Connaissez-vous le premier poste de dépense de l’État ? Aides publiques aux entreprises : les dessous d’un scandale à 200 milliards (H.fr-24/04/25)

Patrick Pouyanné, PDG de Total, a été le seul à reconnaître qu’une entreprise aidée pendant le Covid n’aurait pas dû verser de dividendes. © Capture d’écran-Site Sénat

Dans la France de 2025, les chômeurs sont de plus en plus contrôlés, quand les aides publiques aux entreprises, premier poste de dépense de l’État pour un montant d’environ 200 milliards d’euros par an, ne le sont toujours pas. Une commission d’enquête sénatoriale se penche sur le sujet et lève de nombreux lièvres.

Par Pierric MARISSAL.

Bruno Le Maire le disait il y a à peine un an : il faut s’assurer de « l’efficience » de chaque euro versé par l’État. « Les Français doivent en avoir pour leur argent. » Sauf que les aides aux entreprises sous toutes leurs formes, le premier poste de dépense publique, ne sont pas mesurées et encore moins évaluées. Une commission d’enquête est en cours – jusqu’à juillet – au Sénat pour prendre ce sujet à bras-le-corps et chaque nouvelle audition renforce sa pertinence et son urgence. Rien qu’obtenir le montant annuel des aides publiques perçues par les entreprises relève de la gageure.

Quand Mathilde Lignot-Leloup, présidente de section de la première chambre de la Cour des comptes, a avancé le chiffre de 55,4 milliards d’euros d’aides d’État par an, Marc Auberger, inspecteur général des finances, estime le montant à « environ 170 milliards d’euros. Mais je pense qu’on en oublie… » Avant d’ajouter, hésitant : « Il se peut que l’on atteigne 200 milliards d’euros. » L’écart est conséquent et s’explique par le fait que personne ne s’est vraiment accordé sur la définition de ce qu’est une aide publique et sur le périmètre de ces aides. Subvention, crédit d’impôt, allègement de cotisation…

42 % pour les grandes entreprises, 35 % pour celles de taille intermédiaire et 23 % pour les PME

« C’est une aide publique lorsque cela émane d’une politique publique, avec des objectifs et des moyens associés », tranche le fiscaliste Vincent Drezet, porte-parole d’Attac, qui défend une acception plutôt large du phénomène. Cela représente environ 2 200 programmes d’aides aux entreprises, réparties dans plusieurs administrations et ministères. « Je ne sais pas du tout si quelqu’un dispose d’éléments sur le nombre total de dispositifs », a même reconnu lors de son audition Sylvain Moreau, directeur des statistiques d’entreprises de l’Insee.

Ce qui fait dire à Fabien Gay, sénateur communiste et rapporteur de la commission d’enquête (par ailleurs directeur de notre journal), que ces aides bénéficient avant tout aux grands groupes, les seuls à même de s’y retrouver dans cette jungle. De cela aussi les sénateurs essaient de s’assurer. Les seuls chiffres clairs à ce propos ont été apportés par la direction générale des entreprises, en charge notamment de 3 à 4 milliards d’euros de subventions d’État directes réparties ainsi : 42 % pour les grandes entreprises, 35 % pour celles de taille intermédiaire (ETI) et 23 % pour les PME.

Pour le reste, c’est le grand flou. « Le meilleur moyen de ne pas avoir à discuter de l’efficacité de ces aides, c’est de ne pas se mettre d’accord sur leur périmètre », commente Vincent Drezet. Plusieurs fois, le rapporteur a questionné, en vain, ses interlocuteurs sur cette absence de transparence : révèle-t-elle une volonté politique ? « C’est sûr qu’à partir du moment où on va voir que ces aides qui étaient censées créer de l’emploi et de la croissance ont aussi créé beaucoup d’effet d’aubaine et d’effets pervers – comme des trappes à bas salaires –, cela va éclabousser tous ceux qui ne jurent que par la baisse des cotisations et le ruissellement », ajoute le porte-parole d’Attac.

Plusieurs fois Fabien Gay s’est pris à rêver d’un tableau, où on pourrait regarder, entreprise par entreprise, quelles aides publiques elles ont touchées et pour quel montant. « C’est un enjeu démocratique », a appuyé le sénateur LR Olivier Rietmann, président de la commission d’enquête. Souvent, ils se sont vu opposer une fin de non-recevoir par les administrations, au nom des secrets fiscaux et des affaires.

Quid de l’évaluation de l’efficacité des aides

Pourtant les grands groupes auditionnés ont souvent joué le jeu, certes avec plus ou moins de bonne volonté. Le patron d’ArcelorMittal a très clairement exposé toutes les aides perçues en introduction, ajoutant : « Il est impératif d’améliorer la transparence » de ces dispositifs. Il a en revanche fallu tirer les vers du nez à la direction de Sanofi.

La palme revient probablement à Google France, venu avec quasiment aucun chiffre à présenter, malgré le questionnaire fourni en amont par les équipes du Sénat. Pas même le montant de Cice perçu, ce qui a eu le don d’agacer passablement les membres de la commission d’enquête : « Il ne faut pas commencer une audition en prenant les sénateurs pour des lapins de trois semaines », s’est énervé le président.

