
L’institut polaire français Paul-Émile Victor (Ipev), basé dans le Finistère, organise la logistique des missions scientifiques dans les six bases polaires françaises, au Nord comme au Sud. Manque de moyens, burn-out, manque de coordination politique… sa situation est alarmante.
Par Jean-Marie CUNIN.
Sous le soleil (et quelques nuages) du Morbihan, la station polaire de la fondation Tara Océan a fière allure. Ce drôle de navire en forme de soucoupe volante, « unique au monde », dixit son célèbre parrain Thomas Pesquet, a été baptisé ce jeudi 24 avril à Lorient. À partir de 2026, il explorera les étendues glacées du pôle Nord. Une belle démonstration du savoir-faire français en matière de recherche polaire.
L’État a d’ailleurs financé à hauteur de 13 millions d’euros — 60 % du budget total — la construction de la station. Treize millions, c’est presque autant que le budget annuel alloué à l’Institut polaire français Paul-Émile Victor. L’Ipev, basé à Plouzané, près de Brest (Finistère), reçoit en moyenne 14,5 millions d’euros par an pour son fonctionnement.
Il est chargé d’organiser la logistique des missions scientifiques dans les six bases polaires tricolores — dont les deux de l’Antarctique. Un travail d’orfèvre, tant les conditions d’accès au pôle Sud peuvent être abominablement difficiles. « Ils ont une connaissance fine du terrain. C’est extraordinaire ce qu’ils font pour les chercheurs », apprécie Anne Choquet, présidente du Comité national français des recherches arctiques et antarctiques (CNFRAA).
Déficit structurel
Et si la station polaire de Tara flotte bel et bien, l’Ipev, lui, est en train de couler. Joint par téléphone, le député du Morbihan Jimmy Pahun, présent à l’inauguration de la station Tara jeudi 24 avril, est en route pour l’Ipev ce vendredi matin. « Nous allons saluer le personnel, échanger avec eux… Nous avons besoin d’avancer sur son financement et la recherche polaire dans son ensemble », explique le député, coprésident d’un groupe d’études de l’Assemblée nationale dédié aux pôles.
L’Ipev est financé principalement par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Et ses comptes sont dans le rouge. « Nous sommes en déficit structurel depuis quatre ans, de plus de quatre millions d’euros par an. Le ministère a procédé à des dotations exceptionnelles ces trois dernières années (pour combler ce déficit). Cette année, le ministère a augmenté notre budget de 1,9 million d’euros, mais ce n’est pas assez », détaille Nathalie Metzler, la directrice adjointe.
Une « réduction d’efforts »
« La situation budgétaire du pays n’aide pas, mais le budget annuel de l’Ipev, c’est celui d’une petite ville de 15 000 habitants… », souligne-t-elle. Malgré la légère hausse annoncée du budget, une « réduction d’efforts » est aussi actée.
Cela signifie « moins de missions pour les chercheurs, et une rotation en moins en Antarctique avec l’Astrolabe (le brise-glace de ravitaillement pour l’Antarctique) », ajoute-t-elle.
La fonctionnaire assure la direction par intérim de l’Ipev. Le directeur, Yan Ropert-Coudert, a démissionné en mars. Une décision liée à la situation de l’Ipev ? Contacté, il n’a pas répondu à notre demande d’interview. Son remplacement ne devrait pas intervenir avant cet été.
Burn-out et promesses
Autre signe des difficultés de l’Ipev, les cas de burn-out. « Oui il y en a, on tire trop sur la corde, il n’y a pas assez de personnel pour faire le boulot. On nous annonce des choses qui ne viennent pas, il y a une fatigue forcément. Le personnel toujours présent, il faut le féliciter. On fait des merveilles avec si peu d’argent », souffle la directrice adjointe.
Des promesses, l’institut finistérien et la recherche polaire française n’en manquent en revanche pas. En novembre 2023, Emmanuel Macron avait organisé le Polar Summit à Paris, et conclut ce sommet international par une annonce forte : « d’ici 2030, […] nous investirons 1 milliard d’euros dans la recherche polaire », avait annoncé le chef de l’État.
