
© Denis Allard/Rea
Quatorze ans après l’affaire DSK, les femmes de chambre sont toujours les proies des agresseurs, qui exploitent l’extrême vulnérabilité de ces travailleuses précaires. En première ligne pour dénoncer l’impunité et l’inertie des patrons, les syndicats font des luttes collectives des espaces privilégiés de libération de la parole.
Hayet KECHIT.
Imaginons un hôtel lambda, en France. À l’étage, une femme de chambre circule dans le couloir, draps et serviettes de rechange en mains. Elle s’arrête devant l’une des portes, toque trois fois, patiente un peu. Silence. Elle ouvre la porte. Devant ses yeux, un homme ouvre son peignoir. Des histoires de ce genre, avec parfois quelques variantes – scène de masturbation, propos dégradants, voire assaut –, ces employées en ont quasiment toutes une à raconter.
Un chiffre témoigne de l’ampleur du phénomène : au cours de sa carrière dans l’hôtellerie, une salariée sur deux risque d’être accueillie en chambre par un client nu. C’est le constat mis en évidence dans un travail de recherche réalisé à l’université de Grenoble-Alpes (Isère) par Maud Descamps, une formatrice spécialisée dans la prévention des violences sexistes et sexuelles (VSS) au sein de l’hôtellerie.
Si les données officielles demeurent rares, les témoignages recueillis par les syndicats ou les associations d’aide aux victimes, comme l’Association contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), imposent une évidence : les violences sexistes et sexuelles ont fini par être intériorisées par les victimes comme un risque professionnel, comme le serait celui d’une chute pour un ouvrier du bâtiment. À la différence notable que celui-ci dispose normalement d’un harnais de sécurité pour éviter le choc.
Des vies brisées à huis clos
Quatorze ans après l’affaire du Sofitel de New York – où l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn, alors patron du Fonds monétaire international (FMI), pour avoir agressé sexuellement une femme de chambre avait donné à voir de façon spectaculaire l’incroyable impunité dont les agresseurs croient jouir dans ces enceintes à l’ambiance feutrée –, des vies continuent d’être brisées à huis clos.
Maria1 est réceptionniste de nuit, au sein de l’hôtel et casino d’Enghien-les-Bains (Val-d’Oise). Le 30 avril dernier, elle officie seule quand un habitué de la salle de jeu, ivre et titubant, se voit offrir par la direction de passer gracieusement la nuit à l’hôtel. À charge pour Maria de conduire elle-même le client, seule, jusqu’à sa chambre. Le temps de tourner les talons vers la sortie, ce dernier, pantalon baissé, empoigne la jeune femme et lui impose des attouchements aux seins. Elle attendra la fin de son service, à 7 heures du matin, pour porter plainte seule au commissariat.
En état de choc, elle a entre-temps entamé une procédure pour faire reconnaître son agression en accident du travail. Si le groupe affirme, auprès de l’Humanité, « accorder la plus grande attention à la suite des procédures judiciaires (…) et continuer de faire de la protection de ses salariés une priorité », Michaël Da Costa, délégué CGT du groupe Barrière, ne décolère pas, dénonçant une direction « sourde aux multiples alertes concernant l’exposition des salariées aux insultes, gestes obscènes et violences sexuelles de plus en plus nombreuses » au sein du casino et de l’hôtel. Désinvolture et indifférence à leur sort de la part des décisionnaires : les mêmes constats émergent de nombre de témoignages de femmes victimes d’agressions au sein des hôtels.
Choc post-traumatique
Dans son salon, Diabou (*) désigne d’un geste las des boîtes de comprimés posées en vrac sur la table : antidépresseurs le matin, somnifères le soir. « C’est ça, ma vie, depuis huit ans. C’est comme ça que je tiens », raconte, le souffle court, la femme de chambre. Employée par le sous-traitant STN au service de l’hôtel Ibis Batignolles du 17e arrondissement de Paris (propriété du groupe Accor), elle est en arrêt de travail pour choc post-traumatique depuis le 19 avril 2017, jour où elle a été violée par le directeur de l’établissement, dans la chambre même où elle s’affairait.
