premier accident spectaculaire, le 15 novembre dernier. L’ESJ Paris, une vieille école de journalisme non reconnue par la profession, grille la politesse à tout le monde en publiant un communiqué sur son rachat par un conglomérat de patrons comme Vincent Bolloré, Bernard Arnault, Rodolphe Saadé ou encore l’ex-Medef Pierre Gattaz… Dans le lot, la présence de Bayard, contrôlé à 100 % par la congrégation des Augustins de l’Assomption, stupéfie ses salariés.
Majoritaire dans le groupe, la CFDT s’indigne : « S’il y a de nombreuses demeures dans la maison du Père, Vincent Bolloré n’incarne pas la même sensibilité catholique que Bayard. » Ce lundi 25 novembre, en réunion extraordinaire du comité social et économique (CSE), les élus CFDT, CFTC, SNJ et CGT ont ensemble exigé le retrait immédiat de Bayard de ce consortium. Devant eux, Morinière s’est voulu rassurant : le groupe se retirera, a-t-il affirmé, si les « standards professionnels et déontologiques » ne sont pas au rendez-vous dans cette école.
Déjà bien émus par les premiers épisodes, les salariés de Bayard n’ont peut-être encore rien vu. D’après les éléments dévoilés aujourd’hui par l’Humanité – l’information a été partiellement révélée par Libération, ce lundi –, François Morinière, seul aux manettes d’un directoire resserré autour d’un représentant de l’actionnaire, le père assomptionniste Dominique Greiner, et de lui-même, vient d’embaucher Alban du Rostu en tant que « directeur de la stratégie et du développement » du groupe Bayard.
La nouvelle n’avait pas été portée à la connaissance des salariés et de leurs représentants, et n’a été officialisée que ce lundi après-midi, au CSE. Mais, sur l’intranet de la maison, son profil apparaissait déjà ces derniers jours, en lien direct et exclusif avec le nouveau patron de Bayard.
Voilà qui fait jaser, car Alban du Rostu n’arrive pas de nulle part. Avant de devenir le bras droit de François Morinière, il a, pendant plusieurs années, tenu un rôle similaire auprès de Pierre-Édouard Stérin. Directeur général, jusqu’en juillet dernier, du Fonds du bien commun, le véhicule de philanthropie finançant des projets souvent très marqués (écoles privées hors contrat, lutte contre le droit à l’avortement, etc.), mis en place par le milliardaire catholique, libertarien et exilé fiscal, il a participé à toutes ses dernières opérations, plus ou moins discrètes, mais toujours à droite toutes, dans le champ politique et médiatique.
Avec Rostu, Stérin débarque chez Bayard, sans même débourser un sou
D’après le Monde, Alban du Rostu avait, le 11 juin dernier, peu après la dissolution, proposé des « renforts » à Éric Ciotti pour ses listes d’alliance avec les lepénistes. Le même jour, il était à Marianne, accompagné d’Arnaud Montebourg, pour défendre le projet de rachat – rejeté ultérieurement – de l’hebdomadaire par celui qui doit l’essentiel de sa fortune (1,4 milliard d’euros) aux dividendes reçus de Smartbox. « Rostu était là pour nous dire que Stérin était un gars bien », se souvient un journaliste de Marianne.
Mais c’est plus encore son implication directe dans le plan Périclès, révélé cet été par l’Humanité, qui a tout pour affoler au sein de Bayard. Dans le document datant de fin septembre 2023 que nous avons publié en intégralité, Alban du Rostu figure parmi les « fondateurs et administrateurs » de Périclès, aux côtés de Pierre-Édouard Stérin et de François Durvye, le patron du fonds d’investissement Otium Capital, appartenant aussi au milliardaire, et, par ailleurs, conseiller de premier plan de Le Pen et Bardella.
De quoi se demander si, avec ce nouveau directeur de la stratégie, ce n’est pas le plan de Stérin pour faire gagner l’union des droites extrêmes et de l’extrême droite qui, sans même débourser un sou de ses 150 millions d’euros, débarque chez Bayard… Un projet pour le moins inquiétant, avec son acronyme éloquent – « Patriotes, Enracinés, Résistants, Identitaires, Chrétiens, Libéraux, Européens, Souverainistes » – et son programme de guérilla juridique, de manipulation idéologique, de formation des futurs élus…
Sollicités par l’Humanité, ni François Morinière, ni Alban du Rostu n’ont répondu à nos questions avant la publication. Dommage car, dans ce qui ressemble, comme le glisse un salarié de Bayard, à une « OPA gratuite en cours », le second n’est pas le seul à pouvoir être relié à Stérin… Derrière Rostu, dont le président du directoire a assuré hier, devant les représentants syndicaux, qu’il n’aurait « pas de rôle éditorial du tout » et qu’il se concentrerait sur « l’évolution des métiers dans le groupe », d’autres connexions apparaissent.
