La fierté communiste – ou la possibilité de la nation internationaliste (ContreTemps-5/07/25)

Suite à plusieurs articles publiés dans Contretemps, Frédéric Lordon poursuit ainsi le débat sur la façon dont la gauche doit chercher à construire une unité des classes populaires, à partir de quels référents, idées et surtout affects, et sur la place de la nation dans cette affaire (qui n’est pas petite). Tout en critiquant les faiblesses d’un internationalisme abstrait, il voit dans la sécurité sociale universelle le ferment d’une possible identité française, qu’il oppose aux affects d’extrême droite qui construisent une appartenance commune dans un sens xénophobe et raciste, une identité nationale-raciale, au demeurant parfaitement soluble et fonctionnelle dans l’ordre social capitaliste.

Par Frédéric LORDON.

Traité constitutionnel européen, révolte des banlieues : deux séditions d’avec l’ordre dominant, selon deux lignes de fracture, deux mises en forme différentes… et une même annulation terminale :  par la confiscation parlementaire dans un cas, par la répression policière dans l’autre. Deux séditions dont le rapprochement fait étonnamment sens à 20 ans de distance, puisqu’elles sont annonciatrices en creux d’une perspective stratégique : la dé-division des classes populaires – c’est-à-dire la clé de tous les basculements.

Le débat commence ici : selon quelle ligne envisager cette dé-division ? Quel doit en être l’opérateur ? On connait la réponse d’Houria Bouteldja : le levier stratégique de la constitution d’un bloc « Beaufs-Barbares », c’est le Frexit.

C’est une proposition qui me laisse sceptique. Encore faut-il que je précise les lieux de ce scepticisme – ce qui me permettra par différence d’indiquer mes lieux d’accord, et partant mes raisons d’être ici ce soir.

C’est peu dire que je me suis occupé des questions de l’euro et de la sortie de l’euro. Plus maintenant. Ou plus de la même manière. La question de l’euro et de l’UE est devenue pour moi une question accessoire – mais au sens littéral du terme. Accessoire, ça veut dire : qui est instrumental à une autre visée, hiérarchiquement supérieure. Laquelle ? À l’époque de l’écocide, la gauche ne peut avoir d’autre perspective stratégique qu’anticapitaliste – c’est-à-dire communiste. La question euro-UE était implicitement subordonnée à la double acceptation du cadre capitaliste et du cadre institutionnel-électoral qui l’armature politiquement : on envisageait la sortie de l’UE dans le cadre – de ladite « démocratie bourgeoise ».

Ma position est que ce cadre, désormais occupé par une bourgeoisie radicalisée, ne tolérerait aucunement une politique de sortie de l’UE, même si elle avait été validée électoralement. Autant le dire tout de suite : le Frexit « démocratique » n’aura pas lieu. Dans ces conditions, le Frexit – un Frexit de gauche bien sûr, pas une réplique de Brexit à la française – est un lieu d’instabilité structurelle : il est en lui-même un point de bascule, ou plutôt un point critique : un point où se décide, pour un gouvernement qui s’y engagerait, l’alternative du renoncement ou de l’avancée. Qu’il soit bien clair alors que, si avancée il y a, elle fera entrer en territoire inconnu : le territoire de la guerre ouverte que nous mènera la bourgeoisie – donc d’une guerre à outrance que nous aurons à lui mener. C’est-à-dire l’amorce d’un processus révolutionnaire. D’une certaine manière, ça tombe bien : en finir avec le capitalisme écocidaire est une affaire de processus révolutionnaire. Où l’on voit alors que le Frexit est rétrogradé au rang de détail, et même de détail trivial : il est assez évident qu’on sort de l’UE si on sort du capitalisme ! Dans une dynamique politique de cette nature, voilà le Frexit quelque part entre parfaite évidence et cadet de nos soucis. J’ai peur qu’en son état actuel la proposition de Frexit ne sous-estime gravement la portée réelle de l’aventure – avec au moins cet avantage collatéral de réduire considérablement l’alternative stratégique Frexit vs. communisme, puisque le premier ouvrirait de fait une dynamique vers le second.

