
Depuis le rachat de l’ESJ Paris fin 2024 par plusieurs milliardaires, la nouvelle direction semble vouloir faire du ménage : plusieurs salariés et élèves, en grande partie noirs ou d’origine arabe, ont été licenciés ou sanctionnés ces derniers mois.
Par Rebecca ARONDEL.
Février 2025, ESJ Paris – Cela fait plusieurs heures que Bakary Camara et son frère s’affairent. Les deux employés de ménage historiques de l’ESJ Paris, en CDI depuis 2016, décollent une à une les affiches anti-Bolloré placardées sur la devanture de l’école. Fruit d’une opération du collectif « Désarmer Bolloré », destinée à dénoncer son rachat par le milliardaire et d’autres entrepreneurs. Perché sur une échelle, Bakary s’exécute, malgré son handicap à la jambe. « La nouvelle direction nous a dit qu’en échange, on aurait une prime à la fin du mois », se souvient l’homme de ménage. Problème : les deux employés d’origine mauritanienne affirment n’en avoir jamais vu la couleur. C’est Elhame Medjahed, alors directrice pédagogique, qui les aurait rémunérés de sa poche, « 50 euros chacun ». Ils ont été convoqués en juin pour licenciement économique.
Depuis le rachat de l’ESJ Paris en novembre par un groupe d’investisseurs et de milliardaires dont Vincent Bolloré, Bernard Arnault ou Rodolphe Saadé, l’équipe a été en partie remodelée. Parmi les nouveaux venus : Emmanuel Ostian, ancien de LCI, Alexandre Pesey, proche de Pierre-Edouard Stérin ou encore, comme l’a révélé Libération, Édouard du Peloux, directeur opérationnel de l’Institut libre du journalisme, école destinée à former des journalistes pour alimenter les médias de droite et d’extrême droite. Elhame Medjahed, directrice pédagogique de l’école depuis 2022 et nommée directrice générale de l’ESJ par intérim le jour du rachat – jusqu’à la nomination d’Emmanuel Ostian, a quant à elle été discrètement remerciée fin mai, quelques jours avant les hommes de ménage.
Si Elhame Medjahed n’a pas souhaité répondre à StreetPress, plusieurs membres de l’équipe pédagogique s’interrogent sur le licenciement soudain de trois personnes, toutes racisées. « J’ai tendance à penser que ce n’est pas un hasard », confie Florence (1), enseignante. D’autant plus qu’au printemps, plusieurs élèves, majoritairement noirs ou d’origine arabe ont été convoqués, là-aussi soudainement, par la direction au lendemain d’un conseil de classe. Deux d’entre eux ont été mis à pied dans la foulée, avant d’être réintégrés. Est-ce le signe que la nouvelle direction souhaite « blanchir l’école », comme l’évoque un professeur ? Une autre, Irina (1) craint un basculement idéologique et affirme avoir « vu un drapeau du RN » dans le bureau d’un membre de l’équipe en juin.
Licenciements
Selon nos informations, c’est fin avril qu’Elhame Medjahed reçoit un mail de recadrage d’Emmanuel Ostian avec, en copie, Alexandre Pesey, la directrice administrative et financière Laëtitia Déoclezian, Edouard du Peloux et Vianney d’Alençon. Un mail qu’a pu consulter Florence. « On lui reprochait tout et son contraire, par exemple d’être allée aux journées portes ouvertes du 26 avril – alors que cela faisait bien partie de ses missions. Il y avait aussi des allusions à son syndicalisme passé », indique-t-elle. Depuis le changement de propriétaire, la directrice travaillait pourtant « à 180% » selon plusieurs enseignants et élèves. L’un d’eux ajoute :
« Elle a assumé de manière quasi-intégrale la gestion de cette école, la dimension pédagogique, les charges bureaucratiques, les relations avec les élèves et les parents, jusqu’à la gestion du papier toilette. Elle a aussi corrigé pas mal d’erreurs de la nouvelle direction. »
Selon Florence, Laëtitia Déoclezian aurait demandé à parler à Elhame Medjahed quelques jours après, le 30 avril. « Elle lui a dit qu’il allait falloir qu’elle parte, à cause d’un désaccord avec la direction. » Plusieurs élèves racontent l’avoir vue quitter précipitamment l’école, bouleversée. En arrêt maladie deux semaines, elle est ensuite mise à pied à titre conservatoire à son retour mi-mai. Une scène à laquelle Titouan (1), étudiant, a assisté. « J’ai vu Emmanuel Ostian rentrer dans son bureau et lui parler comme à un enfant en lui donnant des ordres. Ça s’entendait à sa voix qu’elle était apeurée », se souvient-il.