C’est le cas avec Ghislain Lafont, longtemps à la tête du conseil de surveillance du groupe Bayard, qui vient de prendre la présidence du Fonds du bien commun pour le compte de Pierre-Édouard Stérin. Un personnage bien introduit au sein de la congrégation des Assomptionnistes, mais un temps fâché avec Bayard au point que, quand il s’est piqué en 2017 de faire de la politique avec Jean-Christophe Fromantin, le maire divers droite de Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine) – une des « relations activables via accès » du plan Périclès –, il était allé s’épancher sur un blog traditionaliste vouant une haine inextinguible à la Croix. Ghislain Lafont a longtemps présidé aux destinées des entretiens de Valpré, rendez-vous incontournable des leaders économiques catholiques. Un événement où il a ensuite passé le relais au… nouveau président du directoire de Bayard.
Un gouffre entre le projet Périclès et les valeurs défendues par la Croix
Ex-patron de l’Équipe et membre du conseil d’administration de l’AFP, François Morinière a de très nombreuses casquettes encore : il s’est investi dans les Holy Games, le programme d’évangélisation de l’Église pendant les jeux Olympiques et Paralympiques, mais il est surtout, depuis la fin 2023, le président du fonds de dotation de la Nuit du bien commun, l’événement de charité imaginé en 2017 par Pierre-Édouard Stérin, notamment, et décliné aujourd’hui dans de nombreuses villes du pays.
À l’époque, tout en revendiquant, contre les évidences, le caractère « apolitique et aconfessionnel » de ces événements, Morinière avait, dans la communication interne dont l’Humanité a eu connaissance, accepté cette charge « par amitié pour ses fondateurs et par admiration pour le travail accompli depuis sept ans ». Directement sollicité sur cette « amitié » déclarée avec Pierre-Édouard Stérin, le président du directoire de Bayard n’a pas donné suite.
Problématique, sans doute, car entre la vision ultra-identitaire du concepteur de Périclès et le projet historiquement défendu par la Croix et tous ses satellites, il y a un gouffre. Selon leurs grands axes spirituels, les Augustins de l’Assomption, propriétaires de Bayard, préconisent un « rapport positif et constructif au monde », pétri d’œcuménisme et d’ouverture.
« Nous ne sommes plus dans un schéma d’une Église assiégée par la modernité et sur la défensive, écrit la congrégation sur son site Web. Mais dans celui d’une Église apportant sa pierre pour rechercher, avec toutes les personnes de bonne volonté, un monde plus juste, plus humain, plus fraternel, qui n’oublie pas la dimension spirituelle de l’être humain. Notre engagement dans le monde de la presse, par exemple, avec Bayard, illustre bien ce positionnement. »
Chez Bayard, des salariés, abasourdis par ce que certains décrivent comme un « blitzkrieg », en viennent à se demander si leurs actionnaires, longtemps garants de l’indépendance du groupe, ont choisi la voie qui se dessine aujourd’hui, ou s’ils se font blouser. Dans l’écosystème Stérin, sans s’avancer sur la situation actuelle chez Bayard, un contact de l’Humanité se remémore l’admiration devant la « méthode Bolloré » afin de mettre au pas un titre de presse : « Lui, il ose tout, il prend le pouvoir et change la ligne, toute la rédaction part, et ça fait des économies. Le modèle, ça reste celui-là ! » Un journaliste averti en vaut deux.
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De Stérin à Bayard, le monde est petit
Sur le papier, Pierre-Edouard Stérin n’apparait pas dans le rachat de l’ESJ-Paris, mais sa mouvance n’est vraiment pas bien cachée. Prenez Vianney d’Alançon, l’homme d’affaires qui a organisé le rachat de cette école de journalisme non reconnue par la profession.
Son épouse, Laure d’Alançon, avec laquelle il gère une petite affaire de bijoux et médailles religieuses qui, selon Libération, reverse une partie de ses profits aux anti-IVG de la fondation Lejeune, a fondé Maman Vogue, un site internet qui « magnifie la maternité » pour mieux dénigrer le droit à l’avortement.
Une publication au capital de laquelle Alban du Rostu était entré avec l’argent du Fonds du bien commun de Pierre-Edouard Stérin. Et où Béatrice d’Aligny (née du Rostu), la sœur de celui qui vient de devenir numéro 2 putatif de Bayard, occupe des fonctions de rédactrice en chef…
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