Les penseurs de l’écologie décoloniale déterminés à faire entendre leur voix (reporterre-19/05/25)

Un collectif d’autrices et d’auteurs a décidé de prendre à bras-le-corps les questions d’écologie et d’antiracisme. – Montage Reporterre

Défenseurs d’une « écologie de la libération », des penseurs, artistes et militants décoloniaux, portés par une nouvelle collection d’essais, promeuvent un front écologiste et antiraciste.

Par Fanny MARLIER.

Chlordécone dans les Antilles, agent orange au Vietnam, pillage des ressources minières au Congo… Il n’est plus possible de parler de lutte écologiste sans parler de lutte antiraciste. Parce que l’écologie politique en France a longtemps été portée par des organisations et des figures issues des classes aisées blanches, elle a oublié une réalité essentielle : la négation des réalités coloniales qui ont contribué à la catastrophe actuelle et l’invisibilisation des personnes racisées les plus affectées par le changement climatique.

Pour changer durablement cette grille de lecture, un collectif d’autrices et d’auteurs a décidé de prendre à bras-le-corps les questions d’écologie et d’antiracisme. Le résultat s’incarne à travers la nouvelle collection d’essais, « Écologies de la libération », lancée le 14 mai aux éditions Les Liens qui libèrent. Dirigée par l’essayiste et cofondatrice du Front de mères et de la Maison de l’écologie populaire Verdragon à Bagnolet, Fatima Ouassak, elle rassemble philosophes, artistes, militants, acteurs du monde associatif, politiques et intellectuels.

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Intitulé Terres et liberté, Manifeste antiraciste pour une écologie de la libération, l’ouvrage, regroupant les textes de douze autrices et auteurs, inaugure cette collection. Il vise à montrer que les combats contre le racisme, la précarité et le réchauffement climatique s’entremêlent et qu’un front commun est possible.

Bloc contre le camp identitaire

Au-delà, c’est une transformation en profondeur d’une vision de l’écologie politique qui est attendue. Celle d’un monde où la reconnaissance des discriminations raciales et la lutte contre le réchauffement climatique ne font plus qu’un.

« La terre ne concerne pas seulement les conditions de subsistance, écrit Fatima Ouassak en préambule. Elle est aussi une affaire de dignité car la libération de la terre est une condition à l’émancipation de celles et ceux qui l’habitent. »

Face à une diversion identitaire étouffant l’espace médiatique par les questions de sécurité et d’immigration, l’enjeu est de taille pour ces auteurs et activistes déçus et malmenés par la trumpisation des idées. Le but des auteurs de cette collection est clair : rappeler que « ce qui ravage la Terre ravage les populations non blanches, ce qui ravage les populations non blanches ravage la Terre ».

Lors de la marche organisée par Génération Lumière contre les ravages des mines en RDC, ici à Strasbourg, le 15 juillet 2024. © Adrien Labit / Reporterre

Cette prise de conscience plus globale semble en tout cas faire son chemin. Mercredi 14 mai se tenait la soirée de lancement officielle de cette collection destinée, en filigrane, à faire bloc contre le camp identitaire. Dans une grande rencontre à l’Académie du climat, « lieu inédit de réflexion autour des enjeux environnementaux » du centre de Paris, plus de 250 personnes étaient réunies dans la grande salle des fêtes faite de dorures et de moulures au plafond. Un public majoritairement composé de gens jeunes, et parfois racisés.

Extractivisme, décolonisation, et encore réparation, les débats sont portés par des figures de la pensée décoloniale, comme le chercheur Malcolm Ferdinand, la philosophe Nadia Yala Kisukidi, l’anthropologue Arturo Escobar, le philosophe Norman Ajari, l’historien spécialiste du panafricanisme Amzat Boukari-Yabara, Myriam Bahaffou, autrice de l’essai Des paillettes sur le compost — Écoféminismes au quotidien, ou encore, Shela Sheikh, chercheuse en politique internationale spécialiste des « écologies post et décoloniales ».

Exil climatique

À leurs côtés, des associatifs, acteurs et actrices de terrain tels que le paysan et fondateur du collectif Urgence Palestine, Omar Alsoumi, les représentants du collectif Vietnam-Dioxine, ou encore, les membres de l’association d’accueil agricole et artisanale A4. Cette dernière a notamment ouvert une serre collective en Bretagne afin d’offrir un travail digne aux personnes migrantes — ciblée à plusieurs reprises par des actes de vandalisme.

