
Chute du nombre d’ouvriers, explosion des prix de l’immobilier, nouveaux aménagements… Longtemps perçue comme une ville populaire, Brest résiste-t-elle aujourd’hui à la gentrification ? Le magazine « Bretons » a mené l’enquête.
Par Loeiza ALLE et Didier LECORRE (Magazine « Bretons » ).
Sur la place entourée de tilleuls et de quelques bistrots, douze jeunes corps en mouvement s’entremêlent, formant un chœur tour à tour chuchotant et mugissant, dans le cadre du spectacle Le Sacre, le 1er mars 2025. Une scène à première vue banale. Sauf que nous sommes place Guérin… Historiquement contestataire, la place a connu en juillet 2023 la destruction de la salle de L’Avenir, où un collectif éponyme organisait discussions, spectacles, carnavals, réunions de soutien et autres distributions alimentaires. Dans une lettre ouverte adressée aux programmateurs du spectacle, « des habitants du quartier » ont alors annoncé qu’ils boudaient la fête. « Nous aspirons à ce que la culture s’arme de garde-fous pour ne pas servir d’engrenage aux divers processus de gentrification du quartier », écrivent-ils.
Depuis quelques années, ce terme s’invite dans les conversations brestoises, au gré des transformations de la ville : piétonnisation de la place Guérin, résidence seniors à Saint-Martin, immeubles haut de gamme à Saint-Marc, restos bistronomiques rue de Lyon, déménagement du stade de foot, transformation du port de commerce… Le collectif Au pied du mur, regroupant des opposants à des projets immobiliers, demandait dès 2022 une révision du plan local d’urbanisme et la tenue d’assises sur l’aménagement de la ville. « Les élus et les universitaires veulent faire de Brest une ville pour les architectes et non pour les habitants ! », tempête Claude Arnal, résident du quartier Saint-Martin et un temps militant de L’Avenir. « On ne peut pas mixer la mémoire de la ville avec des hébergements de luxe. La gentrification, c’est ça : ôter l’histoire des gens. »
Plus de cadres que d’ouvriers
Au-delà des discours, que nous disent les chiffres ? D’abord que Brest connaît effectivement une hausse des loyers plus forte que d’autres villes bretonnes : + 5,6 % pour les logements reloués entre janvier 2022 et avril 2023, contre « seulement » + 4,1 % à Rennes et + 3,2 % à Nantes, détaille l’Adeupa (Agence d’urbanisme Brest-Bretagne). À l’achat, l’augmentation est encore plus impressionnante : + 39 % en dix ans pour un T3 et même + 46,4 % le mètre carré, tous biens confondus, en cinq ans (voir tableau ci-dessous). « Une réussite insolente, qui a de quoi faire pâlir n’importe quelle métropole », pouvait-on lire en décembre sur le site Particulier à particulier. Le tout, avec des acquéreurs de plus en plus souvent cadres ou professions intermédiaires.
C’est l’autre changement mesurable dans la métropole : la présence grandissante des cadres (+ 72 % depuis 1999), alors que le nombre d’ouvriers y est en baisse. En 2010, on comptait davantage d’ouvriers (12,1 %) que de cadres (9,2 %) à Brest. Depuis 2021, c’est l’inverse : les ouvriers ne sont plus que 10,3 %, contre 11,1 % de cadres. La cité du Ponant, contrairement à ce que l’on pourrait croire, n’est donc pas la ville la plus ouvrière de Bretagne (voir tableau ci-dessous). Brest est aussi la troisième métropole de France où le taux de pauvreté est le plus faible. La part de la population diplômée du supérieur y a augmenté entre 2010 et 2021, passant de 29,6 % à 39 %.
