Contre la fast-fashion, la renaissance d’une filière textile française (reporterre-3/06/25)

La pandémie de Covid-19, avec ses immenses besoins en masques et blouses, a contribué à relancer l’industrie du textile à Roubaix, comme ici à l’Atelier résilience en octobre 2021. – © Denis Charlet / AFP

Alors que la loi sur la fast-fashion est en examen à l’Assemblée, la filière textile de Roubaix tente de se relancer sur des bases durables. Dans le Nord, des entrepreneurs mettent en avant une production plus sobre et locale.

Par Virginie MENVIELLE.

Roubaix (Nord), reportage

Au 84, rue de la Fosse, à Roubaix, dans l’emblématique usine Tissel fermée dans les années 2000, tout semble avoir repris vie. Anna, 22 ans, opératrice machine polyvalente chez les 3 Tricoteurs, contrôle la qualité d’une chaussette fraîchement tricotée, pendant que les machines tournent sans s’arrêter. Cette jeune designeuse s’épanouit dans l’apprentissage des machines et des fils. « Ce que j’aime ici, c’est comprendre le textile dans sa globalité, de la programmation à la finition », explique-t-elle.

Ici, grâce au concept innovant lancé en 2021 par Sacha Boyadjan, Victor Legrain et Alexandre Bianchi — un atelier ouvert sur un bar depuis lequel on peut voir ses vêtements fabriqués à la demande —, la production textile se relance avec des vêtements personnalisables. Depuis sa création, l’entreprise double son chiffre d’affaires chaque année — 570 000 euros en 2023 et une levée de fonds de 2 millions d’euros en 2024 pour l’achat des machines. Une success story roubaisienne vue comme preuve d’un intérêt croissant pour des textiles plus responsables et relocalisés.

« Ces entrepreneurs sont raisonnables »

Leur croissance a permis l’ouverture d’une usine de 800 m² dans les anciennes Manufactures Tissel sur un plateau de 11 000 m², il y a un an et demi. Ce lieu, dédié à l’économie circulaire, situé à deux pas de leur atelier-bar, leur a permis d’accroître leur production et de répondre aux demandes des marques telles que Cyrillus, Lemahieu, mais aussi Les Bonnes Sœurs, à Lille.

Dans le même esprit, Justine Faiderbe porte la création d’une société coopérative qui mêlera boutique partagée et plateau technique d’une dizaine de machines dans un lieu hybride, à Fives, quartier populaire lillois. « Ce qui freine notre développement, c’est qu’on doit tout faire : gestion, compta, accueil clients. Résultat, notre temps de production est limité. Avec ce projet, on veut que les entrepreneurs reviennent au cœur de leur métier, la production. En s’y mettant à plusieurs, on pourra répondre à des marchés aujourd’hui inaccessibles. »

La solution pour faire véritablement revivre le textile dans le Nord serait donc des business model sobres ? C’est en tout cas ce que semble penser la chercheuse Maud Herbert, chercheuse et cofondatrice de la chaire Text&Care — un laboratoire de recherche lillois spécialisé dans les liens entre textile, insertion et responsabilité sociale. « Ces entrepreneurs sont raisonnables, dit-elle. Dans leur modèle, ils pensent à l’économie de la ressource et à la production à la demande, avec volume pensé en amont. Ça reste des business territoriaux qui n’ont pas volonté de se développer sur la France entière et donc qui a une approche vertueuse et propose une production textile raisonnée. »

« On avait les mêmes valeurs et une vraie envie de travailler ensemble »

Cette renaissance textile s’ancre dans une histoire plus récente : le printemps 2020, où couturières amatrices et professionnelles de la métropole lilloise se sont organisées pour produire masques, blouses et protections sanitaires pour lutter contre le Covid-19. Un véritable élan pour une filière en déclin depuis les années 1970. Cinq ans plus tard, si plusieurs structures ont fermé, d’autres renaissent ailleurs, plus résilientes et solidaires.

Justine Faiderbe, couturière professionnelle depuis 7 ans, cofondatrice du collectif l’Étiquette, reste marquée par cette période. « Je me suis engagée bénévolement auprès du CHU pour confectionner des blouses avec des matières saines. J’ai aussi rejoint d’autres couturières, créatrices et artisanes indépendantes, pour s’entraider. On s’est rassemblées car on avait les mêmes valeurs et une vraie envie de travailler ensemble. »

80 ateliers fédérés

À cette époque, une myriade d’ateliers de confection a vu le jour en quelques mois. En mars 2020, le réseau Résilience a fédéré 80 ateliers en France. La structure Vitamine T a fondé Confectio en avril 2020, ouvrant trois ateliers solidaires dont le principal est à Lesquin (Nord), employant 150 salariés, principalement en insertion.

