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À peine la canicule déferle-t-elle sur le pays que certains départements, comme les Alpes-de-Haute-Provence, se retrouvent déjà dans une situation de black-out sanitaire, avec fermeture des services d’urgences et pertes de chances pour les patients.
Par Cécile ROUSSEAU.
Digne-les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence), envoyée spéciale.
Vigilance orange dans les Alpes-de-Haute-Provence. Alors que la vague de chaleur submerge le pays depuis une dizaine de jours, les urgences n’ont pas attendu l’alerte météo pour être dans le rouge.
Depuis le 1er mai et au moins jusqu’au 31 juillet, les entrées aux urgences de Digne-les-Bains et partiellement à celles de Manosque (faisant partie du même groupement hospitalier de territoire) sont régulées vingt-quatre heures sur vingt-quatre : les personnes doivent appeler le 15 avant de se présenter (sauf exceptions). Ce dispositif, qui tend à se généraliser dans le pays, est devenu LA réponse du gouvernement à la pénurie de médecins et à l’engorgement de l’hôpital.
Avec la fermeture des urgences de Digne-les-Bains certaines nuits, couplée à celle de Manosque et de Sisteron, le département se retrouve parfois sans un seul service ouvert, mis à part le Smur (structure mobile d’urgence et de réanimation).
Ce « black-out sanitaire », comme le qualifient les médecins, sur fond de pénurie de généralistes et de spécialistes de ville, devrait franchir un nouveau cap avec la saison touristique. Outre la chaleur, le département abrite des sites ultrafréquentés comme les gorges du Verdon et accueille de nombreux événements sportifs. La ville où Victor Hugo situa une partie de son roman les Misérables attire aussi les curieux pour sa dalle aux ammonites fossilisées.
“L’ARS a juste mis le couvercle sur la cocotte-minute”
« Notre département est grand. Pour une intervention dans le secteur de Digne, le Smur peut mettre jusqu’à une heure de route. Il peut être sorti pendant quatre heures. Si quelqu’un se présente avec une douleur thoracique, on fait comment ? L’agence régionale de santé (ARS) a juste mis le couvercle sur la cocotte-minute. Ils n’ont rien anticipé », dénonce Lucas Dedieu-Anglade, urgentiste et délégué départemental de l’Association des médecins urgentistes de France (Amuf). Selon l’ARS, la situation reste effectivement « très sensible. La régulation est une des solutions mais ne règle pas le problème du manque d’urgentistes ».
Le 17 juin, la CGT et des représentants de l’Amuf avaient été reçus par le préfet pour exiger des réponses. Cédric Volait, secrétaire de la CGT santé dans le département, n’a pas digéré que les pouvoirs publics les accusent de « diffuser un discours anxiogène en disant que les urgences sont fermées. Mais c’est le cas ! On ira manifester jusque devant le ministère s’il le faut pour se faire entendre ».
La population ne manque pas de raisons de s’inquiéter. Comme le souligne Ludovic Veyret, délégué syndical CGT chez Sanofi Sisteron, qui avait manifesté comme une centaine de personnes aux abords de la préfecture : « Nous travaillons sur un site classé Seveso. Il y en a trois dans la zone. Il nous faut donc des urgences ouvertes à proximité. »
Les soignants décrivent des conditions de travail toujours plus compliquées
Fin juin, dans le service de l’hôpital de Digne, niché dans un écrin de verdure, la canicule n’avait pas encore pointé ses premiers rayons. À 8 h 30, les cas parfois improbables de certains patients nocturnes – un homme qui a mordu sa femme sous le coup d’une affection fulgurante ; une personne renversée sur la route par un animal… – sont discutés par les équipes médicales. Lors des transmissions, l’ambiance chaleureuse entre blouses blanches contraste avec la fatigue générale.
« Il est 10 h 30, le service est déjà plein, mais ça pourrait être pire. Nous sommes trois médecins aujourd’hui. Quand nous ne sommes que deux la journée, ce qui arrive plus souvent pour combler les gardes de nuit, c’est beaucoup plus tendu », précise Hugues Breton, urgentiste et représentant de l’Amuf, tout en multipliant les appels pour transférer les patients de l’unité d’hospitalisation de courte durée (UHCD) des urgences soit vers des lits d’aval qui manquent cruellement (un tiers des lits sur place sont « gelés » – NDLR), soit vers un autre hôpital.
Finalement, un patient peut être dirigé vers l’hôpital de Sisteron : « Yes ! » se réjouit le médecin à haute voix. Si, selon l’ARS, la fréquentation a baissé de 20 % en journée avec l’appel systématique au 15, dès que le soleil se couche les soignants décrivent des conditions de travail encore plus compliquées.
La nuit du 1er mai, la situation a bien failli déraper : « J’étais à la régulation (médecin qui répond aux appels du Samu après les assistants de régulation médicale – NDLR), je déclenche le Smur de Manosque pour un choc anaphylactique. Au même moment, un homme de 80 ans que j’avais dirigé quelques heures avant vers Manosque pour une chute fait un infarctus. Or l’anesthésiste de garde censé prendre le relais quand l’urgentiste est sorti était en pleine opération. J’ai guidé un interne par téléphone pour qu’il intervienne avant l’arrivée d’un hélicoptère. Ça montre bien que le protocole en vigueur est dysfonctionnel. Les cas limites s’accumulent, on joue à la roulette russe. On attend donc une organisation opérationnelle à l’échelle du département et vite ! » poursuit Hugues Breton.