Les effectifs de l’arsenal, eux, diminuent depuis plusieurs décennies. Le quartier populaire de Recouvrance, ancien creuset des frasques brestoises, a ainsi vu sa vie festive décliner lentement. Les importantes suppressions de postes des années 1990 seront l’occasion pour le futur maire François Cuillandre « d’ouvrir des perspectives nouvelles pour la mutation de la ville […] cherchant à rompre avec la nostalgie brestoise du passé, dont l’histoire de l’arsenal représente le dernier maillon », écrit le journaliste Roger Faligot dans Brest l’insoumise.
« La diversification des activités, notamment via le Technopôle, l’économie de la mer, a depuis fait venir beaucoup d’étudiants, de cadres, de jeunes actifs urbains », observe Lionel Prigent, enseignant à l’université de Bretagne occidentale. Pour l’urbaniste, l’obtention du statut de métropole a aussi participé à un certain « changement d’image ». « Brest n’échappe pas aux grandes tendances à l’œuvre dans les métropoles », note de son côté l’historien Roland Bizien, auteur de Vivre dans la fureur de Brest (1889-1914). Mais cette évolution y est selon lui « plus récente, comme si la reconstruction ne s’était finalement achevée qu’en 2012, avec les travaux de la première ligne de tram. Ce qui peut donner à certains l’impression d’un changement accéléré ».
Peut-on alors voir une « forme d’embourgeoisement » dans l’installation de commerces écolos, de pistes cyclables, de tiers-lieux comme La Pam, à l’angle de la rue Pasteur, ou de bars à bières artisanales comme Le Grabuge, dans le bas de Recouvrance ? La culture et les diplômes des nouveaux arrivants transforment-ils à long terme certains quartiers populaires de Brest, en y attirant des personnes de plus en plus aisées ? Pour Lionel Prigent, rien n’est moins sûr. « On parle de quelques opérations sur un territoire de 200 000 habitants. On va se calmer deux minutes ! », dédramatise le chercheur.
« C’est dans l’essence de la ville »
Il est vrai que Brest reste une ville relativement modeste, septième des neuf grandes villes bretonnes en matière de revenu médian (voir tableau ci-dessous). Si le taux de pauvreté était de 5 à 7 % dans sa périphérie en 2021, il grimpait à 19 % dans la ville-centre, et même à 30 % dans le quartier de Bellevue. La ville compte sept quartiers prioritaires et concentre une grande partie des logements sociaux. Entre 2016 et 2021, on y a totalisé 1 900 personnes pauvres supplémentaires. Et la base navale y est toujours le premier employeur.
Par son histoire de port militaire, Brest est en effet une ville d’ouvriers depuis le XVIIIe siècle. « C’est dans l’essence de la ville, c’est ce qui va la faire naître et la nourrir », souligne Roland Bizien. Souvent syndiquée, cette frange populaire colore la vie politique de « Brest la rouge », où un maire socialiste est élu dès 1904. De ce « vieux Brest », il reste selon l’historien « des manières de vivre, l’intensité des rapports humains, dans une ville qui a connu des facettes remuantes et obscures ». Dans sa thèse, l’historien Pierre Le Goïc insistait d’ailleurs sur le « traitement littéraire abondant » consacré à ce Brest d’avant-guerre, « marqué par les thèmes de la nostalgie et du pittoresque social, dont Pierre Loti et Pierre Mac Orlan sont restés les créateurs emblématiques ».
Une « conscience populaire »
Après-guerre, Brest gardera une culture de l’entraide et de la participation, à travers de nombreuses associations de quartier, des clubs de foot, des patronages laïques… « Il y a un individualisme peut-être moins fort qu’ailleurs », estime Roland Bizien. Gérard Cabon, ancien ouvrier de l’arsenal, en est témoin. « L’arsenal, ça a véhiculé toute une culture, sourit celui qui a consacré plusieurs ouvrages au parler de « l’arsouille ». Aujourd’hui, je vois la jeune génération chanter Fanny de Laninon (chanson traditionnelle de marins, entonnée par les supporters du Stade Brestois) au complet, ça me fait un bonheur fou ! C’est une fierté pour les petits de la ville, et il suffit de traîner dans les bistrots brestois pour le voir. Et puis il y a l’accent, aussi, qu’on prend un malin plaisir à accentuer ! Parfois, je dois dire à mes petits- enfants de parler moins vite ! »
Gérard Cabon apprécie également que le plateau des Capucins, où il a travaillé quinze ans, ait pu « garder son âme » tout en devenant un centre culturel et commercial : « J’ai participé à faire une liste des machines à garder sur place. Elles sont là et elles resteront là ! » Les promoteurs eux-mêmes sont « obligés de prendre en compte cette conscience populaire », remarque Roland Bizien.