À Roubaix, la Maison de Mode a ouvert les portes de ses ateliers aux créatrices et créateurs en quête d’un lieu pour produire localement. Le Fashion Green Hub, association pionnière de la mode responsable implantée depuis 2017 dans l’ancienne Banque de France, structure un réseau allant « du champ jusqu’au produit fini » rassemblant 400 acteurs textile : couturiers, tricoteurs, façonniers, innovateurs textiles, écoles, et même un cabinet d’avocats spécialisé dans la mode circulaire.

En 2021, le Fashion Green Hub est devenu organisme de formation Qualiopi, proposant des formations certifiantes, des reconversions et un renforcement des compétences textiles. L’Atelier agile cristallise cet élan post-confinements : manufacture textile collaborative, il employait à ses débuts une quinzaine de salariés en insertion, principalement des femmes, pour produire des petites séries locales à la demande.

Une renaissance… avec des échecs

Selon le rapport d’activité 2020-2021 de l’Union des industries textiles, l’industrie française du textile et de l’habillement a connu une croissance de 1,8 % par rapport aux années précédentes (soit 13,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires) une première au cours de ces dernières décennies.

Cet élan s’est heurté à la réalité économique, plus de 5 000 emplois perdus sur toute la France et une mortalité entrepreneuriale entre 50 et 60 %. Maud Herbert rappelle « qu’il y a une vraie difficulté du secteur à pérenniser l’économie circulaire ».

« Beaucoup d’entrepreneurs récupéraient des invendus, souvent via des Esat [des établissements où travaillent des personnes handicapées], sans anticiper l’encadrement nécessaire des salariés en situation de handicap ni les cadences plus lentes. Certaines entrepreneuses ont dû coudre le soir pour suivre le rythme, et leur modèle n’a pas tenu. »

« On manquait de trésorerie, et ça a tout fait basculer »

Des presque 200 personnes employées en 2020, Résilience ne compte plus qu’une trentaine de salariés en réinsertion. Et le patron explique que si, depuis la création de l’entreprise, 70 % des salariés ont retrouvé un travail, la part dans la confection reste très marginale.

Quant à l’Atelier agile et son modèle innovant, il n’a tout simplement pas tenu. Il a été liquidé au printemps 2024. « Certains industriels n’ont pas consenti à faire les efforts nécessaires. On manquait de trésorerie, et ça a tout fait basculer », explique Anthony Jaugeard du Fashion Green Hub.

Pour Maud Herbert, le modèle était trop précaire. « Il était uniquement basé sur le B to B [de business à business] et les commandes de la part des entreprises qui ont tardé à arriver », dit-elle. L’Atelier agile agrégé au Fashion Green Hub l’a entraîné dans sa chute. Le tiers-lieu a fermé le 4 octobre 2024. Ces fermetures ont été difficiles à vivre pour tous les entrepreneurs du secteur, d’autant qu’elle a été peu après suivie d’une autre : celle de la Maison de Mode, en février 2024.

Un modèle « frugal »

Malgré ces fermetures en série, des structures ont survécu et ont même su se développer, comme Vivaluz, à Tourcoing qui fabrique des accessoires de bureau et matériel de transport à partir de déchets textiles. « J’ai lancé la société en novembre 2021 et j’ai bénéficié de l’engouement pour le made in France », dit Isabelle Daydée. Sa force réside dans la diversité de ses clients : matériel bureautique, secteur culturel, édition, événementiel et cinéma (matériaux acoustiques, housses de transport sur mesure).

Pour développer l’entreprise, Isabelle travaille à la création d’un produit à la fois anti-acoustique et antifeu, permettant une assise dans le milieu du spectacle et une petite unité de production. « Je ne cherche pas à faire des millions, mais à être un maillon de la chaîne, tisser des liens entre petits entrepreneurs. »

Ce modèle « frugal » séduit Maud Herbert. Pour elle, c’est ce qui explique le succès des 3 Tricoteurs qui ont réussi à combiner un atelier de tricotage visible au public et un bar convivial, offrant ainsi une expérience immersive aux clients. Maud Herbert analyse : « Ils ont commencé petits, en travaillant d’abord avec des particuliers grâce à leur bar-café. Puis, là, ils se sont tournés vers le B to B, quand les commandes sont arrivées. » Une extension qui reste modeste comparé aux géants du secteur, mais qui ouvre une autre voie que celle de la fast-fashion.

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Source: https://reporterre.net/Contre-la-fast-fashion-la-renaissance-d-une-filiere-textile-francaise

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