Les personnes qui partent sont toutes racisées
Inquiet de son absence, un professeur aurait demandé des explications à Emmanuel Ostian lors d’une réunion entre la direction et l’équipe enseignante, le 13 juin. Irina, enseignante, s’en rappelle. « Il a répondu : “Elhame ne fait plus partie de l’équipe pédagogique“, sans préciser qu’elle avait été licenciée. » Étudiants et professeurs attestent qu’aucune communication officielle n’a été faite sur son départ. Par ailleurs, l’ex-directrice pédagogique figurait encore récemment sur le site Internet de l’école, jusqu’à ce que StreetPress interroge la direction, début juillet – date à partir de laquelle elle a mystérieusement été retirée du site.
« Le seul truc qu’ils ont trouvé pour la licencier, c’est une dispute avec une employée qui n’est plus là depuis février », affirme un professeur. Emmanuel Ostian indique de son côté qu’Elhame Medjahed a été licenciée pour « une faute très grave commise sur une personne “racisée” ». Le directeur s’est également justifié dans le magazine Challenges :
« Nous ne sommes pas de méchants racistes. »
Et pour justifier le licenciement des hommes de ménage ? La direction a invoqué la situation économique « dégradée » de l’entreprise, dans la lettre recommandée reçue le 23 juin par ces derniers. « Au 31 mai 2025, nous avons enregistré un résultat net négatif de 496.000 euros », peut-on lire. Emmanuel Ostian indique tout de même avoir « un contrat signé avec du personnel de ménage », dans les « nouveaux locaux. »
Les autres membres de l’équipe permanente ne sont pas en reste. La direction indique n’avoir « pas pu reconduire » le contrat de la responsable « anglais et conférences ». Un CDD arrivé à son terme à la fin de l’année scolaire et qui est habituellement renouvelé à chaque rentrée. « Les fonctions qu’elle occupait dans l’ancienne école n’existent plus », assure Emmanuel Ostian par écrit, alors que les invités des conférences sont déjà calés jusqu’en juin 2026. Une nouvelle que la principale intéressée semble apprendre via StreetPress. Par ailleurs, les élèves rapportent n’avoir plus vu depuis plusieurs mois deux employés d’origine tunisienne, le responsable technique et la responsable administrative. La direction explique qu’ils sont « en arrêt et figurent encore dans les effectifs. »
« Conseils de disciplines déguisés »
Le durcissement a aussi lieu du côté des élèves. Plusieurs professeurs indiquent qu’Emmanuel Ostian les aurait incités à baisser les notes de certains étudiants lors des conseils de classe de mars. Certains élèves « unanimement considérés par le conseil de classe comme n’ayant pas le niveau » avaient « la moyenne », justifie le directeur, confirmant avoir donc « demandé à ce que les étudiants soient notés de façon juste ». Dans les un à trois jours suivant ces réunions, la responsable scolarité, Agathe L., a envoyé une convocation par mail à douze élèves de bachelor ou master, « pour faire un point sur [leur] scolarité » avec Emmanuel Ostian, leur présence étant « obligatoire ». Une liste établie par Emmanuel Ostian, « sous l’impulsion d’Agathe L. », précise un élève présent au conseil de classe. Neuf élèves parmi les 12 convoqués sont racisés.
