
« Nettoyer au Kärcher » les quartiers populaires : vingt ans après, les propos de Nicolas Sarkozy résonnent encore. Ce racisme, « devenu raisonnable », a laissé une marque indélébile sur les personnes racisées.
Par Alexandre-Reza KOKABI .
Le 19 juin 2005, un enfant mourait à La Courneuve, en Seine-Saint-Denis. Sidi-Ahmed Hammache, 11 ans, s’effondrait d’une balle qui ne lui était pas destinée, dans la cité des 4 000. Le lendemain, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, se rendait sur place. Dans l’intimité de l’appartement familial, il promettait : « Dès demain, on va nettoyer au Kärcher la cité des 4 000. »
Vingt ans plus tard, la formule n’a rien perdu de sa charge toxique. Le Kärcher, ce nettoyeur haute pression, « colle à la mémoire et à la peau » de celles et ceux que Nicolas Sarkozy a visés, selon la sociologue Kaoutar Harchi.
La phrase, d’une intense brutalité, est devenue un marqueur politique. Nicolas Sarkozy l’a répétée publiquement et l’a imposée dans l’espace médiatique. Depuis, elle ressort sur les plateaux télé et structure les débats sur les quartiers populaires.
« Ce n’était pas un dérapage, c’était une stratégie calibrée », selon Tarek Kawtari, militant historique des quartiers populaires. Une formule conçue pour marquer les esprits, flatter un électorat par l’autoritarisme et imposer une lecture sécuritaire du rôle de l’État. Elle ne désigne pas seulement un lieu, mais une population : les habitants des cités, souvent racisés. Devenus des corps suspects à surveiller, contenir, voire à supprimer.
La puissance de cette formule tient à ce qu’elle active plusieurs couches symboliques : le nettoyage, la saleté, l’indésirable. « C’est une métaphore puissante et violente, explique le politiste Pierre Gilbert, dirigée vers des vies qu’on sépare du reste du corps national, des groupes qu’on désigne comme radicalement autres. »
Un imaginaire hygiéniste et racialisant
Kaoutar Harchi y voit la résurgence d’une logique raciale ancienne : « La médecine, les sciences, la pensée coloniale ont légitimé le contrôle des corps indigènes pour les rendre inoffensifs. Le “nettoyage” s’inscrit dans cette histoire : une obsession de la séparation, de la ségrégation, de la mise à distance. »
Ce processus produit ce que Pierre Gilbert appelle une « altérisation » : la fabrication d’un ennemi intérieur, présumé coupable, exclu de compassion. « Déjà au XIXe siècle, les regroupements dans certains quartiers des classes populaires étaient perçus comme des foyers de danger. Au XXe siècle, les quartiers maghrébins étaient vus comme des soutiens potentiels du FLN, le Front de libération nationale, pendant la guerre d’Algérie. »
Pour Sarkozy, les jeunes d’Argenteuil sont des « racailles » dont il faut se « débarrasser »
La filiation était longue. Quand Jacques Chirac évoquait en 1991 le « bruit et de l’odeur », « il réanimait cette vision selon laquelle la moralisation des populations pauvres et non nationales passerait par leur “décrassage”, leur “lavage”. Car seul le “Blanc” ferait propre », poursuit Kaoutar Harchi.
En 1998, le ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement parlait de « sauvageons ». Puis vint Nicolas Sarkozy. En octobre 2005, celui-ci qualifiait les jeunes d’Argenteuil de « racailles » et s’engageait à les « débarrasser » — deux jours avant la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, et le déclenchement des émeutes dans les banlieues.
Élu président, il établissait un lien explicite entre immigration et délinquance, et pointait les « implantations sauvages de campements de Roms ». Derrière cette formulation, c’est une double disqualification qui s’opérait : d’un côté, l’illégalité supposée du lieu de vie ; de l’autre, l’idée implicite que certaines personnes précaires, nomades et racisées relèveraient du désordre.
Un basculement assumé
Pour la journaliste Nora Hamadi, spécialiste des quartiers populaires, la phrase de Nicolas Sarkozy a opéré une rupture : « Il a ouvert la boîte de Pandore. Il a mis le sous-texte raciste du Front national dans la bouche de la droite républicaine. »
Depuis, une partie de la droite s’y est engouffrée. La formule reste une boussole idéologique. Après les débordements ayant suivi la victoire du Paris Saint-Germain (PSG) en Ligue des champions, le 31 mai, Bruno Retailleau a évoqué des « barbares ». Deux semaines plus tard, le ministre de l’Intérieur a lancé une opération massive de contrôle d’identité discriminatoire dans les gares, visant les personnes dites « clandestines ».

Ce vocabulaire d’épuration a également été utilisé par deux syndicats de police, qui ont qualifié dans un communiqué des jeunes comme des « nuisibles » et des « hordes de sauvages » après la mort de Nahel M., tué à bout portant par un policier le 27 juin 2023. En 2022, la candidate à l’élection présidentielle Valérie Pécresse annonçait vouloir « ressortir le Kärcher de la cave ».
Des effets durables
En parlant de Kärcher, Nicolas Sarkozy n’a pas simplement lancé un débat. « Ce jour-là, Sarkozy a appuyé sur un bouton, et toute une machine s’est mise en marche », dénonce Tarek Kawtari. Une machine déjà rodée, qui a ouvert la voie à des pratiques ciblées, brutales, pérennes.
