« Il y a un verrouillage du patronat » : pourquoi les métiers essentiels sont toujours si mal payés (Basta-20/03/25)

©Anne Paq

Cinq ans après le confinement, quelles sont les conditions de travail des « héroïnes » de première ligne, des métiers dits « essentiels » à prédominance féminine ? Réponses avec l’économiste Rachel Silvera.

Par Rozenn Le CARBOULEC.

Basta! : En avril 2020, vous lanciez une pétition, issue d’une tribune publiée dans Le Monde, demandant une revalorisation des emplois féminisés. Vous y écriviez notamment : « Depuis plusieurs années, des travailleuses en lutte, des syndicalistes, des chercheuses et des militantes féministes démontrent la vraie valeur de ces emplois et revendiquent le principe juridique “d’un salaire égal pour un travail de valeur égale”. Elles n’ont toujours pas été entendues. » L’avez-vous été depuis ?

Portrait de Rachel Silvera
Rachel Silvera économiste, co-directrice du réseau de recherche international et pluridisciplinaire « Marché du travail et de genre » et spécialiste des questions d’inégalités professionnelles.

Rachel Silvera : Non, hélas… Depuis cette pétition, il y a eu une grosse étude que j’ai pilotée pour l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) sur les métiers du soin et du lien aux autres. Celle-ci a fait l’objet d’un colloque et a été reprise dans certains médias. Mais à ma connaissance, elle n’a pas eu d’échos au gouvernement. 

Là où il y a néanmoins eu un vrai relais, c’est au sein des organisations syndicales et féministes. Parmi les revendications autour du 8 mars, la revalorisation des métiers féminisés est désormais en bonne position et fait l’unanimité. Mais concrètement, rien n’a été fait. Rien de rien. Le principe d’un salaire égal pour un travail de valeur égale n’est toujours pas appliqué.

Il y a un véritable verrouillage du patronat, qui fait un lobbying extraordinaire là-dessus. J’ai commencé à travailler sur ce sujet dans les années 1980. J’ai essayé de faire des choses, de mobiliser sur ce thème… Eh bien à chaque fois, j’ai eu des bâtons dans les roues. Le Medef a muselé le gouvernement et l’a empêché d’agir. 

Avec ma collègue Séverine Lemière, on a lancé une opération avec le Défenseur des droits, puis avec le Conseil supérieur à l’égalité professionnelle, sur comment convaincre les négociateurs d’aller sur ce terrain et de veiller à ce que les classifications ne soient plus discriminantes, et on a été boycottés à chaque fois. Donc le travail est fait en France, on a des recherches, des outils, les syndicats s’en sont emparés… Mais le pouvoir politique, jamais. 

La crise sanitaire du Covid-19 a-t-elle au moins permis une meilleure reconnaissance sociale de ces métiers féminisés ? Ou n’était-ce qu’une parenthèse ?

On en a beaucoup parlé. La tribune que j’ai lancée en plein confinement a eu un succès retentissant. J’ai réussi à avoir la signature de tous les numéros 1 de toutes les organisations syndicales, c’était du jamais vu ! Là, il y a eu une prise de conscience collective, parce que nos vies étaient fragilisées et qu’on se disait : pour le monde d’après, ça doit changer. Tout le monde s’est rendu compte que pour les enseignantes, les infirmières, et toutes les professions à prédominance féminine, on était pratiquement les derniers de la classe au niveau international. 

Les infirmières françaises sont-elles encore aujourd’hui parmi les moins bien rémunérées d’Europe ?

Il y a eu 10 à 20 % d’augmentation, mais cela n’a pas du tout été pensé du point de vue de l’égalité et ça reste insuffisant, puisque les infirmières demandent pratiquement 50 %. Leur métier n’est absolument pas attractif par rapport au nombre d’années d’études, qui ne fait qu’augmenter. Pareil pour les sages-femmes, qui dans le déroulement de carrière, sont perdantes par rapport aux ingénieurs.

Mais comme on ne montre pas que les métiers essentiels sont ultra-féminisés et demandent des revalorisations spécifiques, l’évolution n’a jamais été réelle. En plus, aujourd’hui, la crise est telle qu’il y a aussi des problèmes de recrutement, de conditions de travail, de besoins de matériel… Donc je ne sais plus si notre modèle social de santé est aussi méritant qu’on le disait il y a quelques années. 

Vous parlez des « métiers essentiels », rendu plus visibles par la crise du Covid. Pour autant, leur définition reste floue. « Contrairement aux pays voisins, le gouvernement n’a pas publié de listes de professions ou d’activités essentielles pour le pays », constatait la CGT en mai 2020. Cette liste existe-t-elle aujourd’hui ? 

Il y a quand même eu un effort de fait. Christine Erhel, directrice du centre d’études de l’emploi et du travail au Conservatoire national des arts et métiers, a eu pour mission, suite au Covid, de réaliser une étude pour France stratégie afin d’évaluer l’ensemble de ces métiers en première ligne. Mais elle ne croise pas le genre avec ces données.

Comme d’habitude, ça a été le sujet oublié. En tant que telle, cette réalité n’a donc toujours pas été prise en compte dans notre pays. On ne fait pas le pont entre les métiers en bas d’échelle en termes de conditions de travail etc., et le fait qu’il s’agisse de métiers ultra-féminisés. 

Il y a pourtant eu très peu de métiers masculins dont on n’a pas pu se passer pendant le Covid. Il y a eu certes les chauffeurs routiers, les livreurs et les éboueurs. Mais comme par hasard, les éboueurs comme les routiers ont, à la différence des métiers ultra-féminisés, des compensations conséquentes et ont négocié des rémunérations et des carrières qu’on ne trouve aucunement dans la plupart des métiers du soin et du lien aux autres, élargis aux caissières. 

Donc, il n’y a aucun métier essentiel qui soit mixte ou à prédominance masculine, qui ait vécu non seulement le fait de partir bosser la boule au ventre, mais qui plus est avec de sales conditions de travail, des contraintes à n’en plus finir, en plus d’être dévalorisé et mal payé… Il n’y en a pas. 

L’article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qu’a repris Emmanuel Macron en pleine crise du Covid, à savoir « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune », n’a jamais été mis en œuvre. À l’époque, j’en avais fait un papier le mettant au défi de l’appliquer. Car ces métiers qu’on a applaudis, et qui sont d’une utilité commune évidente, sont toujours inversement proportionnés quand on regarde leur valorisation professionnelle, et surtout salariale. 

Quel bilan faites-vous de la crise du Covid concernant l’évolution des métiers du soin, très majoritairement occupés par des femmes ?

L’étude Ires, qui a d’abord été une grande consultation où l’on a interrogé quinze professions du soin et du lien aux autres, a clairement montré que ces métiers sont en crise. On a observé une dégradation complète de notre système et de notre modèle social, de l’hôpital, des Ehpad, des crèches… Le parallèle est à faire avec la confiscation et la privatisation d’une partie de ces lieux, qui devraient ô combien être totalement publics. Or cette privatisation entraîne une dégradation des conditions de travail et des salaires, mais aussi une perte de sens. Ces métiers sont en souffrance terrible. 

On a ouvert aux infirmières la possibilité des « études avancées », mais cela a été un vrai scandale ! On leur donne un chouïa de formation supplémentaire pour pallier l’absence de médecins, sans une vraie reconnaissance, au lieu de leur donner les moyens d’exercer leur métier, qui est vital dans le secteur de la santé. 

Déjà en 2010, on a mis les infirmières en catégorie A de la fonction publique, moyennant quoi elles ont perdu la retraite à 55 ans. Donc dans notre enquête, les personnes nous disent qu’elles n’en peuvent plus. Elles veulent une revalorisation salariale, des recrutements et une reconnaissance de leur pénibilité, ou alors partir à la retraite un peu plus tôt.

Quel bilan faites-vous du Ségur de la santé, qui a accordé une augmentation de 183 euros net par mois à 1,5 million de professionnels des établissements de santé ?

En 2020, le gouvernement a très vite réuni des partenaires sociaux pour envisager des pansements sur une crise de l’hôpital élargie aux travailleurs sociaux, mais ce ne sont que des sparadraps. Alors oui, on a donné une prime de 180 euros nets mensuels, qui va au-delà des primes habituelles. Mais les syndicats voulaient une revalorisation des grilles salariales, pas une prime, qui est réversible.

Et surtout, le scandale pour moi, c’est que cette prime a été donnée à tout le personnel hospitalier. Donc également aux techniciens, ouvriers et ingénieurs. Autrement dit, les personnels qui n’ont pas été directement confrontés à des patients porteurs du Covid ont eu les mêmes avantages que les autres. Cette prime Ségur n’a donc pas concerné le périmètre des métiers essentiels. 

Sans parler des primes Covid qui ont été données ici et là au prorata des heures effectuées, comme pour les aides à domicile et les caissières, le plus souvent à temps partiel. Parfois, cela a été dérisoire. Ces primes n’ont par ailleurs pas été reconduites. De qui se moque-t-on ? C’est scandaleux.

Comment enfin appliquer, en France, le principe d’égalité de rémunération entre les hommes et les femmes pour un travail de valeur égale ?

Il y a deux principaux leviers. Un premier pour lequel j’ai échoué, donc il va falloir une relève : c’est de travailler sur les classifications d’emplois. Pourquoi ? Parce que lorsqu’on veut appliquer le principe de valeur égale, il ne s’agit pas de dire qu’on va augmenter les femmes, mais que l’on va repositionner tel métier à prédominance féminine. Pour le faire, il faut s’appuyer sur les grilles salariales qui relèvent des classifications professionnelles. En France, cela se passe au niveau des branches professionnelles ou de la fonction publique. Il faut donc regarder dans les classifications si les filières sociales, sanitaires et administratives ont les mêmes reconnaissances salariales et la même valeur que les filières techniques. Et regarder comment les critères d’évaluation des emplois ne s’appliquent pas de la même façon. Si l’on revalorise à la fois les infirmières et les techniciens, cela ne servira à rien, car l’écart sera maintenu. 

Déjà, si on était progressiste, l’État-employeur devrait donner l’exemple, or c’est tout le contraire aujourd’hui. Du temps où Najat Vallaud-Belkacem était ministre des Droits des femmes, il y a eu des réunions à ce sujet. Mais qui n’ont jamais abouti. Elle était coincée entre Bercy et le ministère du Travail qui lui disait que le Medef n’en voulait pas. 

C’est pour cette raison qu’avec l’économiste Séverine Lemière, nous nous sommes dit qu’il fallait prendre les choses par le bas, puisque les rapports de force ne marchaient pas. Donc on a voulu faire comme au Québec, en montrant que certaines personnes sont dévalorisées parce qu’elles occupent des métiers à prédominance féminine, et qu’on n’applique pas la loi.

Dans la dernière partie de notre étude pour l’Ires, on prend notamment l’exemple des sages-femmes comparées à des ingénieurs hospitaliers, et on démontre, preuve à l’appui, qu’elles restent dévalorisées, tout au long de leur carrière. Pareil pour des assistantes sociales de la Croix rouge, bien en dessous des techniciens informatiques. Pourquoi leur diplôme à bac +3 ne leur est pas reconnu ?

Aujourd’hui, je dis aux employées concernées : appuyez-vous sur la loi de 2016 sur l’action de groupe, qui permet à plusieurs salariées qui se considèrent discriminées de la même façon d’aller en justice ensemble, avec un syndicat ou une association. Pourquoi pas des sages-femmes qui se regroupent et vont en justice pour dire : pourquoi, encore aujourd’hui, on est moins payées que des ingénieurs ou des pharmaciens hospitaliers ? Ce serait là un moyen de contourner la bureaucratie française dans la négociation.

Cinq ans après les applaudissements quotidiens de nos « héroïnes », quels en ont été les enseignements ?

D’abord, un espoir. Je crois qu’il y a eu un vrai espoir en ce qui me concerne, en ce qui concerne les salariées, les syndicalistes, les femmes, les féministes, qu’on allait enfin les entendre. Mais l’espoir a très vite été brisé. Alors peut-être que, pour moi, le Covid a été un espoir brisé de voir mon travail aboutir politiquement. Je finis ma carrière en n’ayant pas atteint mon objectif. Ma voix ne s’éteindra pas pour autant, mais maintenant, place aux jeunes !

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Source: https://basta.media/Il-y-a-un-verrouillage-du-patronat-pourquoi-les-metiers-essentiels-sont-toujours-si-mal-payes-Rachel-Silvera

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/il-y-a-un-verrouillage-du-patronat-pourquoi-les-metiers-essentiels-sont-toujours-si-mal-payes-basta-20-03-25/↗

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