Frexit mis à part, la question du bloc « Beauf-Barbares » n’en demeure pas moins dans toute sa généralité : par quels leviers et par quelles sortes de proposition le faire advenir ? La réponse qui nous réunit ici est double : en général par une politique des affects, et en particulier par des affects d’appartenance à une communauté politique, des affects dont il va falloir donner et les contenus et la dénomination adéquate.

Les impasses du matérialisme étriqué

Qu’il y ait ici une ligne de fracture stratégique au sein de la gauche radicale, nous le savons depuis longtemps, mais nous le savons encore mieux après le débat qui a suivi la réunion « Alliance des tours et des bourgs »[1]. Qui s’est heurtée à la répétition prévisible, doctrinale – appuyée… – de la ligne de classe. Nous avons à soutenir un débat qui n’est pas médiocre, qui est même exigeant. Donc il faut répondre. Que la ligne de classe, la ligne du travail et de l’exploitation, soit tout à fait excellente, qu’il soit hors de question de l’abandonner, je crois que personne ici n’en doute – en tout cas pas moi. Mais la ligne de classe tourne à l’impasse stratégique dès lors qu’elle se veut exclusive, au prix d’ailleurs, pour maintenir à toute force son exclusivité, de se livrer aux plus invraisemblables dénis.

Ainsi de vos contradicteurs, dont par ailleurs nous connaissons et estimons les travaux, mais qui livrent dans Contretemps une objection collective que je crois indéfendable à force d’angles morts. On y lit notamment ceci : « On peut se demander si l’extrême-droite rêve à proprement parler. Ses dirigeantes rêvent certainement du pouvoir, c’est incontestable. Voilà un rêve froid, technocratique. Mais le reste ? Le reste est l’inverse du rêve : l’extrême droite ne projette rien d’autre que la haine et la domination. Son fonds de commerce est le ressentiment, la peur, le racisme, l’exclusion ». Où la vue moraliste nous laisse sans la moindre analyse de ce qui fait la force d’attraction de l’extrême-droite. Car, et j’en suis bien désolé pour nos camarades contradicteurs – en fait pour nous tous –, malheureusement oui l’extrême-droite rêve, et fait rêver – plus exactement : fantasmer.

Il faut ne pas vouloir regarder les choses parce qu’elles sont désagréables à voir pour soutenir des dénis pareils. Il faut n’avoir jamais jeté un œil aux parades néonazies – observables dans les rues de Paris ! –, il faut n’avoir jamais vu les bras tendus, les uniformes noirs, les oriflammes et les intensités collectives qui parcourent ces hordes, les exaltent littéralement, il faut n’avoir jamais vu d’images de Kops radicalisés, de vidéos de fascistes musculeux à l’entraînement jouissant de leur masculinité et de leur violence pour ignorer à ce degré que le fascisme est avant tout une proposition pulsionnelle, et d’une force inouïe : la proposition d’un collectif en fusion, orienté vers l’assertion violente de la puissance et de la domination sadique. Et que c’est cette proposition-là que nous avons à combattre.

Sauf grandiose illusion, on ne la combattra pas à ressasser exclusivement, et mécaniquement, la classe et les intérêts matériels. Sauf à être complètement ignorant de l’histoire également. Car ce matérialisme étriqué a déjà eu deux fois au moins l’occasion de méditer ses impasses stratégiques, qui, comme toujours, sont d’abord des impasses théoriques. En 1914, visiblement les intérêts matériels communs des prolétariats nationaux ne les empêchent pas de se jeter à la gorge les uns des autres. En 1933, les intérêts matériels des travailleurs allemands du plus grand parti communiste européen ne les empêchent pas davantage de se livrer au nazisme. Et chaque fois le matérialisme étriqué d’en rester déconfit et bras ballants. Au moins l’occasion de 1933 voit-elle une réaction dans la théorie, indispensable préalable à une réaction convenablement dirigée dans la pratique. Ainsi Wilhelm Reich recommande-t-il de retourner lire, non pas Hegel (comme le suggérait Lénine après l’échec de 1905), mais Freud pour avoir quelques commencements d’idées à propos de ce qui a irrésistiblement harponné les travailleurs, à propos de ce que la glorieuse science matérialiste a si superbement foiré. Le mouvement de pensée de Reich est absolument admirable dans sa forme – même si ses contenus seront bien plus discutables –, geste, en tout cas, qui lui vaudra la double exclusion simultanée des deux églises également fossilisées, le KPD et l’Association Internationale de Psychanalyse – à quoi l’on reconnaît les vrais penseurs : ceux qui se sont rendus insupportables pour les institutions.

Et voilà qu’à 80 ans de distance le catéchisme reprend son cours, et les catéchumènes leur activité, dans des circonstances pourtant si semblables à celles d’alors, et sans le moindre effet d’apprentissage, sans le moindre déplacement de la pensée : les intérêts matériels, rien que les intérêts matériels. Mais alors pourquoi les pauvres votent-ils à droite (et à l’extrême-droite) ? Car c’est ce qu’ils font en ce moment.

Le matérialisme étriqué ne juge pas nécessaire de faire d’inutiles efforts, il possède déjà l’explication : la fausse conscience. On ira donc évangéliser pour redresser les consciences tordues, et leur faire apercevoir droitement leurs véritables intérêts. Le plus comique étant que ce sont souvent ces combles d’idéalisme qui croient pouvoir donner des leçons de matérialisme. Malheureusement pour eux, l’idéalisme est le terminus du matérialisme étriqué. On n’y échappe que par un matérialisme étendu, qui se définit comme saisie de toutes les forces réelles, de toutes les forces agissantes, celles de la causalité matérielle, ça va sans dire, mais les autres tout autant. Le matérialisme étendu est un réalisme intégral, dont finalement Althusser aura donné la formulation la plus pénétrante, et aussi la plus synthétique : « le matérialisme, c’est de ne pas se raconter des histoires ». C’est le matérialisme étriqué qui s’en raconte, et en technicolor, par refus obstiné de voir tout ce qui déborde les seules forces des conditions matérielles d’existence. Car, oui, il y a d’autres forces à l’œuvre.

Affects et matérialisme étendu

« Affect » est alors par excellence le concept de ce matérialisme étendu[2] – et non une affaire « d’états d’âme » ou de « psychologie individuelle » comme le croient quelques mal-comprenants. N’est-il pas évident en effet que, contrairement à l’indigente antinomie des intérêts matériels et des affects, ou des idées et des passions, n’est-il pas évident que nos conditions matérielles d’existence nous affectent ? Mais d’autres également, d’une autre nature : des formations collectives imaginaires ou symboliques, par exemple. Qui sans doute ne tombent pas du ciel ! Dont l’existence s’expliquera, entre autres choses, par le contexte structurel, où elles n’apparaissent pas par hasard – en l’occurrence le contexte du mode de production capitaliste. Que l’affect national, dont nous allons bientôt parler, naisse au milieu du capitalisme, n’est en effet pas fortuit – du tout. Mais cette nécessité convoque une explication à médiation allongée, « de dernière instance » comme on disait jadis. Malheureusement, dans la pratique, les arguments sophistiqués de la dernière instance ne toucheront pas grand monde, et condamneront à l’inefficacité immédiate de répéter « la classe » et « les intérêts matériels », même – spécialement – en conjoncture fasciste.