À cette femme, rien n’aura été épargné : les accusations de son agresseur qui a fait venir la police le soir du viol, se présentant comme victime d’un complot, ou son déni pendant plusieurs années. Jusqu’à son procès, où, acculé, le cadre finira par reconnaître les faits, avant d’être condamné, en décembre 2024, à sept ans de prison ferme, avec mandat de dépôt.
« Je m’attendais à plaider face au pire scénario, au vu de son déni pendant toute l’instruction. Je me suis rendu compte assez vite que la défense était plutôt sur le terrain de la reconnaissance des faits », raconte l’avocate de la femme de chambre, Me Carine Durrieu Diebolt.
Menacées de licenciement
Les faits ont eu lieu deux ans avant les débuts de la très emblématique lutte sociale dont cet hôtel a été le théâtre, entre 2019 et 2021. Rachel Keke, grande figure de ce combat contre la sous-traitance et pour des conditions de travail dignes, était à cette époque la collègue de Diabou.
Celle qui deviendra députée LFI (2022-2024) connaît bien la dévastation qui suit ces violences pour les avoir elle-même subies : « Un matin, j’ai tapé à la porte. Quand j’ai ouvert, le client m’a agrippé les seins. J’ai dû hurler que je n’étais pas une prostituée. » Elle se souvient aussi de la chape de plomb qui a pesé sur le viol de Diabou, à coups de menace de licenciement. « STN nous empêchait de nous exprimer. Il y avait une vraie peur », raconte l’ancienne députée.
Aboubakar Traoré, équipier au sein de l’hôtel, en a fait les frais, avec quatre procédures de licenciement au compteur. Le syndicaliste de Force ouvrière s’était déjà illustré en dénonçant, avant le viol, « les petites tapes sur les fesses en passant », « les bizarreries » de ce directeur qui apportait les draps dans les chambres, pendant que les employées s’y trouvaient. « Nos alertes auprès du sous-traitant n’ont jamais été entendues. Si on est arrivés jusqu’au viol, c’est qu’on a laissé faire », s’émeut Aboubakar Traoré. Contactée par l’Humanité, la société STN n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Un rapport de domination quasi absolu
L’affaire de ce viol est, à maints égards, symptomatique de l’enchevêtrement de facteurs délétères qui font des femmes de chambre des proies particulièrement vulnérables et de l’hôtellerie l’un des secteurs les plus imperméables à la vague #MeToo.
« C’est un lieu où la violence et le harcèlement sont beaucoup plus prégnants », confirme Julie Duchatel, syndicaliste chargée de l’égalité femmes-hommes au sein de l’IUTA, une fédération internationale de syndicats de 140 pays, notamment dans le domaine de l’hôtellerie-restauration.
En cause, d’abord, les rapports de domination exacerbés qui structurent ce milieu où les postes de direction sont essentiellement occupés par des hommes régnant sur des équipes dédiées « au sale boulot », composées à une écrasante majorité de femmes. Avec des conséquences prévisibles.
« La relation de subordination est déjà problématique en soi, mais quand la victime est une femme sans papiers, isolée, s’instaure un rapport de domination quasi absolu dont certains n’hésitent pas à tirer profit », analyse l’avocat Slim Ben Achour, qui a défendu des gouvernantes officiant chez des particuliers. Sa consœur Me Durrieu Diebolt va plus loin, analysant le viol comme un outil de renforcement de ce pouvoir, « l’agression sexuelle en elle-même créant de la puissance ».
« Il fallait d’abord coucher avec lui »
« Parfois, il y a des chantages par ceux qui ont un pouvoir », témoigne Lina (*), une gouvernante qui officie dans un complexe du Val-d’Oise. Elle précise : « Dans un hôtel où je faisais un remplacement, nous étions autorisées par la direction à boire un café dans la cuisine avant le service. Le cuisinier avait mis en place ses règles : il fallait d’abord coucher avec lui. La cuisine était son territoire », lâche-t-elle, encore éprouvée par le souvenir de cet épisode : « Quand il a compris que je ne céderais pas, il s’est mis à m’insulter chaque jour. Je n’en dormais plus la nuit », se souvient-elle.
