Les gentils : une aubaine pour les institutions médico-sociales (frustration-10/07/25)

Il y a des métiers qu’on ne remarque pas, ou alors avec une condescendance bienveillante : les “animateurs ». Pas les vedettes de plateau télé, non, les autres, plus discrets, que vous avez peut-être déjà croisés en rendant visite à votre grand-mère à la maison de retraite. Ceux et celles qui, dans les hôpitaux, les EHPAD, les centres de rééducation ou les foyers de vie, remplissent ce qu’on appelle cruellement des “temps vides”. Ceux qu’on remercie avec un sourire gêné quand ils organisent un karaoké, un atelier bracelet ou une activité de peinture, pendant que les médecins, les infirmières, les psychologues, eux, “travaillent sérieusement”. Pourtant, leur métier mérite une attention politique et anthropologique de premier plan. Parce qu’il révèle la face invisible du travail de soin : celui du lien, de l’attention, de la convivialité et de la douceur, autant de dimensions constamment écrasées par les logiques macronistes, managériales et budgétaires, qui régissent aujourd’hui les institutions médico-sociales. Tom est venu nous raconter ce que ce métier signifie pour lui, et ce que son invisibilisation dit de la conception capitaliste du soin.

Par Tom.

Si vous lisez cela, c’est parce que je suis personnellement animateur en institution médico-sociale depuis plus de deux ans. En 2023, j’ai accompagné une animatrice dans un EHPAD : une expérience incroyable qui a changé ma vie. Enfin, j’avais trouvé ma voie. Mon travail préféré était d’accompagner des papis ravis au supermarché du coin pour acheter leur chocolat préféré. 

Depuis cette rencontre, j’ai travaillé dans un centre de soin fermé . J’ai vécu à l’intérieur de ces murs blancs des choses merveilleuses : j’ai été drag queen sous une foule de mamies en délires, confident et médiateur. En plus d’animer des karaokés et de diffuser des séances de cinéma-pop corn, j’ai observé les difficultés quotidienne mais discrètes du personnel soignant – infirmiers, kinés, aide-soignants- indispensable aux patients par leur lien quotidien noué avec eux au sein d’institutions où bien souvent, la gestion bureaucratique et médicalisée du soin relègue le lien humain aux marges. J’ai aussi vu l’importance centrale des employés de ménage, de la cuisine, des agents d’accueil, souvent sous-traités économiquement et institutionnellement, et également symboliquement, victimes de brutalités discrètes de la hiérarchie hospitalière envers son personnel, renvoyés à de nombreux égards au rang de sous-employés aux côtés des “vrais soignants”, au premier rang desquels, les médecins. 

Des métiers féminisés, précaires et méprisés

Mélanie, l’animatrice qui m’a formée dans mon premier EHPAD m’a tout appris du métier. Elle était en fin de trentaine, en début de burn-out. Elle avait le dos broyé par la traction quotidienne des lourds fauteuils roulants et l’organisation solitaire de ses animations (port de charges lourdes, conduite d’un mini van, etc). J’ai été d’une aide précieuse pour elle dans cette période et ce fut réciproque. Lors de nos pauses informelles, elle me distillait les ragots sur les collègues, crachait sur la direction, me racontait ses difficultés sur sa vie au travail et sur son couple et l’éducation de son fils. Quand on regarde de près la composition des personnels d’animation selon l’INSEE, ça colle avec sa propre expérience (j’ai connu de loin une demi-dizaine d’animatrices au gré de mon parcours) et une chose saute aux yeux : ce sont quasi essentiellement des femmes. Des femmes issues des classes moyennes et populaires, souvent jeunes, des femmes aux parcours heurté (reconversions subies par des contraintes économiques, déménagements forcés liés à la mutation de leur époux, métiers faits « par dépit » après de longues pauses pour l’éducation des enfants…). Évidemment, il s’agit aussi d’un métier « passion » car il fait la part belle à la créativité, au lien social et aux émotions. 

Il ne s’agit pas d’un hasard mais d’un effet structurel : comme l’a démontré toute une socio-anthropologie du genre et du care (une branche des sciences humaines qui cherche à comprendre les formes du “soin” et de la sollicitude envers son prochain), la division sexuelle du travail relègue aux femmes les tâches de soin, de la médiation et des émotions. Ce que la société attend d’elles, c’est qu’elles « soient gentilles », « sachent écouter », « aient de l’empathie ». Le travail émotionnel, cette gestion constante de ses propres affects et de ceux des autres, théorisée par la sociologue américaine Arlie Hochschild, est ici central. Sauf qu’il est considéré comme gratuit, invisible, et vu comme « naturel ». Un prolongement de la maternité vue comme « instinct naturel ». La violence de cette assignation genrée est d’autant plus insidieuse qu’elle est souvent intériorisée par les professionnelles elles-mêmes, qui en viennent à considérer leur dévouement comme un don de soi ou une vocation.

L’animatrice.eur social.e devient ainsi la variable d’ajustement d’un système de santé libéral où tout est compté, mesuré, contrôlé… sauf le bien-être des personnes, salariés et patients compris !

Mais ne nous y trompons pas : ce « don » est une aubaine pour les institutions médico-sociales, qui capitalisent sur ces compétences sans jamais les reconnaître. Aussi, les animateurs n’ont souvent pas de prime Ségur. Ils n’ont souvent pas de bureau (je me souviens encore de ce “cagibi au fond d’un couloir” en guise de bureau dans un EHPAD privé en bord de mer). Ils ont peu d’évolution de carrière. Leurs salaires sont indécents. Aussi, pas de reconnaissance économique, et encore moins symbolique. Peu d’intégration dans les équipes pluridisciplinaires car ce travail n’est pas considéré comme « soignant » (bien que ce métier, « soigne », réellement, les gens, et même les douleurs, je l’ai vu moi-même , quand on m’a dit les larmes aux yeux qu’en chantant au karaoké, une douleur avait disparue, une angoisse profonde aussi). Il soigne car il favorise le lien social entre des personnes malades et souvent isolées. Il donne une dignité à des personnes à la vie désorientée par la maladie et l’institutionnalisation. Et souvent, ce métier est associé à une instabilité chronique, avec des contrats précaires, des temps partiels imposés, des horaires de soirée incompatibles avec la vie de famille ou de couple, des CDD qui s’enchaînent. L’animatrice.eur social.e devient ainsi la variable d’ajustement d’un système de santé libéral où tout est compté, mesuré, contrôlé… sauf le bien-être des personnes, salariés et patients compris !

Ce que l’institution fait au temps et aux corps

Les institutions médico-sociales sont devenues depuis l’avènement des logiques de management appliquées au monde du soin, amorcé dans les années 80 (avec le système EHPAD pour donner un exemple précis) des machines à ordonner le temps et les corps. Elles découpent les journées en tranches, organisent des emplois du temps serrés, protocolisent chaque geste, chaque soin. Cette logique que Erving Goffman, un sociologue américain célèbre des années 1960 qui a travaillé notamment sur les hôpitaux psychiatriques et les institutions hospitalières, a nommé « totales » produit une forme de violence sourde mais constante, où l’imprévu est suspect. Ainsi dans mon centre, la direction a imposé des contraintes aux personnels qui sont hors-sols et se comprennent dans les logiques actuelles de néolibéralisme. 

Pour donner un exemple concret: il arrive bientôt un contrôle de l’Agence Régionale de Santé (ARS) pour une certification du ministère de la santé importante, qui aura des impacts sur la renommée nationale et donc le financement de l’établissement.  Le directeur, formé à des écoles de management, nous a imposé de nouvelles règles, aux soignants, et à moi bien sûr  : on ne doit plus tutoyer les patients sauf si ces derniers le demandent explicitement. Ce point est évidemment important à réfléchir mais difficile à suivre  : le « tu » se construit naturellement au gré des relations humaines qui se font dans le temps et les espaces formels et informels du soin. Impossible de savoir quand et comment exactement le « tu » se construit. Dans tous les cas, il faut maintenant « tracer » ce processus de tutoiement sur un logiciel de « suivi patients », car le tutoiement relèverait, selon l’ARS, d’une forme de maltraitance. Ce qui n’est pas le cas dans l’établissement, étant donné que le tutoiement est toujours consenti mutuellement, et jamais imposé. Afin que l’établissement obtienne la certification, ce point qui était souvent discuté en interne doit être traité de manière technique et bureaucratique. Pour chaque patient, soit presque une centaine par mois, les soignants, déjà débordés et en sous effectifs, doivent s’astreindre à cette règle inutile. Bref, cela montre le côté “hors-sol” de la direction, plus proche des injonctions gouvernementales que concernée par la réalité du terrain, et in fine le bien-être des employés et des patients. 

Par leur action, en proposant de la joie dans l’austérité du soin, les animatrices et animateurs deviennent des fauteurs de trouble, des créateurs de brèches. Leur métier consiste à introduire du vivant là où tout est structuré, du jeu là où tout est sérieux, de la gratuité là où tout est instrumentalisé.