À l’époque, l’ex-directeur Yan Ropert-Coudert avait confié à Ouest-France : « c’est inespéré […] cela donne le sentiment que ce sujet est enfin pris en compte aux regards des enjeux planétaires. Maintenant il faut que cela soit concrétisé ».
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Chantier de 40 ans
Environ la moitié de ce milliard était en réalité déjà prévue dans le budget de l’État, notamment pour le financement des universités. Mais des moyens supplémentaires étaient bien promis. Et pas que pour l’Ipev.
Un nouveau navire, le Michel Rocard, capable de naviguer dans les eaux glacées, avait été annoncé. Un projet qui, lui, se concrétise. « Le budget a été acté au niveau de l’État. Nous sommes, de notre côté, en fin de recueil des besoins scientifiques », indique-t-on à l’Ifremer, l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer, en charge du projet.
En revanche, les investissements massifs — au moins 150 millions d’euros — nécessaires pour moderniser la base antarctique de Dumont d’Urville et celle, partagée avec l’Italie, de Concordia, n’arrivent qu’au compte-goutte.
L’équipe de l’Ipev chargée de travailler sur le projet titanesque de reconstruction de Dumont d’Urville, estimé à 40 ans de travaux, comprend pour l’instant « un chargé de mission, un apprenti et des stagiaires. Ce n’est pas une équipe digne de ce nom », confie Nathalie Metzler.
Réunion demandée depuis trois ans
Si les promesses tardent autant à se concrétiser, c’est en grande partie par manque d’organisation au niveau gouvernemental. Une réunion interministérielle autour des pôles est demandée depuis 2022 par Olivier Poivre d’Arvor, ambassadeur des pôles et des enjeux maritimes.
L’auteur de la stratégie polaire française, un document d’une centaine de pages publié en avril 2022, n’a pas hésité à déclarer il y a trois semaines que « l’Ipev est en danger ».
Cette réunion interministérielle n’a toujours pas eu lieu. Valse des ministres (trois différents depuis septembre 2024), manque de temps des équipes, de volonté politique, … Les raisons sont nombreuses pour justifier son absence.
Un manquement qui pourrait prendre fin lors du prochain Comité interministériel de la Mer (le Cimer). Sous l’égide du Premier ministre, tous les ministères en lien avec la mer sont censés se réunir une fois par an.
Le prochain est « prévu fin mai et devrait intégrer ces enjeux polaires », avance le député Jimmy Pahun. De quoi donner naissance au « Cimer-Pôles », comme demandé dans la stratégie polaire il y a déjà trois ans. « J’ai bon espoir qu’un ensemble Cimer-Cipol se tienne à Matignon avant la fin mai », confirme de son côté Olivier Poivre d’Arvor. Contactés, les services du Premier ministre n’avaient pas répondu au moment de la publication.
Rapprochement avec l’Ifremer ?
L’avenir de la cinquantaine d’employés de l’Ipev est aussi suspendu à un rapport des inspecteurs du ministère de l’Éducation supérieure et de la Recherche.
Lors d’une visite à Plouzané en novembre 2023, l’ancienne ministre Sylvie Retailleau avait annoncé, « à notre grande surprise », se souvient Nathalie Metzler, « le montage d’un groupe de travail pour un rapprochement entre l’Ipev et l’Ifremer ». En clair, une intégration de l’Ipev dans son voisin, situé à moins de 300 mètres et qui compte 30 fois plus de personnel.
Les inspecteurs doivent rendre leur rapport « à la fin du printemps au ministre, et il y aura ensuite des décisions », souligne la directrice par intérim de l’Ipev.
« Le rapprochement avec l’Ifremer reste une possibilité mais n’est plus un impératif. Il est évoqué aussi un changement du statut administratif, ou l’adossement d’une partie de l’Ipev au CNRS… Il y a plein de solutions », liste-t-elle.
À charge désormais au ministère de les appliquer, et vite, s’il souhaite conserver l’institut fondé en 1992 et un accès sécurisé aux pôles pour les scientifiques.
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