Le sujet de l’évaluation de l’efficacité des aides était en revanche moins consensuel. L’économiste Maxime Combes, coauteur du livre « Un pognon de dingue, mais pour qui ? » (Seuil, 2022), auditionné à l’ouverture de la commission d’enquête en février, posait un cruel constat : « Les entreprises massivement aidées entre 2020 et 2022 ont-elles massivement investi dans l’intelligence artificielle ? Pas vraiment, puisque l’on doit organiser un sommet pour cela. Dans les technologies de rupture ? Pas davantage et on le déplore souvent. Dans la relocalisation d’entreprises ? Le secteur industriel représente moins de 10 % du produit intérieur brut aujourd’hui. »

De leur côté, les patrons auditionnés assurent que ces dispositifs leur sont indispensables, certains s’essayant même à un chantage à l’emploi si elles se voyaient rabotées. Le crédit impôt recherche (CIR) ? « C’est un outil d’attractivité et de compétitivité (…) qui fait que nous sommes dans la moyenne européenne pour le coût du chercheur », affirme le vice-président recherche et développement France de Sanofi.

Quant aux baisses de cotisations et au Cice, cela « nous a permis de rester compétitifs vis-à-vis de nos concurrents », enchérit de son côté Guillaume Darrasse, directeur général d’Auchan Retail. Et ce qu’il y a de fantastique avec la compétitivité, c’est qu’elle ne peut pas s’évaluer, surtout pas en termes d’emplois créés, assure Louis Gallois, père du Cice. « Quelle est la légitimité d’une politique publique qui n’est pas évaluable ? rétorque Vincent Drezet. D’autant qu’ils réduisent la compétitivité à ce qu’ils appellent le « coût du travail », alors que c’est aussi la stabilité politique, la qualité des infrastructures de transport, les systèmes de santé et d’éducation, qui rendent un pays attractif et compétitif. »

« Cette subvention a pesé très lourd dans le budget de l’État, ce qui peut nous amener à douter de sa légitimité »

Des études a posteriori, notamment de France Stratégie, ont porté une analyse critique, voire accablante sur l’utilité sociale et économique du Cice ou du CIR. Mais pour qu’il y ait une réelle mesure de l’efficacité de ces dispositifs, il faudrait des contrôles. Ce qui se révèle très compliqué, selon Marc Auberger. « Tout est cloisonné, toutes les administrations fonctionnent en silo : Urssaf, DGFIP, Ademe, le CNC, France 2030, etc. Chacun gère ses propres dispositifs », déplore l’inspecteur général des finances. « Ce n’est pas faux, pointe Vincent Drezet, qui fut secrétaire national de Solidaires finances publiques. Sauf qu’il aurait pu en être autrement, on aurait pu créer une autorité de contrôle, mettre toutes ces données en commun… Là il y a une responsabilité politique de ne pas le faire. »

L’opposition se fait encore plus franche lorsqu’il s’agit de proposer une conditionnalité. Fabien Gay a résumé les choses ainsi : « En tant que parlementaire et citoyen, il est choquant de voir qu’une entreprise dont le chiffre d’affaires atteint plusieurs milliards d’euros touche des aides, tout en versant plusieurs milliards d’euros de dividendes, et annonce la même année un plan de suppression de 2 500 emplois. Elle n’a peut-être pas besoin d’aides publiques. »

D’ailleurs, corrélation ou coïncidence, la rémunération des actionnaires du CAC 40 a été multipliée par près de cinq depuis 2010, quand sur la même période les aides aux entreprises ont augmenté de 215 %. Évidemment, les dirigeants d’entreprise n’y voient aucun rapport.

Seul Patrick Pouyanné, PDG de Total, a reconnu qu’une entreprise qui aurait été massivement aidée pendant le Covid n’aurait pas dû verser de dividendes. « Il parlait pour lui », a sèchement répliqué son homologue de Vinci. Quid alors du bouclier énergétique ? Fabien Gay a questionné Catherine MacGregor, directrice générale d’Engie : « En 2023, le groupe percevait 1,9 milliard d’euros au titre du bouclier tarifaire (ainsi que 150 millions d’euros d’autres aides – NDLR), alors qu’il enregistrait 5,2 milliards d’euros de résultat net et distribuait 3,4 milliards d’euros de dividendes à ses actionnaires. Cette subvention a pesé très lourd dans le budget de l’État, ce qui peut nous amener à douter de sa légitimité. » « Nous avons une vision très différente, monsieur le rapporteur », lui a répondu l’intéressée. Il est vrai que, lorsqu’il s’agit des entreprises, il faut comprendre « l’efficience » chère à Bruno Le Maire ainsi : subventionner sans contrôle, exonérer sans contrepartie et protéger les secrets des puissants.

°°°

Source: https://www.humanite.fr/social-et-economie/aides-publiques/aides-publiques-aux-entreprises-un-grand-flou-savamment-entretenu

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/connaissez-vous-le-premier-poste-de-depense-de-letat-aides-publiques-aux-entreprises-les-dessous-dun-scandale-a-200-milliards-h-fr-24-04-25/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *