Trump, les Démocrates et nous : les trois blocs aux États-Unis (ContreTemps-21/07/25)

Après la victoire éclatante de Zohran Mamdani – candidat de la gauche socialiste (DSA) – aux primaires démocrates de la ville de New York, en vue de l’élection municipale qui aura lieu à l’automne, Mathieu Bonzom s’interroge sur les formes de résistance au pouvoir trumpiste, analyse la crise du Parti démocrate et donne à voir les perspectives possibles pour la gauche états-unienne.

Par Mathieu BONZOM.

Milliardaire recherche candidat. Après avoir soutenu Donald Trump à la dernière élection présidentielle, Bill Ackman fait la une des journaux en annonçant vouloir financer une grande campagne électorale centriste. Contre le trumpisme ? Non : contre la gauche, à New York, au lendemain de l’étonnante victoire de Zohran Mamdani à la primaire démocrate pour le siège de maire.

La presse s’interroge, notamment en France : que font donc les Démocrates face à Trump ? Et les interrogations sur cette apparente inaction démocrate sont compliquées par ce qui se joue entre ce parti et les socialistes qui entreprennent (surtout depuis Bernie Sanders à la présidentielle il y a une dizaine d’années) de s’inviter dans ses primaires[1].

Or, l’arène électorale, où certains contre-pouvoirs institutionnels potentiels au trumpisme sont en jeu (dès cette année au niveau local, l’année prochaine au niveau du Congrès fédéral) est très révélatrice de ce que les Démocrates sont en train de faire, et de ce qui est en train d’arriver à la vie politique étatsunienne en général.

Malgré tout ce qui sépare les dispositifs institutionnels et l’histoire politique des États-Unis et des autres pays du centre capitaliste, force est de constater qu’une même dynamique « à trois blocs » (extrême-droite, centre, gauche) est en train de s’affirmer un peu partout, et se présente comme une sorte de nouvel horizon politique général à la fin de ce premier quart du 21e siècle.

Les Démocrates, à la tête du deuxième parti capitaliste aux États-Unis (et même premier en dons de milliardaires s’agissant de la campagne Kamala Harris l’an dernier), en sont les premiers surpris. Dans « la plus vieille démocratie au monde », les aspects anti-démocratiques du système politique trahissent aussi bien son âge que la défaite historique de la gauche voici un siècle. Des milliards de dollars inondent l’arène politique avec de moins en moins de retenue. Pourtant il semblerait que tout cela ne suffise plus à garantir indéfiniment le verrouillage du champ politique autour des deux grands partis de la bourgeoisie. De façon pour le moins imprévue (au même titre qu’en France du reste), ce ne sont pas deux mais trois blocs qui se dessinent, de façon persistante, aux États-Unis.

Pour mieux comprendre comment s’organisent les conflits politiques entre ces trois blocs depuis le retour de Trump, commençons par quelques remarques sur les forces et les limites, à ce jour, de la résistance au trumpisme.

Mamdani et la résistance contrastée à Trump

L’élection municipale new-yorkaise revêt plus que jamais un enjeu national. Parce qu’un charismatique socialiste de 33 ans a gagné l’investiture du Parti démocrate, au grand dam de la direction de ce dernier. Parce qu’il a mené une campagne mobilisant 50 000 bénévoles et a fait remonter la participation électorale de façon spectaculaire[2].

Parce qu’il l’a fait au nom d’un programme à la fois combatif contre la vie chère[3], et solide sur l’antiracisme, face à l’offensive de Trump contre les immigré∙es comme à l’islamophobie exacerbée, et sur l’anti-impérialisme en particulier concernant la Palestine. Parce qu’il s’est imposé dans l’un des plus grands centres du pouvoir économique au monde, et dans un pays où la gauche a historiquement été marginalisée, ou encore parce qu’il est musulman. Mais aussi parce que Trump ne semble rencontrer aucune résistance significative depuis son retour à la tête de l’État.

Aucune résistance ? Il en a peu été question en France, mais les « No Kings » protests[4] contre sa présidence ont fait du 14 juin l’une des plus grandes journées de manifestations de l’histoire des États- Unis, avec 4 à 6 millions de personnes rassemblées à travers le pays, dans plus de 2 000 localités. Ce n’est peut-être qu’un début.

Certes, il en faudra plus pour arrêter un autoritarisme déterminé à détruire ce qu’il reste de libertés dans une société déjà malmenée par le passé. Dos au mur face à l’austérité de Trump[5], les franges combatives du mouvement syndical, par exemple, retrouveront peut-être leur dynamisme des années Biden. Des réseaux de solidarité s’organisent, notamment face au déchaînement de racisme, de violence et aux détentions arbitraires contre les immigré∙es et certain∙es opposant∙es politiques.

De leur côté, Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez sillonnent les régions républicaines à fort électorat populaire en dénonçant l’oligarchie devant des salles combles. Et la victoire de Mamdani déclenche une nouvelle vague d’adhésions à l’organisation phare de la nouvelle gauche socialiste, les Democratic Socialists of America (DSA).

Le retour d’un trumpisme déchaîné n’a pas encore rencontré d’obstacle décisif sur son passage. D’après le bilan ci-dessus cependant, on peut dire qu’une base politique existe pour une contre-offensive. De plus, Trump n’est pas sûr de remporter son pari de conserver son étroite majorité électorale grâce au racisme d’État et à son usage autoritaire des institutions alors que sa politique économique et sociale va causer des ravages dans les classes populaires, y compris dans les secteurs qui ont voté pour lui.

Certaines des structures organisationnelles existantes ou en train de se constituer (politiques, syndicales et inter-syndicales, associatives…) pourraient contribuer à lancer cette contre-offensive pour de bon. Jusqu’à présent celle-ci a été introuvable, le choc et la désorientation ont eu tendance à l’emporter, mais le coup d’éclat new-yorkais pourrait non seulement faire des émules mais résonner comme un appel à la mobilisation générale.

Si la victoire de Mamdani à la primaire démocrate pour la mairie de New-York a connu un tel retentissement national, c’est qu’elle apparaît comme la campagne la plus éclatante et crédible pour regrouper les forces qui s’opposent à Trump, sans comparaison possible avec tout ce qu’ont pu faire les Démocrates depuis six mois.

Entre Trump et la gauche : la crise du Parti démocrate

En ces temps de crise politique, les grands dirigeants démocrates se font bien plus discrets qu’en 2017. Beaucoup espèrent un retour de balancier aux élections de mi-mandat, qui sont encore bien loin. Compter sur Trump pour organiser des élections régulières relève déjà du pari. Mais surtout, abandonné par une part croissante des classes populaires, le parti vit une crise dans la crise.

Joe Biden, revenu en politique en 2020 pour bloquer Sanders, est devenu l’incarnation parfaite d’un parti dépassé, dans le déni du rejet massif de son bilan social et international. Kamala Harris a prôné la continuité, avec le résultat que l’on sait.

Si l’on revient à New York, il est significatif que les ténors et les sopranos du Parti démocrate, dans la primaire d’une élection test après le retour de Trump, n’aient rien trouvé de mieux que de se ranger derrière Andrew Cuomo. L’ancien gouverneur de l’État de New York a démissionné, il y a quatre ans, après avoir été accusé de corruption et de harcèlement sexuel, ainsi que d’une gestion désastreuse des soins aux personnes âgées pendant la pandémie du Covid-19.

Cela n’a pas empêché son parti de le soutenir à nouveau cette année (après tout, fils de gouverneur lui-même, il s’est associé personnellement et politiquement aux familles Kennedy et Clinton depuis de longues années). Les riches donateurs ont fait de même et les sondages le donnaient gagnant, mais il est finalement arrivé deuxième loin derrière Mamdani. Il a fini par confirmer son intention déjà annoncée de se présenter comme candidat indépendant, mais il s’est là encore fait voler la vedette par le candidat socialiste sur les réseaux sociaux : Cuomo n’a qu’à ouvrir la bouche pour faire affluer les dons de simples électeurs∙trices vers Mamdani, ironise ce dernier.

Et c’est peut-être encore la deuxième place qui attend Cuomo au concours d’imitateurs de Trump : le maire démocrate sortant, Eric Adams, se présente lui aussi en tant qu’indépendant. Inculpé pour corruption, il a vu son affaire classée alors qu’il se ralliait publiquement à la politique migratoire du président. Les « phénomènes morbides » de la crise ne portent pas seulement les noms de Trump, Vance, ou Musk, mais aussi Biden, Harris, Clinton, Schumer, Pelosi, Cuomo, Adams, etc.