C’est là que les animateurs interviennent. Par leur action, en proposant de la joie dans l’austérité du soin, ils deviennent des fauteurs de trouble, des créateurs de brèches. Leur métier consiste à introduire du vivant là où tout est structuré, du jeu là où tout est sérieux, de la gratuité là où tout est instrumentalisé. Aussi, je ne compte plus les fois où les médecins m’ont sermonné en mode passifs-agressifs que les patients prenaient trop leurs aises dans les couloirs, sous entendu, à cause de mes animations ! Ah oui, chanter librement ou jouer à la pétanque, ce n’est pas sérieux ni le rôle d’un lieu médical  ! Ce n’est pas du soin ! C’est pour cela que les animateurs sont à la fois tolérés et marginalisés. On les laisse exister à condition qu’ils ne fassent pas trop de vagues, qu’ils « ne prennent pas trop de place », qu’ils « ne soient pas trop politiques ».

Et pourtant, leur travail est fondamentalement politique. À la marge des normes dominantes, l’animation peut être une forme de résistance. Elle crée des moments de liberté dans un univers saturé de règles. Elle remet des émotions, de la confiance, du sensible, du collectif, du désir là où l’administration voudrait du contrôle, du soin mesuré, du résultat. Mais cela a un prix : ces professionnel·les vivent en tension constante entre leur éthique du lien et les injonctions institutionnelles. Ils doivent en permanence négocier, contourner, improviser. Et souvent, ils s’épuisent, comme Mélanie.

Pour donner un autre exemple concret : Dernièrement, une nouvelle règle associée à ce contrôle imminent de l’ARS est venue compromettre mon travail et la vie quotidienne des patients. Désormais ces derniers doivent rester en chambre entre 17h00 et 18h30 pour prendre leurs médicaments, qui doivent être donnés en main propre par les infirmiers. Cette nouveauté associée à la certification de l’ARS, qui demande un « traçage en règle » sur les logiciels de gestion, rend le travail des infirmiers encore plus lourds car ils doivent gérer leur travail normal d’infirmiers à des logiques gestionnaires,. Pour les patients, c’est inutile et infantilisant car ils attendent souvent  longtemps avant que les infirmiers n’arrivent,, overbookés. Les patients ressortent frustrés. Ils auraient pu à la place se détendre aux animations et prendre eux-mêmes leur médicament. Les soignants, déjà en sous-effectifs, voient leur charge de travail augmenter…

Pour ma part, personne ne m’a prévenu ni concerté de cette mesure car je ne suis pas convié aux réunions d’équipe, signe de la manière dont l’animation est reconnue par les directions de santé. De l’amusement, du ludique, un travail basique non-digne d’un projet de soin, celui-ci relevant du domaine non-médical, de dispositions “naturelles” et in fine, féminines. Evidemment, c’est faux tant ce métier est technique et complexe en termes créatif, émotionnel et relationnel. Pourtant, cette procédure impacte directement mes animations qui avaient lieu entre la fin d’après-midi et le repas, et donc, le bien-être des patients. Ce détail symbolise un mépris de la direction pour l’animation, mais aussi dans une certaine mesure des cadres de soin, qui pourtant n’hésitent pas à me dire à quel point mon travail est incroyable, a changé l’ambiance des lieux, le moral des patients, etc. Du bullshit, à la valeur plus morale que réelle dans ce rôle de bien-être et de soin qui est censée être le but de l’institution. 

Des savoirs informels, des rituels subversifs

Ce qui me fascine, quand on observe ces métiers de près, c’est la richesse des savoirs qui y circulent. Des savoirs ni théorisés ni validés par l’université. Des savoirs situés, incarnés, forgés dans l’expérience, la répétition, l’échec et l’intuition. C’est une manière de faire corps avec les situations, d’apprendre par immersion, par tâtonnement, par mimétisme. L’animatrice qui m’a formé a comme moi appris le métier d’une ancienne, et ensuite, “sur le tas”. Elle ne sait pas « scientifiquement » comment gérer un résident en crise de colère, mais elle développe des compétences précieuses pour calmer, réconforter, détendre. Elle sait repérer les micro-signes d’angoisse, désamorcer les conflits, inventer des rituels rassurants. Elle devient une tisseuse de liens.

L’animatrice qui m’a formé a comme moi appris le métier d’une ancienne, et ensuite, “sur le tas”. Elle ne sait pas « scientifiquement » comment gérer un résident en crise de colère, mais elle développe des compétences précieuses pour calmer, réconforter, détendre.