L’affect national donc. Pourquoi, et surtout : comment s’intéresser à lui ? Car disons-le tout de suite : un exclusivisme de l’affect national ne vaudrait pas mieux que l’exclusivisme symétrique des intérêts matériels et de la production – il vaudrait même bien pire. En réalité, il n’y a pas à choisir : les deux peuvent, et doivent, être tenus ensemble. Leur articulation est d’ailleurs des plus simples. Partons de la production, par exemple : elle est un lieu d’affects, évidemment. À plus forte raison considérée dans une perspective communiste, qui a, quoi qu’on en dise, quelques ressources passionnelles à faire valoir : les affects de la souveraineté des producteurs, c’est-à-dire de la réappropriation des moyens, des finalités, et du sens de l’activité productive, les affects de la composition égalitaires des puissances, et même au-delà des limites du collectif de production, les affects, disons-le, d’une fierté historique, puisqu’elle serait la fierté d’être part à un tournant de l’histoire humaine, le tournant communiste. Or, partie de la production, une fierté de cette nature, à l’échelle, non du petit collectif mais du grand, du collectif des collectifs, est par construction un affect d’appartenance : à une communauté politique, et même, lâchons le mot : un affect d’identité. Pour lequel toute une partie de la gauche radicale, qui regarde les mots plus qu’elle ne pense les choses, déclare aussitôt une horreur de principe. Une horreur symptomatique également.

On est toujours très frappé, en effet, que des gens qui ont le plus souvent du « commun » et de « la défense des communs » plein la bouche calent aussi spectaculairement lorsqu’il devient question d’identité commune. On est frappé mais on n’est pas surpris. Ici la gauche radicale révèle ses adhérences bourgeoises impensées – et la philosophie sociale implicite que ces adhérences structurent. Si l’appartenance et l’identité commune lui sont aussi odieuses, c’est parce que le bourgeois ou le petit bourgeois éduqué qui fait le gros des troupes de cette gauche est foncièrement un individualiste métaphysique. L’identité, c’est bon pour lui, toujours porté à se penser comme une singularité. C’est bon pour lui, mais pas pour les masses. Dès qu’elle cesse d’être individuelle pour devenir collective, l’identité lui est une horreur, le lieu des pires égarements passionnels de l’histoire.

Le fait incontestable étant que c’est tout à fait possible : il n’y a pas lieu de s’étendre longuement sur le désastre des identités nationales-nationalistes-chauvines. C’est précisément de ce désastre identitaire collectif que se repaissent les fascismes. Nous ne sommes pas plus ignorants ou plus inconscients que la moyenne, et nous savons ça très bien. Dans ces conditions, est-il bien raisonnable de persister dans cette voie ? La première réponse est que oui parce que, si les désastres identitaires sont possibles, ils ne sont pas nécessaires. La seconde réponse considère, elle, que la question était en fait mal posée : ça n’est pas une affaire de choix : car des affects collectifs, des affects d’appartenance, il y en aura de toute manière. Leur contenu n’a rien de nécessaire, leur formation si.

Or, à ne pas vouloir envisager qu’il y ait des affects de communautés politiques – parce qu’on les trouve trop laids –, on se rend incapable de penser les communautés politiques elles-mêmes. Il y a pourtant à penser ceci que le genre humain n’existe pas politiquement à l’état de communauté mondiale, mais à l’état fractionné, en ensembles politiques distincts. Ici la position internationaliste abstraite est d’emblée rendue à une contradiction fatale : soit elle maintient qu’il ne doit plus y avoir que le grand ensemble du genre humain unifié, la communauté unique, mais pour que ce soit davantage que des mots creux ou un rêve de singe, il va falloir qu’elle nous en indique la forme politique – bon courage ; soit elle est obligée de reconnaître la persistance d’ensembles politiques distincts, mais alors il va lui falloir admettre ce qu’elle ne veut pas admettre : d’abord que ces ensembles distincts doivent être appelés, mais conceptuellement, des nations – conceptuellement, c’est-à-dire sans rien présupposer de leur forme, éventuellement très différente de la nation de l’État-nation capitaliste, de ses frontières et de son racisme. Et puis il lui faudra penser que ces ensembles – nationaux, donc – sont des lieux d’appartenance, et d’identité collective.

