Comment les bourgeois camouflent les 211 milliards d’aides aux entreprises (frustration-11/07/25)

image de couverture : François Daburon / Fondapol / CC BY-SA 2.0

Pendant six mois,une commission d’enquête du Sénat a convoqué les PDG et cadres dirigeants de 33 grands groupes. Objectif officiel : comprendre combien d’argent public ces mastodontes, ainsi que l’ensemble des entreprises en France, encaissent chaque année, et avec quels contrôles (spoiler : quasiment aucun), alors que dorénavant c’est carrément un gel des prestations sociales qui est envisagé pour “assainir” les finances publiques en faisant contribuer exclusivement les plus pauvres.  Mise sur pied à l’initiative du groupe communiste, mais présidé par un Républicain, la commission a rendu son rapport le 8 juillet. Ce qu’elle révèle n’est pas nouveau, mais le chiffre ne cesse d’augmenter : il atteint carrément 211 milliards d’euros sur un an. Face à ce chiffre monstrueux, les chroniqueurs de plateaux TV, les think tanks patronaux et les politiciens droitiers nous bombardent d’arguments tous plus mensongers les uns que les autres. On les liste ici et on y répond.

Par Guillaume ETIEVANT.

“Ce ne sont pas des aides, c’est juste qu’on leur prend moins !”

C’est l’argument le plus martelé par le patronat et ses relais médiatiques : les aides aux entreprises ne seraient “pas vraiment de l’argent”. Juste des “moindres charges”, des “allègements” arrachés à un État trop gourmand. Mais ce tour de passe-passe rhétorique ne tient pas deux secondes. Car ces “moindres charges”, notamment les exonérations de cotisations sociales, n’annulent pas les besoins qu’elles étaient censées couvrir : elles sont quasi intégralement compensées par l’État. Autrement dit, par le budget public, financé par l’impôt, en particulier celui des classes populaires, car la hausse de la TVA est souvent mobilisée. Prenons un chiffre concret : 75 milliards d’euros d’exonérations de cotisations sociales patronales chaque année. Cet argent, la Sécurité sociale ne le retrouve pas sous l’oreiller : c’est l’État qui le paye, à la place des employeurs. Donc oui, même si ça n’apparaît pas sous forme de gros chèques estampillés “subvention”, c’est bien de l’argent versé sans condition et qui couvre les salaires que les entreprises refusent d’assumer entièrement. Et pendant ce temps-là, on coupe dans les minimas sociaux et on serre la vis aux chômeurs, en conditionnant le moindre euro reçu…

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De l’argent il y en a, dans les caisses du patronat

“Mais 80% de ces aides vont aux entreprises publiques”

Cette intox provient de l’IFRAP, un “think tank” très médiatisé, souvent présenté comme “indépendant”, mais financé par les entreprises (par des dons… défiscalisés). Pour calculer ce chiffre, il ne prend en compte que 28 milliards d’aides budgétaires sur les 211 milliards. En réalité, les grandes entreprises privées captent la majorité des aides, notamment à travers les exonérations de cotisations sociales, les crédits d’impôts, les aides à l’investissement, les dispositifs Bpifrance (Banque publique d’investissement : c’est une banque publique qui soutient le financement et le développement des entreprises principalement en leur prêtant de l’argent), etc. Le rapport du Sénat révèle (à ceux qui ne le savaient pas) que les grandes entreprises françaises reçoivent des aides directes ou indirectes sans aucune contrepartie obligatoire sur l’emploi, la transition écologique ou le maintien d’activité en France. Et pendant ce temps, ces mêmes entreprises continuent de distribuer des dividendes records. Les promoteurs de ces baisses d’impôts et de cotisations pour les employeurs prétendent que cela permet de créer des emplois. C’est en petite partie vraie, mais pour un coût exorbitant. Le rapport du Sénat prend l’exemple du CICE (Crédit d’impôt compétitivité emploi). Pour la seule année 2016, il a coûté 18 milliards d’euros aux finances publiques pour un effet situé autour de 100 000 emplois. Cela représente donc 160 000 euros par emploi “créé” sur une année… 

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En 2023, pendant que les entreprises palpaient 211 milliards d’argent public, l’IFRAP passait 800 fois dans les médias pour dire que cet argent n’existe pas.

“C’est trop hétérogène pour qu’on parle d’un seul système”

Encore une tactique de diversion : noyer le poisson dans la complexité administrative. Le rapport du Sénat souligne précisément cette fragmentation comme un problème structurel. Plus de 2 200 dispositifs d’aide distincts existent, répartis entre l’État, les collectivités et les agences comme Bpifrance (le rapport ne prend pas en compte les aides européennes). « Il n’existe pas en droit interne de définition juridique transversale des aides publiques aux entreprises, ni de leur périmètre d’un point de vue économique. En outre, l’Insee ne dispose pas de données ventilées sur l’ensemble des aides publiques aux entreprises. En effet, les comptes de la Nation établis par l’Insee ne distinguent  que deux lignes, les subventions sur la production et les aides à l’investissement, alors que les données sur les prélèvements obligatoires sont très détaillées. Aucun tableau de bord ne permet de connaître le montant des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, car les obligations de transparence en vigueur sont parcellaires, de portée limitée et peu opérationnelles. », pointe le rapport du Sénat.

Les aides ne sont pas évaluées, pas suivies dans le temps, pas conditionnées. Un système opaque et une dispersion qui nourrit l’illusion qu’il ne s’agirait pas d’un système cohérent. Or il l’est : c’est celui de la captation de la richesse publique par les intérêts privés. Pendant qu’on coupe dans les services publics, qu’on réforme l’assurance chômage et qu’on serre la vis aux minima sociaux, l’État organise la redistribution à l’envers. L’argent versé sans conditions alimente les profits, les délocalisations, et les plans de licenciements massifs.