Il y a tout juste un an, les dirigeants démocrates se réjouissaient d’avoir fait battre les élu∙es de gauche Jamaal Bowman (à New York) et Cori Bush (à Ferguson) dans les primaires au Congrès, en raison de leurs prises de position défendant la Palestine[6]. Tandis que Biden remportait la primaire présidentielle sans opposition, beaucoup croyaient refermer la parenthèse de dix années de poussée socialiste. Aujourd’hui, on voit bien que c’était illusoire, que les dix ans de renouveau socialiste n’étaient pas un épiphénomène en train de se terminer, et que l’un de ses facteurs est bien l’incapacité durable des Démocrates à incarner une politique crédible pour les classes populaires.

La question de la Palestine mérite que l’on s’y arrête un peu plus. Le New York  d’Eric Adams a vu le déchaînement de la police contre les mobilisations de solidarité avec la Palestine (notamment à Columbia). Plus tard, lors de son rapprochement avec Trump impliquant de soutenir l’action de la police fédérale de l’immigration, celle-ci en a profité pour enlever et placer en rétention prolongée le militant étudiant Mahmoud Khalil loin de sa famille pendant trois mois, le laissant aujourd’hui menacé d’expulsion. Le moins qu’on puisse dire est que les Démocrates ne s’empressent pas de soutenir Khalil, naturellement.

La campagne Mamdani, tout en maintenant sa focalisation sur les questions socio-économiques, a courageusement tenu des positions justes sur ces questions, et démontré que ce n’était pas un suicide politique à New York, voire aux États-Unis. Au contraire : c’est un enjeu très important en soi (les États-Unis étant activement impliqués dans une colonisation qui dure depuis trois quarts de siècles et aboutissant à un génocide encore en cours) mais aussi pour rallier les classes populaires et marquer une rupture nette avec le consensus des deux grands partis des classes dirigeantes.

« Good policy and good politics », comme on dit parfois : c’est juste à la fois sur le fond, et en termes de stratégie politique, de construction d’un bloc à vocation majoritaire. Mamdani a été très bon dans la dimension socio-économique de sa campagne ; cela ne doit cependant pas faire oublier l’importance de son positionnement antiraciste et anti-impérialiste, qu’il n’a jamais renoncé à défendre (ce qui n’a pas été le cas de tous ses camarades socialistes ces dernières années).

La poussée à gauche se poursuit bel et bien. De son côté, Trump a mis son camp en ordre de bataille. Le centre néolibéral est pris entre la montée de l’extrême droite et la résurgence de la gauche, comme dans bien d’autres pays. Mais il semble plus pris de cours qu’ailleurs, un peu comme si des décennies de vie politique rendue si routinière par l’érosion extrême de la démocratie avaient endormi ses capacités d’analyse et d’initiative politique (dans un système où les partis sont des organisations notoirement décentralisées). Le Parti démocrate, qui faisait campagne « contre le fascisme » il y a quelques mois, trahit aujourd’hui que pour lui c’était un slogan de campagne comme un autre, car il ne sort pas vraiment de son mode de fonctionnement antérieur.

Du reste, on voit bien que le centre préférerait le face-à-face avec l’extrême-droite, comme en France là aussi. Si le but du centre est d’apparaître comme la seule opposition légitime, prête à bénéficier d’un déclin de la popularité de l’extrême-droite, alors la gauche ne doit même pas avoir le droit d’exister. D’où les attaques très virulentes contre Mamdani de la part de figures démocrates, après sa victoire. Des attaques choquantes pour la frange de centre-gauche du parti, qui sans être anticapitaliste, voit très nettement qu’une vieille garde corrompue tente de saborder une campagne jeune, dynamique et populaire, soit tout ce qui manque au parti. Du côté de la base du centrisme, il y a donc de bonnes raisons de penser que la crise s’approfondira encore.

Et du côté des classes dirigeantes ? C’est bien parce que le Parti démocrate ne s’impose plus autant dans le peuple, malgré tout le soutien dont il bénéficie de la part des riches, que l’on observe l’attrait de bon nombre d’entre eux pour l’ultra-autoritarisme. Les grands capitalistes peuvent en effet trouver leur compte, à court terme, dans le trumpisme – moyennant quelques rappels à l’ordre par Wall Street, comme sur le protectionnisme. Le brouillard de la guerre (militaire, économique, environnementale) se fait de plus en plus épais sur le long terme. « Après moi le déluge » prend son sens le plus littéral.