Ce qui se voit à la manière dont ils se constituent : non par une adhésion de la raison mais par des affects communs. Le ciment des groupes est passionnel. Inutile de croire objecter en disant que les groupes peuvent aussi se former autour d’idées, de valeurs ou de croyances : c’est la même chose. Sauf idéalisme incurable, les idées/valeurs/croyances n’ont aucune force propre, elles ne conquièrent les esprits que par la force des affects qui les accompagnent et les transportent, qui font la force des adhésions. À plus forte raison quand ce sont des idées collectives, elles littéralement stéroïdées par la force des affects communs.

Vous connaissez tous cette phrase de Marx : « Les armes de la critique ne sauraient remplacer la critique des armes. La force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle. Mais la théorie se change elle aussi en force matérielle dès qu’elle saisit les masses ». Lisons-ça de près et demandons-nous : quelle est la nature de ce saisissement ? Il est, il ne peut être, qu’un saisissement par des affects. Ce qui change les formations idéelles en forces matérielles, ce sont les affects quand ils nous saisissent.  Ces affects peuvent convoyer les contenus de de la vie matérielle – ils peuvent en convoyer d’autres. On peut être habité de croyances, ou de valeurs, étrangères en première instance à la grammaire des intérêts matériels. Il peut y avoir dans les têtes d’autres choses que les idées des affections matérielles. Et des choses suffisamment puissantes, parfois, pour dominer la formation passionnelle du groupe.

Puissances de l’appartenance

D’une certaine manière toute la question de la politique des affects est là : comment parvenir à charger d’affects les idées que nous voulons voir triompher ? C’est une politique concrète et réaliste, qui commence en se demandant de quelles ressources passionnelles nous disposons, et surtout : comment les réorienter, comment les faire jouer autrement.

L’hypothèse qui commande notre réflexion, c’est que les affects d’appartenance comptent parmi les plus puissantes de ces ressources passionnelles. C’est là le point de refus catégorique du matérialisme étriqué, qui, en plus de ne connaître que les intérêts matériels, donne à son internationalisme le sens d’une critique sans appel de la nation. Une critique en soi très pertinente historiquement, disons-le, très bienvenue politiquement. Et pourtant très déficiente conceptuellement. Car, de « nation », précisément, cette critique ne possède aucun concept. Par défaut, « nation » est alors rabattu sur sa réalisation historique présente, mais contingente, et, ne voyant pas cette contingence, la critique voue la nation à la dégénérescence nationaliste. Dont il est bien certain que tel est le visage que l’histoire nous en a donné le plus souvent. Est-ce là pour autant son dernier mot ? Non, évidemment, et nous le savons déjà. Le Chiapas par exemple se définit comme une nation, comme l’atteste l’acronyme même de son armée : AZLN, Armée Zapatiste de Libération Nationale. Mais, si on va moins loin dans l’espace quitte à aller plus loin dans le temps, que dire de la nation de Robespierre, celle de la Constitution de 1793 ? Tout ce qu’on voudra sauf qu’elle est une figure nationaliste de la nation.

Il y a trop de contre-exemples pour que la généralité de la « nation-fatalement-nationaliste » puisse résister. Vient alors l’ultime argument de nos contradicteurs : « C’est bien possible mais quand même on ne joue pas avec les affects nationalistes en période de fascisme ascendant ». Mais qui a dit qu’il s’agissait de « jouer » avec eux ? Au concours de la mauvaise foi, je pense que c’est l’objection qui nous prête de « ratifier » les affects nationalistes qui est la plus consternante.