Quand il s’agit de faire payer les pauvres au profit des riches, la fondation Ifrap, présidé par un patron d’une entreprise spécialisée dans l’immobilier de prestige, regorge d’idées.

Quelques exemples listés par la Commission d’enquête :

·   Le groupe Auchan a annoncé mardi 4 novembre 2024 son intention de procéder à un PSE concernant 2 384 de ses 54 000 salariés employés en France. Le groupe a bénéficié entre 2013 et 2023 de 636 millions d’euros d’aides fiscales et de 1,3 milliard d’euros d’allègements de cotisations sociales.

·   Le 5 novembre 2024, le groupe Michelin a annoncé la mise en place d’un PSE concernant 1 254 salariés parmi les 19 000 collaborateurs du groupe en France. Le groupe a bénéficié d’aides publiques, notamment 32,4 millions d’exonérations de cotisations sociales en 2023 et 40,4 millions d’euros de crédit d’impôt recherche (CIR) en 2024, tout en versant selon les calculs du rapporteur environ 1,4 milliard d’euros de dividendes la même année.

·   Le groupe ArcelorMittal a annoncé le 23 avril 2025 son intention de mettre en place un PSE qui devrait concerner près de 600 salariés parmi les 15 400 employés en France. Le groupe a versé en moyenne 200 millions d’euros de dividendes chaque année depuis dix ans au niveau mondial, alors qu’il a bénéficié en 2023 en France de 298 millions d’euros d’aides, dont 195 millions d’euros en raison du prix de l’énergie, 41 millions d’euros d’allègements de cotisations sociales et 40 millions d’euros de CIR.

·   Le 30 avril 2025, le fabricant de semi-conducteurs franco-italien STMicroelectronics, qui emploie 11 500 personnes en France, a annoncé un plan de départs volontaires sur trois ans concernant 1 000 postes, alors que l’entreprise a bénéficié en 2023 de 487 millions d’euros d’aides (dont 334 millions d’euros de subventions, 119 millions d’euros de crédit d’impôt recherche et 34 millions d’euros de remboursements ou allègements de cotisations). En 2023, la société a versé 212 millions d’euros de dividendes.

·   Le même jour, le groupe LVMH a fait part de son intention de supprimer 1 200 postes, en ne remplaçant pas les départs à la retraite notamment, dans sa filiale Moët Hennessy qui regroupe ses activités vins et spiritueux, soit plus de 12 % de ses effectifs. En 2023, les aides publiques versées à ce groupe ont atteint 275 millions d’euros, tandis que 20 % de la valeur ajoutée du groupe en 2024 (37 milliards d’euros) ont été affectés aux dividendes en 2024.

Le Sénat bricole, nous voulons tout reprendre

La commission sénatoriale ne se contente pas de ses constats, elle avance une série de réformes. Certaines cherchent à mettre un peu d’ordre dans le chaos, d’autres osent enfin remettre un peu en question l’impunité dont bénéficient les grands groupes. D’abord, le minimum syndical : un tableau public et annuel, produit par l’Insee d’ici 2027, pour savoir enfin qui touche quoi, combien, et pourquoi. Une base de données des aides publiques ventilées par taille d’entreprise, actualisée chaque année.

Le  rapport ose aussi quelques coups de pied dans la fourmilière, comme l’interdiction des aides aux entreprises condamnées pour infractions graves ou à celles qui refusent de publier leurs comptes. Traduction : fini de verser de l’argent public à des boîtes condamnées pour fraude ou opacité comptable. C’est dire le niveau de la situation actuelle. Autre idée du rapport : exiger le remboursement des aides en cas de délocalisation dans les deux ans suivant leur versement. Une évidence politique, économique et morale. Vous partez ? Vous rendez l’argent (Rassurez-vous jamais ces propositions ne seront appliquées).

Cerise sur le gâteau : exclure les aides publiques du calcul du résultat distribuable aux actionnaires. En clair : on ne transforme plus directement l’argent public en dividendes privés. À une nuance près : les exonérations de cotisations sociales resteraient distribuables, parce que visiblement, siphonner la Sécurité sociale reste une tradition sacrée dans ce pays.

Ces propositions vont dans le bon sens, mais elles ne s’attaquent pas au fond du problème : en France, les grandes entreprises vivent sous perfusion d’argent public, et cette perfusion ne sert pas à l’emploi ou à l’investissement, mais à gonfler les dividendes et alimenter les fortunes privées. Tant que ce système reste intact, aucune mesure technique ne suffira. Il faut aller plus loin, et poser une exigence simple : supprimer toutes les aides publiques qui ne sont pas strictement vitales à la survie financière des entreprises. Et pour celles qui le sont, imposer un retour réel, tangible, collectif. Car pourquoi l’argent public ne donnerait-il aucun pouvoir en échange ? Quand l’État investit des millions dans une entreprise, il doit entrer au capital. Et mieux encore : une partie de ces aides pourrait être transformée en actions sociales (c’est-à-dire non lucratives) détenues par les salariés, sans dividende, sans revente possible, mais avec des droits de vote en conseil d’administration. Ce serait une reprise de contrôle légitime par celles et ceux qui produisent les richesses et qui, en plus, paient pour les profits des autres avec leurs impôts. Mais qu’on ne se fasse pas d’illusions : ce n’est pas une commission de sénateurs planqués qui changera les règles du jeu. Leur job, c’est de tamponner les intérêts du capital, pas de le renverser. Il nous faudra arracher ce pouvoir des mains de ceux qui l’ont confisqué.

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Source: https://frustrationmagazine.fr/comment-les-bourgeois-camouflent-les-211-milliards-daides-aux-entreprises

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