Alimenter le racisme permet aux riches trumpistes de cimenter une alliance avec une partie des classes populaires blanches issues de zones rurales surreprésentées en vertu de la Constitution, tout en bénéficiant de la crise du Parti démocrate dans d’autres secteurs de l’électorat. Il reviendra à la gauche et aux mouvements populaires de briser ce bloc d’extrême droite.

Quelles perspectives à gauche ?

On ne saurait assez insister sur la ligne politique qui a conduit à la victoire d’une campagne de masse à New York en plein retour du trumpisme. Cette ligne se caractérise, comme on l’a vu, par deux dimensions principales : un positionnement limpide et combatif pour les conditions de vie des classes populaires et contre les riches, et une intransigeance contre les principaux points de la politique raciste et impérialiste des États-Unis, en particulier dans la solidarité avec les immigré∙es et les musulman∙es dont il fait partie, ainsi qu’avec la Palestine – cette deuxième dimension, antiraciste et anti-impérialiste étant plus affirmée que dans la plupart des précédents en date aux États-Unis. Si cette ligne pourra sans doute connaître des ajustements dans le cadre d’une stratégie différenciée sur le plan local, il serait dommageable, sur le fond et en termes de stratégie, de revenir en arrière, et de ne pas porter cette ligne à l’échelle nationale.

Cependant les chances de lancer et réussir une contre-offensive à Trump ne reposent pas seulement sur la capacité des socialistes à trouver et tenir la bonne ligne politique : la lutte contre les classes dirigeantes repose sur le développement d’une dynamique entre le bloc de gauche qui se consolide peu à peu et les mobilisations de masse. La consolidation et l’extension progressive de ce bloc et le déploiement de fortes mobilisations sociales devront s’alimenter mutuellement, ou échouer séparément.

De ce point de vue la radicalité de la campagne Mamdani et du bloc de gauche en général dépend moins de la lettre de son programme que de sa capacité à servir de catalyseur au développement et l’activité d’une gauche de masse dans la population. Sans cela, même des mesures relativement modestes seront inapplicables et Trump continuera d’avoir largement le champ libre. Avec cela au contraire, des espoirs plus ambitieux seront permis car la démonstration sera faite qu’il est possible pour les classes populaires de remporter des victoires qui changent la société à condition de s’organiser et de se mobiliser. Car c’est bien cette conviction même, moteur fondamental de la politique anticapitaliste de masse, qui reste encore à reconstruire au 21e siècle. Les deux niveaux (construction au sein des masses de mobilisations sociales et d’un bloc politique) doivent fonctionner ensemble.

Prenons encore une fois le cas de Mamdani à New York. La situation est contrastée : la campagne elle-même a permis d’élargir, de mobiliser et d’organiser les forces militantes de la gauche dans la ville. DSA compte désormais plus de 10 000 militant∙es dans la ville de New York (et peut espérer des retombées dans le reste du pays, en termes d’adhésions et de stratégie). Ses résultats électoraux sont prometteurs dans les classes populaires. Cependant ces dernières restent largement extérieures aux organisations de la gauche comme DSA. Mamdani a reçu des soutiens importants de la part du mouvement syndical, qui reste lui aussi largement à reconstruire néanmoins.

En outre, les obstacles seront nombreux pour l’application du programme : il faudra non seulement affronter les initiatives directes des riches, de Trump, ou d’une police très puissante et autonome (le fameux NYPD), ce qui annonce de nouvelles batailles antiracistes et anti-impérialistes difficiles mais décisives. Il faudra également faire face aux Démocrates centristes qui contrôlent encore les institutions de l’État de New York.

Ceux-ci se disent ouverts à certaines propositions de politique sociale de Mamdani (pour ne pas déplaire à l’électorat populaire sur le logement ou les crèches par exemple) mais résolument opposés aux mesures de justice fiscale qui sont indispensables à leur réalisation[7]. Aux États-Unis, les villes sont très dépendantes de l’aval des États pour un certain nombre de mesures[8], notamment fiscales. L’État de New York exerce aussi un contrôle sur la régie des transports municipaux (la MTA). Le maire de centre-gauche Bill de Blasio s’était d’ailleurs heurté dans les mêmes domaines à l’opposition du gouverneur… Andrew Cuomo.

Il faudra donc mener une bataille politique pour que les centristes paient le prix de leurs positions politiques, mais cela ne pourra pas réussir seulement depuis la Mairie, il faudra une mobilisation populaire, d’une façon ou d’une autre (ainsi sans doute que de nouvelles campagnes électorales de gauche à l’échelon de l’État).

Zohran Mamdani ne vient pas des classes populaires, cependant c’est un militant socialiste plus chevronné que beaucoup des candidat∙es que DSA a été amené à soutenir. Il est sans doute très conscient de ces enjeux, ce qui est un bon début.

Ensuite, le problème de la reconstruction de mobilisations de masse et d’organisations politiques des classes populaires, dans leur diversité de genre et de race, se pose un peu partout. Là encore, la solution n’est pas une simple question de ligne politique. Des réponses organisationnelles sont à inventer, aux États-Unis comme ailleurs, à partir des conditions de vie et des activités autonomes des classes populaires d’aujourd’hui : activités syndicales et para-syndicales, comités de locataires, mais aussi multiples formes d’entraide dans le travail reproductif qu’il s’agirait de soutenir, de consolider, d’organiser et de politiser.

La situation politique est critique, et pour y faire face il sera indispensable de commencer à inventer de telles solutions. C’est parfois dans ce genre de situation que des avancées soudaines se produisent, ce qui justifiera d’examiner avec attention la ville et l’État de New York, ainsi que les États-Unis plus généralement, dans les prochains mois et années. La voie vers un parti de masse des classes populaires au 21e siècle reste à trouver, mais il faudra la trouver.

Après avoir beaucoup insisté sur la nécessité de mobilisations de masse pour que ce défi soit sérieux, il faut tout de même souligner que les mobilisations nécessitent tout autant une perspective politique aussi bien pour les déclencher que pour leur permettre de savoir ce qu’elles veulent et d’obtenir de réels succès.

Quelles que soient les incertitudes sur l’avenir, le retour confirmé de la politique de classe et de la polarisation gauche-droite, un siècle après sa défaite historique aux États-Unis ne saurait donc être considéré comme un détail. Les petits groupes d’extrême-gauche qui mettent en garde contre le réformisme ne mesurent pas le caractère vital de ces avancées dans la politique de masse (la politique de masse étant d’ailleurs vitale y compris précisément d’un point de vue révolutionnaire).

Alors que certains secteurs de DSA divergent de New York notamment sur la place des campagnes électorales en général et des primaires démocrates en particulier, on peut faire ici l’hypothèse que la poursuite dans cette voie est justifiée jusqu’à nouvel ordre. Parce qu’elle renforce la gauche en élargissant sa base électorale et en consolidant ses organisations comme DSA. Parce qu’elle contribue à la crise du Parti démocrate, crise qui devra être bien plus profonde encore avant qu’un parti de gauche de masse puisse émerger (sans que l’on puisse préjuger des délais que cela implique, en ces temps incertains).

Parce que les expériences concrètes et les débats qu’elles occasionnent sont aussi la source de propositions stratégiques distinctes tournées vers l’électorat populaire républicain, comme des campagnes électorales indépendantes sur de bases de gauche (le cas récent souvent cité est celui de Dan Osborne, qui tentera une deuxième fois sa chance pour devenir Sénateur du Nebraska l’année prochaine), l’objectif à terme étant d’affaiblir le bloc d’extrême-droite dans les classes populaires et de mettre en crise les deux partis.

Républicains et Démocrates agissent comme si rien n’allait leur faire payer le prix de leur incapacité à répondre réellement aux besoins et attentes des classes populaires. La gauche relève le défi de leur prouver le contraire.

Les dirigeants des deux partis et leurs riches soutiens pourront-ils acheter la défaite de Mamdani et de ses homologues à travers le pays ? Peut-être. Ils feront alors, au vu de tous, un pas de plus dans la voie de l’oligarchie, qui sème la misère, la destruction de la planète, la fascisation, et – aboutissement logique – la guerre et le génocide. À la primaire de New York, cependant, ils ont échoué.

Des deux côtés de l’Atlantique, du Nouveau Front populaire à Zohran Mamdani, la gauche esquisse un autre horizon politique en gagnant des batailles qui paraissaient perdues d’avance. Elle le fait en sachant s’unir sur des bases offensives. Car les compromis sociaux-libéraux avec les milliardaires, rejetés dans la rue et les urnes par les classes populaires, n’arrêteront pas l’argent ni la force brute de l’oligarchie fascisante. Trumpistes et centristes, macronistes et lepénistes, ne pourront éternellement voler la victoire.

*

Une première version de ce texte, nettement moins développée, a été publiée sous forme de tribune sur le site du journal Le Monde.

Notes

[1]     Les règles des primaires sont définies par les États, qui disposent de listes électorales où les électeurs∙trices sont inscrit∙es comme étant affilié∙es à tel ou tel parti. En vertu de quoi on peut être membre d’une organisation socialiste, tout en étant inscrit démocrate et donc légalement autorisé à concourir aux primaires démocrates. Il ne peut donc y avoir d’exclusion des socialistes selon les mêmes modalités que dans d’autres contextes.

[2]     Les résultats détaillés montrent de bonnes surprises dans des catégories sociales populaires votant rarement, dans des quartiers populaires ayant connu des percées pour Trump en 2024, etc. Voir les commentaires présentés ici : https://newleftreview.org/sidecar/posts/gilded-city?pc=1685

[3]     Les principales propositions sont un gel des loyers assorti de projets de construction de logements sociaux, des transports publics gratuits et efficaces, la création de commerces alimentaires municipaux pour lutter contre l’inflation, ou encore l’accès universel à des crèches gratuites. Soit un ensemble de mesures d’urgence pour qu’il redevienne possible pour les classes populaires de vivre dignement dans la ville qui dépend de leur travail. Le tout financé par un ajustement fiscal en faveur des classes populaires, calqué sur ce qui existe dans des villes voisines.

[4]     Cette journée organisée par une large coalition d’organisations sociales (syndicales, de défense des droits humains…) et politiques (structures soutenant des candidatures de centre-gauche ou de gauche) s’est focalisée sur la question démocratique, comme son nom l’indique (voir le site officiel : https://www.nokings.org/). La date a été choisie pour coïncider avec la grande parade militaire voulue par Trump pour marquer les 250 ans de l’armée des États-Unis, et son propre 79e anniversaire, et qui ne fut pas la démonstration de force espérée par la Maison Blanche. Ce type de mobilisation n’est donc pas survenu aussi vite qu’en 2017 mais a bien fini par entrer en scène de façon marquante, non seulement dans les bastions démocrates mais dans tout le pays : https://jacobin.com/2025/06/no-kings-protests-trump-popularity

[5]     Avec le fameux « Big Beautiful Bill », celui qui fut un candidat pseudo-anti-système l’année dernière montre aujourd’hui son vrai visage de président des riches, avec une politique budgétaire de classe et de race d’ampleur historique : réductions d’impôts massives pour les riches et explosion du budget de la police de l’immigration, financées en particulier par des coupes monumentales dans le financement fédéral des prestations sociales de santé et alimentaires. Cela vient s’ajouter à de multiples autres mesures consistant à détruire des services publics déjà réduits à la portion congrue.

[6]     Le niveau de solidarité avec la Palestine atteint des niveaux historiques aux États-Unis ces dernières années ; et le bilan des campagnes pro-Israël aux États-Unis est bien plus mitigé que leurs soutiens ne le prétendent, comme l’illustre la victoire de Mamdani et comme l’indiquait récemment Jacobin : https://jacobin.com/2025/07/israel-lobby-campaign-spending-nyc

[7]     Un maire de gauche pourrait sans doute, cependant, avancer plus librement sur des mesures ayant de bonnes chances d’entretenir sa popularité. Pour une analyse poussée (et parfois technique) des enjeux, voir https://www.dissentmagazine.org/online_articles/what-can-zohran-accomplish/

[8]     Le maire socialiste de Chicago, Brandon Johnson, en a fait l’amère expérience ces dernières années.

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Source: https://www.contretemps.eu/trump-democrates-mamdani-sanders-gauche-etats-unis/

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/trump-les-democrates-et-nous-les-trois-blocs-aux-etats-unis-contretemps-21-07-25/

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