Ces rituels sont souvent discrets, presque invisibles pour l’extérieur. Une chanson avant le goûter. Une blague qui revient à chaque animation. Une chorégraphie collective. Une manière bien particulière d’installer les tables ou d’allumer les guirlandes. Rien de tout cela n’est prescrit. Et pourtant, ce sont ces gestes-là qui font tenir les institutions. C’est cette trame affective, ce tissu symbolique, ce “care” partagé, qui rend la vie en institution supportable.

Et si ce sont les femmes qui portent ces savoirs, ce n’est pas parce qu’elles seraient « naturellement » douées pour le lien, mais parce que le système les a assignées à ces tâches et qu’elles en ont fait, souvent, une forme de puissance. Aussi le care peut être une arme politique, un lieu de solidarité et de résistance, dès lors qu’on en reprend le contrôle, qu’on le pense et qu’on le valorise.

Rendre visibles les invisibles

Aussi, il est urgent de politiser le travail d’animation sociale. De sortir de la caricature de l’animatrice-bricoleuse rigolote. De reconnaître que faire rire, créer du jeu, inventer des moments de beauté partagée, ce n’est pas “du loisir” mais une forme de soin : un soin du collectif, un soin du quotidien, un soin de l’humain. Que les animateurs sont aussi des travailleurs du soin, qu’ils sont aussi en souffrance psychique, comme les soignants (infirmiers, aide-soignants, médecins), mais aussi les “invisibles” des institutions, ceux qu’on ne voit pas ou qu’on méprise. Je parle des “invisibles du soin”, qui pourtant, par leur action et leur lien positif sur les patients, participent à leur guérison : les personnels de ménage (ASH), les employés de service à table, les cuisiniers (ils sont d’ailleurs employés en sous-traitance dans chacun des centres où j’ai travaillé). 

Comme conséquence de la sous-traitance, ces derniers ne sont pas conviés aux réunions d’équipe par la direction, ni aux apéros de convivialité entre salariés (team building), car “ils ne font pas partie des employés de la boîte” (sic). Pourtant leur rôle est essentiel pour le bien-être d’un établissement ! En plus de leur rôle technique et complexe (nettoyage des parties communes, désinfection, portage des repas en chambre), ils discutent de manière douce avec les patients, recueillent des informations auxquelles les autres soignants ne peuvent pas accéder, comme des détails sensibles (émotions, état de santé mentale, préférences alimentaires, etc…). Pourtant, la direction ne reconnaît pas toujours leur importance. Cela arrange bien la hiérarchie, car cela lui permet de faire “des économies” sur le dos de l’humain et du dévouement, de la gentillesse, et des émotions, celles proprement humaines, que sont le soin, l’attention à son prochain et l’empathie.  

Il est tout aussi urgent de créer des espaces où ces professionnels puissent faire entendre leur voix, théoriser leurs pratiques, résister à l’écrasement managérial. Il faut des collectifs, des syndicats, des revues, des espaces de recherche-action. Il faut que ces métiers deviennent des objets politiques, des objets de lutte.

Ce que l’animation sociale nous apprend c’est que derrière chaque moment joyeux, il y a du travail. Derrière chaque animation réussie, chaque atelier collectif, chaque instant de convivialité, il y a des heures de préparation, de discussions, de gestion émotionnelle. Pour “tenir le coup”, bien que j’ai adoré ce métier, j’ai passé de longs moments où je me répétais mentalement des phrases positives pour me conditionner à être « bon et gentil ». Alors qu’il y avait toute une violence, structurelle et institutionnelle, derrière moi. Ces difficultés – dont la précarité liée au temps partiel imposé et un bricolage des animations sous contrainte budgétaire – ont eu pour effet paradoxal de revoir ma manière d’être heureux “dans” et “hors travail” avec des animations originales et bricolées (distribution de bonbons magiques et de plumes multicolores de “guérison”), des rapports d’amitié douce nouées entre collègues relégués dans la hiérarchie du soin, et des plaisirs personnels simples, économiques et locaux, associés à la cuisine, au sport, aux amitiés douces et aux balades en ville. Comme mes collègues animatrices, j’ai fait l’effort d’être gentil, doux, malgré la fatigue, l’épuisement émotionnel et les fins de mois difficiles, souvent à découvert. Et ce travail, aujourd’hui, reste invisibilisé, féminisé, précarisé. 

Le capitalisme adore les gentils : ils lui coûtent moins cher et lui permettent de faire passer la pilule. À nous de ne plus être dupes !

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Source: https://frustrationmagazine.fr/animation-medico-social

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/les-gentils-une-aubaine-pour-les-institutions-medico-sociales-frustration-10-0725/

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