« Selon cette approche sécuritaire, l’État ne se voit plus comme protecteur dans les quartiers, mais d’abord comme gestionnaire d’un danger, résume Pierre Gilbert. On fabrique un jeune racisé perçu comme dangereux avant même qu’il ait agi. Une fois étiqueté, tout devient possible : fouille, interpellation, tir. »
Les policiers de proximité ont été retirés dès 2003. Les contrôles au faciès se sont multipliés. Le refus d’obtempérer est devenu un marqueur de criminalisation. La loi Cazeneuve de 2017 a facilité l’usage des armes : le nombre de morts lors d’interventions sur des véhicules en mouvement a été multiplié par cinq. Les victimes ? Massivement des jeunes hommes racisés, issus des quartiers populaires.
Le langage prépare la violence
Pour Kaoutar Harchi, autrice d’Ainsi, l’animal et nous (Actes Sud, 2024), le langage prépare pleinement la violence. Nommer, c’est déjà exclure. Et parfois, c’est déjà autoriser à frapper. La rhétorique du Kärcher ne s’est pas contentée de désigner un ennemi : elle a contribué à le désingulariser, à le déshumaniser et l’animaliser.
Or, « l’animalisation, c’est rendre tuable, explique Kaoutar Harchi. Ceux qu’on exclut de la communauté humaine sont traités autrement. » Elle prend l’exemple des Palestiniens qualifiés d’« animaux humains » par le ministre israélien de la Défense, Yoav Galant, et ce policier français déclarant en 2020, face à un exilé qui se noyait : « Un bicot comme ça, ça ne nage pas. » « Un bicot, c’est un petit âne », traduit la sociologue.
« Transformer des citoyens en menace, pour mieux les réprimer »
Ici, les mots ne sont pas seulement des insultes : ce sont des verdicts. Ils disent qui mérite protection, qui peut être surveillé, maltraité, tué — sans scandale. « Avant de tuer quelqu’un, il faut d’abord le salir, selon Tarek Kawtari. Le Kärcher a permis ça. Le racisme est devenu raisonnable. Presque une norme. »
Ces pratiques disqualifiantes se sont même étendues. « Le vocabulaire d’exception utilisé pour les quartiers est aujourd’hui appliqué à d’autres sphères de la société », souligne Nora Hamadi. En 2022, les militants écologistes sont devenus, pour le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, des « écoterroristes ». Mêmes mots, même logique : « Transformer des citoyens en menace, pour mieux les réprimer », poursuit Nora Hamadi.
Effacer les lieux, atteindre les esprits
Dans les quartiers populaires, cette logique s’est aussi incarnée dans l’espace. « Avec la rénovation urbaine, on efface une partie de l’habitat », dit Pierre Gilbert. Derrière les promesses de « mixité sociale » et de « réhabilitation », l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) a procédé à des démolitions et reconstructions sur des pans entiers de territoires. Des dizaines de milliers de logements sociaux ont été rasés, des habitants dispersés, des solidarités brisées.
« On évolue dans une société qui peut nous violenter »
Le Kärcher ne s’est pas contenté d’effacer des lieux et des corps. Il a aussi attaqué les subjectivités. L’image du quartier colle à la peau des enfants. L’artiste Myriam Rabah-Konaté avait 9 ans en 2005 : « J’ai compris que le monsieur — ensuite arrivé à la tête de l’État, et qui était censé l’incarner — nous méprisait, qu’on lui inspirait du dégoût. L’empreinte que ça laisse, c’est une vigilance de tous les instants, éprouvante. La conscience qu’on évolue dans une société qui peut nous violenter, car elle nous considère comme différemment. »
« Nicolas Sarkozy nous a volé notre droit à exister autrement que comme un problème », ajoute Nora Hamadi.
Le rappeur Youssoupha le dénonçait d’ailleurs en 2007 dans Connards : « C’est nos crânes qu’on incarcère / On incarne nos carnages car l’État nous kane au Kärcher […] / Mais en scred’ je sens les amalgames / Madame me mate comme un macaque sur le macadam. »
Que faire face à cette rhétorique ?
Vingt ans après, qu’opposer à cette rhétorique ? Le sociologue Abdelmalek Sayad parlait en 1999 du retournement du stigmate comme d’une « arme passive » : une manière d’aller au-devant de la stigmatisation.
Le rap a ainsi été un mode d’expression central, historiquement et politiquement ancré dans les quartiers populaires, et un des premiers espaces de réponse symbolique à la violence des propos de Nicolas Sarkozy.
C’est ce qu’a fait Kery James dans Racailles, en retournant les mots de l’ex-président contre lui — aujourd’hui condamné pour corruption et déchu de sa Légion d’honneur : « Racailles ! On devrait vous nettoyer au Kärcher. Le jour où le peuple se réveille, vous allez prendre cher. »
Il faut aussi démonter cette formule dans les faits : dans les médias, dans l’urbanisme, la police, l’école. Cela suppose de reconstruire des espaces de parole, de représentation et de pouvoir où les habitants des quartiers populaires ne sont plus seulement désignés, mais pleinement intégrés. « Il faut que l’on parle nous-mêmes, qu’on ne laisse plus d’autres définir ce que nous sommes », assure Nora Hamadi.
Parler du Kärcher, ce n’est pas uniquement revenir sur une phrase. C’est interroger un système qui hiérarchise les vies, produit de l’indésirable, fabrique l’exception pour mieux contrôler les populations.
C’est affirmer, comme le fait Myriam Rabah-Konaté, que les quartiers populaires « ne sont pas des zones à nettoyer, mais des mondes à écouter, à respecter ». Et que, sans eux, la République perd son nom. « Exigeons une République qui protège ses enfants, réclame Tarek Kawtari, pas qui les traque. »
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Source: https://reporterre.net/20-ans-apres-le-Karcher-de-Sarkozy-marque-toujours-les-quartiers-populaires
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