« Souvent, nous avons été forcés de partir de chez nous à cause de l’accaparement des terres dans nos pays, ou par l’inaction politique face au changement climatique, écrit l’association A4. La lutte se passe ici et là bas. Pouvoir continuer de lutter depuis là où on est pour les droits de la terre et du vivant nous semble essentiel. »

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Las d’attendre que le milieu intellectuel leur fasse de la place, ces penseurs et activistes construisent ainsi leurs propres récits, et martèlent combien les questions de sédentarité, d’autodétermination, du nombre de morts en Méditerranée, du soin, ou encore, d’accès à la terre et l’autonomie sont liées. Leurs différences existent, mais tous et toutes fondent leur pensée sur leur vécu de l’exploitation, de l’impérialisme, et de la discrimination.

Malcom Ferdinand raconte que le point de départ remonte au 24 juin 2024. Invité à une soirée organisée par Reporterre face à la menace d’une prise de l’Assemblée nationale par le Rassemblement national lors des élections législatives anticipées, le chercheur en sciences politiques au CNRS n’avait pas hésité à dénoncer l’entre-soi de l’événement, pourtant supposé représenter la diversité du mouvement écologiste. « Combien de fois vais-je arriver dans un meeting comme celui-là et me retrouver l’un des seuls Noirs de la salle ? » s’était-il ému, appelant ses « amis écologistes » à « changer ».

L’association A4 se fixe une mission «  de formation, d’accès au travail et d’accompagnement administratif de personnes avec ou sans papiers, dans les domaines de l’agriculture et de l’artisanat  ». © A4

Dans son chapitre, Nadia Yala Kisukidi théorise par exemple « deux conceptions de la terre qui peuvent se soutenir l’une l’autre ». D’abord, la terre du retour, celle arrachée par les bateaux négriers pour amener les esclaves dans les plantations des Amériques. Puis, la terre du repos, celle qui interrompt « le cycle continue des mouvements forcés (expulsion, fuite, déplacements contraints, captures, marchés humains, camp de réfugiés…) commandés par la violence du capitalisme et de l’accaparement de l’espace ».

« Lutter pour l’écologie, c’est agir pour le droit d’avoir accès à la terre »

Fondé en 2004, le collectif Vietnam Dioxine ne cesse d’alerter sur les ravages de l’agent orange répandu durant la guerre du Vietnam et qui continue de contaminer les corps et les terres. Dans une tribune publiée en mars dernier dans Reporterre aux côtés de l’Observatoire Terre-Monde, le collectif martelait combien « lutter pour l’écologie, c’est se préoccuper et agir pour le droit d’avoir accès à la terre et donc à un logement, qui que nous soyons et d’où que l’on vienne ».

Front écologique et antiraciste

Tous les auteurs de ce manifeste s’accordent pour dire que la recherche d’un front écologique et antiraciste est un souffle d’espoir vital. Pour clore la soirée de lancement, Fatima Ouassak a souligné la symbolique de l’événement : « L’enjeu d’exister dans l’espace majoritaire est primordial pour des personnes non blanches. » « C’est important que nos voix existent dans le champ intellectuel, et pas uniquement en périphérie », a-t-elle conclu. Afin que les idées se diffusent au plus grand nombre, une attention particulière a été portée pour essayer de réduire le prix du livre (qui coûte 14 euros).

La parution du deuxième livre de la collection « Écologies de la libération » est prévue pour le mois d’octobre, sous la plume d’Omar Alsoumi, d’Urgence Palestine, et offrira « un horizon d’émancipation » pour sortir de « l’état de sidération politique » dans lequel le monde a plongé depuis le 7 octobre 2023.

Terres et liberté, Manifeste antiraciste pour une écologie de la libération, coordonné par Fatima Ouassak, aux éditions Les Liens qui libèrent, mai 2025, 192 p., 14 euros.

Précisions

Fatima Ouassak : © Mathieu Génon / Reporterre
Malcom Ferdinand : © Mathieu Génon / Reporterre
Vietnam Doxine : © Nnoman Cadoret / Reporterre
Shela Sheikh : DR

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Source: https://reporterre.net/Les-penseurs-de-l-ecologie-decoloniale-determines-a-faire-entendre-leur-voix

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