En juin, un de ses collègues a également senti le vent du boulet : « Nous étions deux médecins au planning à Digne et le Smur est sorti toute la journée. Je me suis retrouvé seul dans le service. À 18 h 30, nous sommes appelés pour une dame avec une tachycardie. À ce moment-là, nous n’avons personne pour la prendre en charge. Finalement, une ambulance est allée la chercher. Si nous avions été trois médecins et non pas deux, il n’y aurait pas eu de problème. »
À travers la vitre la séparant du public, Léonie *, agente d’accueil aux urgences, a remarqué un raidissement des usagers. « Certains s’énervent quand je leur dis de composer le 15. D’autres me disent qu’ils n’osent plus venir. Une petite grand-mère s’est excusée de se présenter pour une déformation du poignet. » Quant aux nouveaux arrivés, certains ne sont pas au courant de la consigne. « Vous avez appelé le Samu ? » questionne-t-elle face à un jeune homme qui s’est coupé la main la veille. Réponse négative : il ressort passer le fameux coup de fil dehors avant de regagner la salle d’attente. La professionnelle a un peu de mal à saisir la logique. « Avant, la direction m’appelait pour savoir combien d’entrées on avait faites. Maintenant, on cherche à réduire le nombre de passages. »
Des semaines de 70-80 heures
Tandis que les ambulances et les camions de pompiers défilent devant l’entrée du service, Barbara, venue accompagner son voisin âgé, a désormais « peur d’avoir un pépin ». Le parcours chaotique de son mari victime d’un accident cardiaque l’a marquée. « Il a été transféré à Digne, puis à Aix-en-Provence (à une heure vingt de route) et à Marseille (une heure quarante-cinq). Une fois qu’il est arrivé, on lui a dit qu’il ne pouvait pas être opéré d’un quadruple pontage avant un mois et demi ! Nous sommes donc rentrés à la maison », soupire-t-elle.
Au fil de la journée, les urgences se remplissent comme une ruche. Les soignants passent d’un cas à un autre. Mais, à force de tirer sur la blouse, elle finit par se déchirer. Ainsi, un urgentiste a fait un infarctus sur son lieu de travail, un autre a des problèmes cardiovasculaires, un autre un cancer… « Il y a en ce moment quatre arrêts maladie et un congé maternité sur un effectif de 15 équivalents temps plein », glisse l’un des praticiens.
Après avoir enchaîné les semaines à 70-80 heures, les médecins ont donc décidé de lever le pied : depuis avril, ils ont limité leur temps additionnel de travail. C’est faute de solution et suivant la préconisation du rapport Braun, du nom de l’ancien ministre de la santé venu ausculter le département, que la régulation a été appliquée : « Nous avons également voulu cette mise en œuvre, mais ça ne suffit pas ! » déplore Hugues Breton avant de filer voir un patient atteint de coliques néphrétiques.
Il poursuit : « Il faut tout reconstruire : faire venir plus de praticiens à diplômes hors union européenne (Padhue), plus d’internes. Que des généralistes continuent d’être formés comme urgentistes. Là, les conditions de travail ne sont pas du tout attractives. Certains confrères partent travailler dans des centres de soins non programmés. »
À l’abri des regards, dans une bulle en verre climatisée, la salle de régulation a vu son activité monter en flèche. « Bonjour, le centre 15, vous êtes dans quelle commune ? » demande un agent d’accueil, micro-casque sur la tête face à ses quatre écrans d’ordinateur. Malgré un bond de 40 % d’appels depuis la régulation vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les quatre assistants de régulation médicale de jour et les deux de nuit n’ont pas été depuis renforcés.
Alors que se profile une nouvelle hausse des coups de fil (en moyenne 40 % en juillet et août), tous se demandent comment affronter le raz-de-marée qui s’annonce. « Nous sommes les premiers maillons de la chaîne, mais la dernière roue de secours. On laisse clairement des personnes en attente, on en est loin des standards de 99 % d’appels décrochés au bout d’une minute », relève Stéphane *, assistant de régulation médicale.
Des pertes de chances pour les patients
Si pour l’instant aucun défaut de prise en charge grave n’a été répertorié dans les Alpes-de-Haute-Provence, le risque plane. Comme le martèle Nadège Bonanno, secrétaire de la CGT à l’hôpital de Manosque, dont le service est fermé la nuit de manière très régulière depuis deux ans et peine à se coordonner avec celui de Digne : « Dans notre rapport d’activité de 2024, il est inscrit clairement qu’il y a des pertes de chances pour certains malades. L’ARS a demandé à la direction d’édulcorer ce passage. Heureusement que l’État est censé être le garant de la protection de la population ! »
De son côté, l’ARS essaie de tempérer : « Concernant le rapport d’activité, il s’agit d’une interprétation déformée. (…) Par rapport à la situation actuelle, plus d’événements indésirables graves remontent effectivement car il y a une attention supplémentaire sur le Samu, plus de vigilance. Certains d’entre eux sont non étayés. »
Lassés des grands discours, les médecins n’ont d’autre choix que d’assurer leurs arrières. Le 20 juin, alors qu’aucun service n’était ouvert la nuit, l’urgentiste présent à Digne a exercé son droit de retrait. « Depuis le mois d’août 2024, nous travaillons systématiquement en droit de retrait, en expliquant que nous ne cautionnons pas cet état de fait qui met en danger les patients et nos diplômes, souligne Lucas Dedieu-Anglade. Le jour où il y a un problème, je ne veux pas être du mauvais côté de la barrière. »
* Les prénoms ont été changés.
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