Concours de la mauvaise foi, et aussi de la cécité. Qui ne veut pas voir la situation passionnelle des classes populaires telle qu’elle est. C’est la situation des moins dotés par la société, des plus démunis de toute reconnaissance sociale et de gratification symboliques : la condition des indignes et des méprisés – à l’opposé des bourgeois individualistes, eux richement dotés, et délicieusement occupés à mettre en valeur leur admirable singularité personnelle. Alors, oui, les indignes et les méprisés, interdits des belles solutions individualistes, n’ont plus pour se soutenir dans l’existence que des affects collectifs, des affects d’appartenance, à des groupes, où ils trouvent leurs identifications de secours. À des groupes, et notamment à celui qui leur est le plus immédiatement accessible : le groupe national. S’y rendent-ils par des affects souvent haïssables ? Oui. Ne peuvent-ils s’y rendre que par ces affects-là ? Non.

Me voici revenu à mon point de départ : il y a une proposition fasciste, une proposition passionnelle et pulsionnelle, et c’est une proposition puissante. Quelle proposition au moins aussi puissante mettons-nous en face ? Je veux dire : qui soit accessible aux classes populaires dans les conditions de leur situation passionnelle présente. Nous savons que cette proposition ne se réduira pas à un prospectus de leurs intérêts matériels. Nous savons aussi que rien ne la condamne à verser dans la pente nationaliste réputée fatale.

Dans l’article qu’il écrit pour la revue Nous, Sylvain Jean offre l’argument qui permet d’armer cette proposition d’un signifiant à la fois logique et improbable[3]. Logique : un nom de pays, un nom de communauté politique, France en l’occurrence. Improbable puisqu’il passe par excellence pour le signifiant nationaliste chauvin. Sylvain Jean démontre pourtant l’exact contraire. Car il y a deux France, nous dit-il. Oui : il y a la France contre-révolutionnaire, antidreyfusarde, chauvine anti-boche, pétainiste, comme il y a maintenant la France raciste, islamophobe de MacronLePen (en un seul mot). Mais il y eut aussi la France de 1789-1793, celle de 1848, de la Commune, des occupations de 36. Toutes les figures de cette autre ligne disent la possibilité de la nation internationaliste – contre la nation nationaliste. D’où l’on déduit en effet qu’il y a deux lignes historiques pour un même signifiant France, donc que ce signifiant n’est pas saturé, qu’il est flottant : par conséquent que sa réelle nature est d’être un lieu de conflit. Le signifiant France n’est pas la désignation d’une essence nationaliste éternelle, il est l’indication d’un antagonisme historique toujours ouvert. De sorte que le refus horrifié de regarder la nation au prétexte qu’elle serait fatalement nationaliste n’est finalement pas autre chose qu’une désertion, un abandon du terrain, une reddition sans combattre à l’idée même des salauds de la sale France.

Nous faisons fausse route si nous leur abandonnons la nation, alors même que « de la nation » et « du national », il y en aura nécessairement, sous une forme – possiblement détestable, stato-capitaliste par exemple –, ou sous une autre, qu’il nous appartient d’inventer. Faut-il alors leur disputer également les signifiants de la patrie et du patriotisme ? C’est ce que je ne crois pas. Houria Bouteldja dira probablement que ce sont typiquement les pruderies lexicales de l’intellectuel de gauche qui ne veut pas se salir les mains. Pour ma part, je crois, spécialement sur ce terrain, que les mots sont importants, et que ça n’est pas une affaire de pruderie mais (comme toujours) de concept. « Patrie » est le nom de l’affect d’appartenance intransitif : de l’appartenance pour l’appartenance, indifférent aux contenus de l’appartenir. C’est le passeport pour la dégénérescence nationaliste. A la place de « patrie », je suggère que nous pourrions mettre « fierté » : la fierté, c’est l’appartenance transitivée, l’appartenance formée autour d’un contenu précis – un contenu politique, mais pas n’importe lequel. Une fierté c’est donc nécessairement qualifié.

