
L’entêtement des pouvoirs publics à construire l’autoroute A69 traduit une incapacité à remettre en question le modèle de gestion des infrastructures des années 1960 et 1970, estime le chercheur Nelo Magalhães dans cet entretien.
Entretien réalisé par Hortense CHAUVIN.
Nelo Magalhães est chercheur en histoire environnementale. Il est l’auteur d’Accumuler du béton, tracer des routes (éditions La Fabrique, 2024), un essai dans lequel il met en lumière le coût écologique de la construction et de la maintenance des grandes infrastructures de transport.
Reporterre – La décision du tribunal administratif de Toulouse d’annuler l’autorisation environnementale de l’autoroute A69 a provoqué l’ire d’une partie de la classe politique. L’État a demandé la reprise des travaux, des sénateurs ont déposé une proposition de loi pour contourner cette décision de justice… Comment analysez-vous cet acharnement ?
Nelo Magalhães – Il y a des intérêts économiques évidents (d’entreprises comme Pierre Fabre et d’acteurs du BTP), mais ils me semblent presque secondaires. Cette insistance s’explique plutôt, selon moi, par des questions d’ordre symbolique. La classe politique régionale et l’État ont tellement investi symboliquement dans ce projet qu’y renoncer serait inacceptable. Il leur faut garder la main sur le récit des infrastructures, qui sont présentées comme bonnes pour l’activité, pour le désenclavement des territoires… Ce récit doit être incarné matériellement. Sinon, il perd de sa force.
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Leur acharnement passe par une militarisation du chantier. C’est révélateur d’à quel point l’État veut à tout prix garder la main sur l’aménagement du territoire, dans une période où les derniers grands projets ont été fortement freinés, voire arrêtés comme à Notre-Dame-des-Landes ou Sainte-Soline. Les partisans de cette autoroute jettent toutes leurs forces dans la bataille.
Observez-vous des similitudes entre les arguments actuels des promoteurs de l’A69 et ceux utilisés dans les années 1960 ?
Il y a des similitudes très fortes : l’idée que les infrastructures de transport (et les autoroutes en particulier) sont bonnes pour le développement, le progrès, la modernité… À l’époque, on allait jusqu’à dire que l’infrastructure autoroutière était le sang de la nation.
Comment expliquez-vous que ces idées aient perduré, malgré les connaissances acquises depuis sur la contribution du transport au changement climatique, les effets des routes sur la biodiversité, etc. ?
Tout un tas d’activités économiques détruisent la planète et perdurent parce qu’ils servent des intérêts assez puissants pour imposer leurs décisions. Au-delà de cette question, penchons-nous sur les deux mobilités soutenues par les infrastructures routières. D’une part, la voiture. Pourquoi a-t-elle perduré à ce point ? Parce que l’espace a été structuré pour elle, via la destruction des services publics de transport, la création du périurbain… À peu près 17 millions de Français ne travaillent pas dans la commune où ils habitent. S’ils n’ont pas de transports en commun adéquats, ils n’ont pas le choix.
« L’idée selon laquelle la libre circulation des marchandises est bonne pour la société n’a jamais été remise en question »
L’autre mobilité, c’est le camion. Pourquoi le transport de marchandises perdure-t-il depuis soixante ans ? Parce qu’il est au cœur du projet européen. Depuis la signature du traité de Rome en 1957, l’idée selon laquelle la libre circulation des marchandises est bonne pour la société et l’économie n’a jamais été remise en question. Tous les accords de libre-échange conclus depuis s’incarnent dans les millions de camions qui roulent sur nos autoroutes. Ils représentent 20 à 30 % de leur trafic.
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Comme toutes les grandes infrastructures de transport – notamment les ports, dont la largeur et la profondeur sont pensées pour l’accueil de porte-conteneurs gigantesques – les autoroutes sont dimensionnées pour le transport de marchandises. Que ce soit en termes d’épaisseur, de largeur ou de rigidité, elles sont faites pour les camions, pas pour les voitures. Tant qu’on ne remet pas en question la structure du libre-échange, ces infrastructures vont perdurer.