Brest bénéficie également de certains choix politiques « qui ne vont pas de soi, selon Lionel Prigent, comme d’avoir un multiplex en centre-ville, un tram passant par des quartiers prioritaires, une médiathèque aux Capucins… Dans l’Ouest, de manière générale, il y a une maîtrise et une initiative publique très forte ». Ce n’est pas Tifenn Quiguer qui dira le contraire. La vice-présidente de la Métropole, chargée de l’urbanisme et de l’aménagement, cite notamment le principe de servitude de mixité sociale, porté à partir de 2008. L’objectif : que « toute transformation urbaine soit équilibrée en termes de profils de nouveaux habitants ». Concrètement, il s’agit d’imposer une part de logement social et à coût abordable.
Réguler pour éviter la gentrification
« On a posé les règles du jeu depuis des lustres, ce qui fait qu’on n’a pas de gentrification », résume cette fille de salariés de l’arsenal. Des opérations de renouvellement urbain ont aussi été menées, notamment dans le bas de Recouvrance. « On aurait pu avoir tous les éléments pour que ça se gentrifie, mais on a régulé, en imposant des prix de vente et de revente abordables », assure Tifenn Quiguer. À Saint-Martin, l’élue socialiste reconnaît « l’émergence de nouveaux commerces », mais « plutôt dans une approche “économie sociale et solidaire”, accessible ».
Certes, des projets de résidences haut de gamme ont pu voir le jour, « parce qu’il y avait un besoin à couvrir. Mais aujourd’hui, on dit non à tout porteur de projet de résidence standing ou intermédiaire », précise la vice-présidente. En 2023, sur une initiative de la Métropole, une charte d’urbanisme a été imaginée par un panel de Brestois. Sans valeur contraignante – mais Tifenn Quiguer assure que « tous les porteurs de projet sont aujourd’hui rentrés dans la philosophie de la charte ».
Aujourd’hui, Brest est un bon mélange d’arsenal, de Marine, d’industrie de la mer, une ville de métallos mais aussi d’intellos, de chercheurs.— Gérard Cabon, ancien ouvrier à l’arsenal de Brest.
Côté immobilier, Brest reste par ailleurs bien moins chère que d’autres grandes villes bretonnes. Le loyer médian brestois était ainsi de 9,80 € le mètre carré en 2023, contre 12,90 € à Rennes. Et une maison se vend plus de deux fois moins cher à Brest qu’à Rennes (253 942 € contre 547 210 € en moyenne). Les prix montent bien davantage au Relecq-Kerhuon, à Plougastel-Daoulas ou à Plouzané que dans le centre de Brest. Et on est loin d’une arrivée massive de nouveaux habitants, puisque la population, en baisse de 1975 à 2014, ne fait aujourd’hui que se stabiliser, avec + 0,27 % d’habitants dans la métropole entre 2015 et 2021.
Une ville de mélanges
Ni totalement populaire ni totalement bourgeoise, Brest se caractérise encore aujourd’hui par une population particulièrement diverse. En 2017, presque la moitié des Brestois vivaient ainsi dans un quartier considéré comme « mixte » par l’Insee. Une « culture du brassage », revendiquée par Tifenn Quiguer : « L’idée de diversité dans les quartiers fait partie de l’ADN de Brest. Le Brestois aime bien être en mélange. Je n’ai pas le sentiment qu’on soit une ville excluante ».