La jeune femme, qui a fait des études supérieures d’administration au Maroc, connaît ses droits et a fini par alerter la direction de l’hôtel. Elle avait entre-temps découvert avec stupeur que toutes ses collègues avaient déjà subi les assauts du cuisinier, sans n’avoir jamais osé parler.
Le profil de Lina fait cependant exception dans un milieu où évoluent des employées cumulant une multitude de vulnérabilités, qui verrouillent leur parole. « Elles subissent une triple discrimination : de classe ; de « race », la majorité d’entre elles étant noires ; de genre. Tout cela mélangé produit un cocktail détonant », résume Laurence Cohen, ex-sénatrice du Val-de-Marne (de 2011 à 2023) et responsable nationale attachée aux droits des femmes au Parti communiste (de 2003 à 2018).
Se décharger de leur sort au profit des sous-traitants
Autant de failles que les groupes hôteliers, dans une course à la réduction des coûts, exacerbent en se déchargeant du sort de ces employées pour les faire dépendre des sous-traitants, peu respectueux du droit du travail.
Pour Natalie Benelli, docteure en sciences sociales à la Hochschule Luzern-Soziale Arbeit (haute école de Lucerne spécialisée dans le travail social), en Suisse, non seulement « le recours à la sous-traitance s’accompagne d’une détérioration des conditions de travail », mais aussi d’une « augmentation des risques en matière de santé et de sécurité au travail », dont font partie les VSS.
Comment agir ? Me Ben Achour ne cache pas qu’il y a une montagne à gravir : « C’est déjà compliqué pour des femmes qui ont un capital culturel, n’ont pas de problème de papiers ni de ressources financières. Alors pour ces femmes hypervulnérables… » Le problème n’en reste pas moins une priorité pour les syndicats. « Nous n’avons pas attendu #MeToo pour avancer depuis plus de vingt ans », affirme Julie Duchatel. Elle met en avant les victoires récentes, comme la signature d’accords de lutte contre le harcèlement sexuel avec des sociétés transnationales de l’hôtellerie, mais surtout l’adoption en 2019 de la convention 190 de l’Organisation internationale du travail (OIT), qui stipule, dans son article 9, que « tout membre (de l’OIT) doit adopter une législation prescrivant aux employeurs de prendre des mesures appropriées (…) pour prévenir (…) la violence et le harcèlement fondés sur le genre ».
Des grèves libératrices de la parole
Avec des effets encore peu visibles sur le terrain où les agressions sont légion. Certaines compagnies hôtelières n’en affichent pas moins leur volonté de se saisir du problème. Contacté par l’Humanité, le groupe Accor affirme ainsi avoir renforcé la pression sur ses sous-traitants, en leur imposant « de mettre en place des conditions de travail respectueuses de la santé physique et mentale de son personnel, notamment en matière de lutte contre le harcèlement moral et sexuel ». Il met également en avant des plans de formation à destination des managers d’hôtel et de tous les collaborateurs (incluant les femmes de chambre).
Sur le cas de l’Ibis Batignolles, il assure que le nouveau management de l’hôtel mène « un suivi accru pour qu’un quotidien apaisé reprenne au sein de l’hôtel ». Cela suffira-t-il ? Les syndicats voient dans les luttes collectives pour la dignité des conditions de travail le meilleur moyen d’éradiquer ces violences.
Le combat à l’Ibis Batignolles est à cet égard emblématique : sans cette grève de vingt-huit mois, grand moment de libération de la parole, qui saurait aujourd’hui qu’un directeur d’hôtel s’est cru assez intouchable pour entrer dans une chambre et violer une salariée dont il était censé garantir la sécurité ?
- (*) Les prénoms ont été modifiés ↩︎
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