Bien sûr, elles peuvent se métamorphoser. C’est ce que promettent les pouvoirs publics en disant que les camions rouleront un jour à l’hydrogène. Mais même si c’était le cas, la structure du libre-échange ne changerait pas, ni les dégâts qu’il génère au-delà de nos frontières.
On s’attarde souvent sur les dégâts écologiques générés lors de la phase de construction des routes, ainsi que sur les émissions de gaz à effet de serre des engins qui y roulent. En quoi la maintenance de ces infrastructures pose-t-elle aussi un problème ?
La dynamique d’une infrastructure de transport est la suivante : elle est d’abord construite, puis très souvent élargie, épaissie, étendue ou approfondie. C’est vrai pour les routes, les ports, les aéroports… Il faut ensuite les entretenir en permanence. Cet aspect-là est souvent mis de côté. On se dit qu’une infrastructure que l’on a construite doit être réparée, ça semble relever du bon sens. Mais il faut s’interroger sur l’usage qui en est fait.
Tous les ingénieurs le savent : on ne répare les routes que pour les camions. Ils sont beaucoup plus lourds que les voitures, et les abîment bien plus.
« Les grandes infrastructures de transport ne suivent pas un cycle de vie technique, mais politique »
Cette question de l’entretien est capitale, parce qu’à part l’A69, on ne construit plus de petites autoroutes en France depuis dix ans. Il y a des petits contournements, des petites rocades qui ont parfois des conséquences désastreuses, mais nous ne sommes plus du tout dans la même configuration que dans les années 1970. Et pourtant, on extrait encore entre 350 et 400 millions de tonnes de sable et de gravier par an, dont la moitié pour l’entretien des routes.
Les grandes infrastructures de transport ne suivent pas un cycle de vie technique, mais politique. C’est le choix politique du libre-échange qui nécessite ce type de maintenance.
Quelles sont les conséquences de ce phénomène, que vous qualifiez d’« extractivisme ordinaire » ?
De l’après-guerre jusqu’aux années 1990, le sable et les graviers étaient extraits en majorité des rivières. Résultat : elles ont été vidées de tous leurs sédiments, les courants ont été accélérés à certains endroits, la faune et la flore ont été abîmées… Les nappes phréatiques ont aussi été affectées, avec des conséquences sur l’eau potable.
Quand je parle d’« extractivisme ordinaire », je veux dire que les quantités massives de sable et de gravier qui ont été extraites à cette époque l’ont été majoritairement par des PME, pas par les mastodontes du BTP. C’était extrêmement local et banal. Il y avait des dizaines de milliers de carrières, qui extrayaient chacune jusqu’à 100 000 tonnes de sable et de gravier.
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J’utilise ce terme pour mettre en évidence le fait que ce type d’extraction massive et destructrice arrive aussi en Europe, et pas uniquement, comme on l’imagine parfois avec un brin de mépris, dans le Sud global. Ce qui se passe aujourd’hui en Inde, dans le Mékong et au Maroc s’est passé — évidemment dans un contexte différent — en France dans les années 1960-1980. Pendant cinquante ans, on a extrait cinq fois plus de sable et de gravier que ce que la Loire reçoit comme alluvions naturels chaque année du fait de l’érosion.
« Si l’A69 n’est pas finalisée, c’est autant de carrières qui ne seront pas ouvertes »
Aujourd’hui, l’extractivisme n’existe plus sous cette forme en France. L’extraction a été interdite dans le lit mineur des rivières, mais reste autorisée dans leur lit majeur. On appelle cela des gravières ou des sablières. Il y en a d’ailleurs énormément dans le Tarn, la région de l’A69. On utilise majoritairement de la roche dure, des carrières en collines que l’on éclate à l’explosif ou que l’on concasse pour obtenir des gravillons, avec toujours des enjeux importants pour les écosystèmes.