L’histoire montre aussi une identité plurielle de Brest, selon Roland Bizien : « L’identité ouvrière ne représente qu’une partie de Brest. Il y a toujours eu des contrastes sociaux importants – même si la bourgeoisie brestoise est plus discrète qu’ailleurs ! La rue de Siam, par exemple, était très bourgeoise, et parallèle à la populaire rue Pasteur. Beaucoup d’ouvriers venaient des communes rurales alentour, et l’humilité du tempérament bas-breton a infusé à Brest. Mais on y trouve aussi le côté gouailleur du port, avec beaucoup de marins venus du Sud. Peut-être plus qu’ailleurs, on trouve à Brest moins de frontières imperméables entre quartiers ».
« Ça ne peut que se gentrifier ! »
C’est d’ailleurs ce qui rassure Gérard Cabon : « Aujourd’hui, Brest est un bon mélange d’arsenal, de Marine, d’industrie de la mer, une ville de métallos mais aussi d’intellos, de chercheurs. Oui, il y a plus d’arrivées, mais j’adore ça, les gens qui viennent d’ailleurs et qui deviennent les meilleurs défenseurs du coin ! Il ne faut pas avoir peur de l’évolution – sauf si on oublie son passé, et à Brest, ça ne risque pas ».
« Les gens qui viennent à Brest recherchent cette âme, donc il ne faut pas la faire disparaître avec des projets copiés-collés », confirme Gilles Grall, un des opposants à l’installation de logements de luxe dans l’ancienne prison de Pontaniou, à Recouvrance. « C’était ne pas connaître Brest, c’était presque provocant, les gens ne comprenaient pas », s’étonne encore celui dont le grand-père résistant a été fusillé à Pontaniou. Le projet a depuis été abandonné au profit d’un tiers-lieu imaginé par des habitants, mêlant espace mémoriel, guinguette, crèche, hébergements provisoires… « C’est cohérent et enthousiasmant », apprécie Gilles Grall, qui voit dans la rénovation de Recouvrance « une nécessité : la rive droite s’effondrait, il fallait que ce quartier devienne un choix et plus quelque chose de subi ».
« On ne peut pas considérer que la ville de Brest ne serait qu’une poche de pauvreté pendant que les communes autour continueraient de prospérer », abonde Tifenn Quiguer. Pour empêcher les actifs brestois de tous partir s’acheter un pavillon confortable en périphérie, il faut, selon Lionel Prigent, « rendre la ville suffisamment agréable, avec des services correspondant à leurs demandes. Et c’est la capacité à avoir des habitants qui permet justement de maintenir ces équipements ». Pour le chercheur, « accueillir tout le monde, ce n’est pas accueillir uniquement la population dont les autres villes ne veulent pas. C’est un équilibre perpétuel, et il faut que la collectivité s’assure aussi qu’on ne puisse pas se trouver dans une situation de relégation ».
Si Brest « ne connaît pas encore les mêmes tensions que d’autres villes », selon Lionel Prigent, il est cependant normal d’y sentir « une inquiétude sur ce que peut devenir un territoire. Mais amélioration ne veut pas dire gentrification ». À la Métropole, Tifenn Quiguer regrette que le terme soit souvent « utilisé à toutes les sauces », et y compris « instrumentalisé pour des visées politiques ». Rive gauche, Claude Arnal assume de tacler « ceux qui dénoncent la gentrification de manière extrême. Quand on s’arc-boute sur le passé, c’est là qu’on a le désert. Ça ne peut que se gentrifier, on a le pire habitat possible ! » Et le Brestois d’ironiser : « Aujourd’hui, Brest n’est plus populaire. Mais elle pourrait le redevenir… si l’arsenal se redéveloppe à cause de l’actualité guerrière en Ukraine ».
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