Fierté communiste

Alors maintenant, et pour conclure, je vais vous dire ce qu’est pour moi la qualification de cette fierté – donc le contenu d’une identité française. Et pour une fois je ne vais pas vous le dire par les voies du concept mais par celles de l’anecdote. Il y a 25 ans, j’ai eu la chance dans la vie de croiser une famille moitié kabyle moitié andalouse. Il y avait là une petite grand-mère qui avait fui le franquisme. Elle avait travaillé dans les hôpitaux espagnols comme femme de ménage, dans des conditions d’asepsie douteuse, elle y avait ramassé une hépatite sévère. La voilà en France, évidemment elle n’y a pas été naturalisée, doit faire renouveler sa carte de séjour régulièrement. Elle s’est bricolée une langue hybride moitié français moitié andalou qu’à part un ou deux de ses petits-enfants, personne ne comprend – pas exactement le modèle de l’assimilation à la Retailleau-Zemmour donc. Là-dessus, son hépatite se dégrade assez sérieusement pour qu’on lui propose un traitement de pointe : à l’interféron. Mais la voilà qui déclenche une réaction auto-immune massive : toutes ses plaquettes sont détruites, elle est en état d’hémorragie généralisée. Au Kremlin-Bicêtre où elle est admise en urgence la crème des services d’hépatologie et d’hématologie se penche sur son cas, tout le personnel soignant avec eux. On lui passe à peu près tout le stock de plaquettes d’Ile de France pour la maintenir en vie à tout prix. On la plonge en coma artificiel, dont elle se réveille avant l’heure : après avoir été au bord de la mort, elle est sauvée. Toutes les ressources de l’AP-HP – je vous parle d’une époque où le hollando-macronisme n’avait pas tout détruit – ont été mobilisées sans compter pour sauver cette grand-mère qui n’était pas « française ». Ce jour-là, j’ai su ce que c’était que l’identité française d’aujourd’hui. L’identité française d’aujourd’hui, c’est la sécurité sociale universelle.

Vous connaissez le sens étendu que Bernard Friot et moi donnons au concept de sécurité sociale, lui comme salaire à vie[4], moi comme Garantie économique générale[5]. C’est-à-dire comme communisme. Donc je reformule : notre identité française, c’est le communisme. Le communisme qu’il faudra bien commencer à accomplir quelque part, porté par les affects collectifs de ce quelque part – car sans ce transport par un affect commun d’appartenance, donc d’identité, il n’y aura rien. Et puis en attente de ceux qui rejoindront plus tard, dans un parfait partage d’identité.

L’internationalisme abstrait se trompe comme négation radicale de toute idée nationale ou de tout fait d’identité. Là où l’internationalisme réel se pose comme un principe d’articulation – politiquement orienté, ça va sans dire. Il y a donc un antidote à la nation nationaliste, c’est la nation internationaliste – et la nation internationaliste, c’est la fierté communiste.

*

Ce texte est la version à peine modifiée d’une intervention prononcée lors de la soirée « 2005, Unir le peuple, du non au référendum et des émeutes / 2025, Faire bloc », Relais Pantin, 4 juin 2025.

Notes

[1] Journées « L’alliance des tours et des bourgs ? Chiche ! », tenues à Pantin les 11-12 janvier 2025.[2] Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude, La Fabrique, 2010 ; Les affects de la politique, Seuil, 2016. [3] Sylvain Jean, « L’anti-France, c’est eux ! Renouer avec la nation révolutionnaire », Nous, n°3, 2025.[4] Bernard Friot, L’enjeu du salaire, La Dispute, 2012. [5] Frédéric Lordon, Figures du communisme, La Fabrique, 2020.

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Source: https://www.contretemps.eu/fierte-communiste-possibilite-nation-internationaliste/

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/la-fierte-communiste-ou-la-possibilite-de-la-nation-internationaliste-contretemps-5-07-25/

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