Emmanuel Ostian soutient que les convocations et licenciements n’ont « strictement rien à voir » avec le fait que les personnes visées soient racisées. Pour les étudiants, il affirme qu’il a ciblé « ceux qui ont le plus de difficultés » : « Il y a des étudiants venant de pays étrangers que l’ancienne direction avait admis et qui n’ont pas le niveau, ni le bac pour certains. » Pourtant, un seul des étudiants interrogés par StreetPress n’a pas le bac. Pour les professeurs, il s’agit dans tous les cas d’une procédure inadaptée. « Normalement, il y a un processus, il faut recevoir des motifs [de convocation] et avant d’avoir un blâme, il doit y avoir des avertissements », rappelle l’un d’entre eux, faisant allusion au code de l’éducation.
Le mail de convocation a apeuré plusieurs élèves, en raison de l’absence de motifs. Farah (1) a su ce qu’on lui reprochait au moment du rendez-vous, en tête à tête avec le directeur et la responsable scolarité : « C’était une question de retard. J’avais quatre absences car je travaille à côté. Mais certaines personnes qui en avaient beaucoup plus que moi dans ma classe n’ont pas été convoquées donc je n’ai pas compris », raconte l’étudiante.
Le rectorat alerté
La majorité des élèves décrivent des échanges apaisés avec Emmanuel Ostian lors de ces convocations, mais deux d’entre eux ont tout de même été enjoints à quitter l’établissement juste après. C’est le cas de Youssef (1) :
« On m’a dit que j’étais insolent, en retard, que j’avais des mauvaises notes. Puis Emmanuel Ostian m’a dit que j’étais mis à pied une semaine, avant d’être reconvoqué avec mes parents. »
Il affirme que dans la foulée, la responsable scolarité serait allée récupérer ses affaires dans la classe pour les lui donner, avant qu’il ne parte. La plupart de ses professeurs le décrivent pourtant comme un élève sérieux et ponctuel. Arrêté trois jours par son médecin, il rapporte avoir vécu un « traumatisme scolaire et une humiliation », après cette convocation. Il n’a finalement jamais été reconvoqué, et a réintégré l’école au bout de quelques jours. Si Emmanuel Ostian soutient ne pas avoir été abordé, le rectorat affirme bien à StreetPress avoir été saisi sur ce cas et avoir contacté l’école à ce sujet. L’institution indique néanmoins n’avoir « pas d’éléments aujourd’hui ni à l’époque laissant entendre qu’il s’agit de harcèlement ».
Pour Narimen (1), l’une des élèves convoquées, il est clair qu’il s’agit de « conseils de discipline déguisés ». Elle affirme, tout comme plusieurs élèves convoqués ce jour-là, être victime de « harcèlement » et d’un « acharnement » de la part d’Agathe L., depuis le début de sa scolarité. Selon elle, la responsable scolarité l’aurait qualifiée, elle et ses amies, de « clan d’arabes » lors d’un conseil de classe en 2024, ce que confirment plusieurs personnes présentes ce jour-là. Emmanuel Ostian indique ne pas en avoir entendu parler. « On a l’impression qu’elle est plus confiante depuis le rachat [de l’école] », s’inquiète une autre élève, Assia (1). « Avant on était assez protégés par Elhame. Le fait qu’elle se soit fait virer, ce n’est pas très rassurant », poursuit-elle. Cette étudiante a pourtant récemment signalé par mail plusieurs comportements d’Agathe L. à son encontre au nouveau directeur de l’école, Emmanuel Ostian. « Je n’ai eu aucune réponse », précise-t-elle.
(1) Les prénoms ont été changés.
Contactée, Agathe L. n’a pas répondu aux sollicitations de StreetPress.
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