
Dans une circulaire du 9 novembre, Éric Dupond-Moretti appelle à « une réponse pénale systématique et rapide » contre « les infractions commises dans le cadre de contestations de projets d’aménagement du territoire ». Une réaction (mal) voilée à la manifestation qui s’est tenue dans les Deux-Sèvres, dix jours plus tôt.
fficiellementOfficiellement, le ministre de la justice s’adresse à tous les procureurs de France, pas seulement à celui de Niort. Formellement, ses instructions restent générales et n’ont rien à voir avec un coup de pression local : aucun des mots « mégabassine », « retenue d’eau », ou encore « réservoir » n’est cité.
Pourtant, la circulaire « relative au traitement judiciaire des infractions commises dans le cadre de contestations de projets d’aménagement du territoire », datée du mercredi 9 novembre et révélée par Mediapart, ne trompe personne. Elle répond directement à la mobilisation contre les mégabassines dans les Deux-Sèvres, les 29 et 30 octobre derniers.
Ce week-end-là, plusieurs milliers de personnes (4 000 selon la police, plus de 7 000 selon les collectifs à l’origine de la mobilisation) ont marché aux abords du village de Sainte-Soline, malgré une interdiction préfectorale, contre le chantier d’une retenue qui doit pomper de l’eau dans les nappes souterraines pour irriguer les champs d’une douzaine d’agriculteurs.
En marge de cortèges pacifistes, ciblés à maintes reprises par des gaz lacrymogènes et des grenades de désencerclement, des affrontements ont éclaté avec les 1 700 gendarmes et policiers déployés. Les manifestant·es ont compté dans leurs rangs une soixantaine de personnes blessées, parmi lesquelles six ont été hospitalisées.
L’une de ces personnes est restée trois jours et demi à l’hôpital, avant d’être cueillie à la sortie par les forces de l’ordre pour être placée en garde à vue. À l’origine de nombreuses blessures : des grenades GM2L et des tirs de LBD 40, estime le collectif « Bassines non merci ». Des fusils à peinture invisible et indélébile, destinés à marquer les manifestant·es, ont également été utilisés ce jour-là.
Une députée, Lisa Belluco (Europe-Écologie-Les Verts), a par ailleurs porté plainte contre X le 31 octobre à Paris pour « violences aggravées » après avoir été repoussée à coups de boucliers par des gendarmes mobiles, subi des coups de matraque, et reçu des gaz lacrymogènes, alors qu’elle portait son écharpe tricolore.
« 61 gendarmes ont été blessés, dont 22 sérieusement », selon le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, qui a brandi un nouveau concept : l’« écoterrorisme ». Une canalisation liée à la mégabassine de Sainte-Soline a par ailleurs été démontée par un petit groupe militant le lendemain de la manifestation.
Dix jours plus tard, par l’intermédiaire de la direction des affaires criminelles et des grâces, le garde des Sceaux consigne ses objectifs répressifs dans une circulaire.
Circulaire du 9 novembre 2022. © Ministère de la justice
La première phrase donne le ton : « Si la protection de l’environnement et la préservation de notre patrimoine commun constituent des sujets de préoccupation légitimes, les actions menées en marge de mouvements de contestation de projets d’aménagement du territoire portent atteinte à l’ordre républicain lorsqu’ils prennent la forme d’affrontements violents et de jets de projectiles, dirigés de manière systématique, à l’encontre des forces de l’ordre. »
En conséquence, Éric Dupond-Moretti appelle le parquet à « une réponse pénale systématique et rapide », notamment par la comparution immédiate et la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC ou « plaider-coupable »), pour tous les délits pour lesquels ces procédures rapides sont possibles.
Le garde des Sceaux rappelle également aux éventuels procureurs concernés quelles infractions peuvent être visées, en dehors des violences directes contre les forces de l’ordre : la rébellion (deux ans de prison), la « participation à un groupement en vue de la préparation de violences ou dégradations » (un an de prison), la « participation à une manifestation en étant porteur d’une arme », y compris par destination – c’est-à-dire n’importe quel objet utilisé comme projectile – (trois ans de prison et 45 000 euros d’amende), la « participation à un attroupement » dans certaines circonstances (après sommations, en étant porteur d’une arme ou en dissimulant son visage).
Le procureur de Niort – ou tout autre procureur confronté à la même situation, bien sûr – est également encouragé à requérir des peines complémentaires, telles que « des interdictions de paraître ou de participer aux manifestations » avec inscription au fichier des personnes recherchées (FPR). De quoi dissuader les participants de revenir dans les Deux-Sèvres – ou tout autre lieu de mobilisation similaire, bien sûr.
Enfin, lorsque les auteurs de certains faits n’ont pas été arrêtés sur-le-champ, il est vivement recommandé aux parquetiers de mener « une enquête approfondie » ou d’ouvrir « une information judiciaire », confiée à un juge d’instruction, afin de « confondre les auteurs et les poursuivre ». Là encore, la circulaire liste les qualifications possibles : « provocation à un attroupement armé suivi d’effets », « organisation de manifestations illicites » mais aussi « association de malfaiteurs en vue de commettre des violences aggravées ou des dégradations », comme à Bure.
Après la manifestation du 29 octobre, qui a donné lieu à six gardes à vue, cinq manifestants doivent être jugés le 28 novembre pour « participation à un groupement formé en vue de la préparation de violences contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens ». « On n’a pas réussi à interpeller les personnes qui ont jeté des cocktails Molotov, des boules de pétanque sur les forces de l’ordre, qui ont tiré des mortiers », reconnaissait le procureur de la République de Niort, Julien Wattebled, deux jours après la mobilisation.
Désireux de « dire stop » après « des scènes intolérables » de « chaos », le procureur – dont le parquet compte cinq magistrats – a également indiqué que des enquêtes se poursuivaient pour identifier les auteurs des violences et des dégradations, tandis qu’une autre vise l’organisation de cette manifestation interdite par la préfecture. Depuis la semaine dernière, des convocations en audition libre visant des membres de « Bassines non merci » ont lieu pratiquement tous les jours, selon des sources militantes.
Deux autres procès approchent, selon les informations de Mediapart : les 5 et 6 janvier, respectivement à La Rochelle et à Niort. Au moins quatre personnes sont poursuivies pour des actions menées lors de la première grande mobilisation contre les mégabassines qui s’était tenue à Mauzé-sur-le-Mignon dans le Marais poitevin en septembre 2021, et une opération de débâchage à Cramchaban en Charente-Maritime deux mois plus tard.
Cette réponse répressive à la lutte contre les mégabassines dans le Grand Ouest, sur laquelle convergent à ce jour 150 organisations (syndicats, associations environnementales, mouvement climat, collectifs citoyens…) ainsi que de nombreux élu·es de la République, toutes et tous soucieux de l’intérêt général, semble oublier le fait que les luttes écologistes, y compris conflictuelles, ont permis d’aboutir à des avancées sociétales importantes.
La lutte contre l’extension du camp militaire sur le Larzac, dans les années 1970, celle contre l’installation d’un réacteur nucléaire à Plogoff, dans le Finistère, à la fin des années 1970, le combat contre les OGM ou encore la longue mobilisation contre la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, ont toutes abouti à des décisions vertueuses pour la préservation de ressources naturelles et le bien commun.
Auteur : Amélie Poinssot et Camille Polloni
Source : Mobilisation contre les mégabassines : les instructions répressives du garde des Sceaux | Mediapart