Les défenseurs de l’A69 rappellent régulièrement que l’autoroute est déjà achevée aux deux tiers. Cela peut-il avoir du sens, malgré tout, de s’opposer à sa finalisation ?
Absolument. La construction de nouvelles routes attire en général davantage de trafic. Ne pas construire l’A69, c’est d’abord éviter une activité émettrice de gaz à effet de serre et d’autres pollutions. Et puis, il y a l’enjeu de l’entretien que j’évoquais plus tôt. Si l’A69 n’est pas finalisée, c’est autant de carrières qui ne seront pas ouvertes, de centrales à béton qui ne fonctionneront pas pour l’entretenir. Même si le chantier a déjà dévasté une bonne partie de la région, il y a un gain énorme à ne pas le reprendre.
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Quel avenir pourrions-nous imaginer pour cette route déjà à moitié construite ? Comment se réapproprier les restes des infrastructures de transport, dans une perspective écologiste ?
C’est évidemment aux personnes concernées de décider comment elles veulent se les réapproprier. Quand j’écrivais mon livre, un exemple m’a frappé : celui d’une rocade à Madagascar, construite mais jamais utilisée pour une histoire de corruption. Les gens se sont mis à se promener sur ce périphérique et ont commencé à y tenir un marché.
« Si on veut dépasser le niveau local, il ne faut pas oublier les enjeux systémiques et structurels »
Dès qu’il y a des blocages d’autoroutes en France, les gens vont y faire du badminton, du vélo, écouter de la musique, peindre… La réappropriation est matérielle, mais aussi symbolique. L’idée que ce lieu-là est destiné aux marchandises est complètement transformée. L’autoroute devient un lieu chargé d’affects joyeux, de symboles parfois militants et culturels.
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Cela dit, même s’il est intéressant de se projeter dans un monde post-capitaliste, d’imaginer comment l’on pourrait se réapproprier Fos-sur-Mer et le périphérique parisien, cela fait un peu fi de la difficulté à parvenir à ce monde-là.
Il faut se poser la question du libre-échange et de l’obligation pour des millions de salariés de prendre leur bagnole tous les jours. Ces deux éléments sont rattachés aux marchandises : le libre-échange, c’est la circulation de marchandises ; le rapport salarial, la production de marchandises. J’insiste là-dessus car il ne faut pas oublier les enjeux systémiques et structurels si l’on veut dépasser le niveau local.
Avant d’aller faire du roller sur l’A69, il faut donc d’abord faire la révolution ?
Absolument. Les questions d’infrastructures de transport ne dépendent pas que du ministère des Transports. Que transportent les camions ? À 40 % environ, des denrées agricoles. Pourquoi ? Parce que le modèle agricole a été complètement transformé dans l’après-guerre, que des régions se sont spécialisées dans certaines monocultures pour l’export, que l’on importe des produits agricoles du monde entier et que l’on fait sans cesse passer des fraises d’Espagne vers l’Allemagne. Faire baisser le flux de camions passe par une transformation du modèle agricole.
La proposition de la Confédération paysanne et d’autres organisations d’installer un million de paysans n’est pas une politique de mobilité, mais d’alimentation. Et pourtant, elle aurait d’énormes vertus pour les infrastructures de transport, et diminuerait drastiquement le transport de marchandises par camion.
On peut penser la révolution à long terme. Qu’il faille changer complètement l’ordre économique, c’est une évidence, tous les travaux académiques montrent que le capitalisme détruit de façon structurelle les milieux. Mais on peut partir de propositions très concrètes comme celles-ci. C’est pareil pour la bagnole : pour réduire la part contrainte du trafic automobile, il faut complètement changer le rapport salarial.
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Source: https://reporterre.net/A69-L-Etat-a-tant-investi-que-renoncer-lui-serait-inacceptable
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/entretien-a69-letat-a-tant-investi-que-renoncer-lui-serait-inacceptable-reporterre-14-05-25/