La « Mont-Saint-Michélisation » de Saint Malo racontée par ses habitants (StreetPress-30/07/25)

À Saint-Malo, le tourisme fait vaciller l’équilibre entre ville vivante et décor de carte postale. Face à l’explosion du prix de l’immobilier et des locations de vacances, les habitants racontent leur « sentiment de dépossession » et se mobilisent.

Par Inès BELGACEM & Louise QUIGNON.

Cette enquête a été réalisée grâce au soutien du Journalismfund Europe.

Saint-Malo (35), Bretagne – « Je pars en pause ! » Mathys, 21 ans, attrape deux énormes sacs-poubelle qu’il jette sur son épaule, avant de les balancer dans une benne à l’arrière de la brasserie. L’établissement qui l’emploie pour la saison fait partie des plus touristiques de Saint-Malo, à l’entrée de la vieille ville. Ici, dès juin, c’est « horaires Disneyland », plaisantent des commerçants : 12 heures – 18 heures, non-stop. Alors avant de se relancer dans le rush de l’été, le plongeur respire à l’arrière de la boutique. Mathys vient de Champagne-Ardenne. Après six étés à enchaîner les contrats saisonniers dans la cité corsaire, le jeune homme longiligne a eu un coup de cœur et voudrait s’y installer :

« Mais, à chaque fois, c’est une galère pour trouver un logement : tous les appartements intra-muros [entre les murs de la vieille ville] sont devenus des Airbnb ou des résidences secondaires. »

Prisée douze mois l’an, Saint-Malo attire plus d’un million de touristes chaque annéedont un tiers entre juillet et août. Facilement accessible en train depuis Paris ou Rennes, la ville portuaire bretonne de 47.000 habitants attire pour ses paysages maritimes et sa cité historique, centre névralgique de la commune. Intra-muros, entièrement entouré par des remparts, abrite des rues pavées étroites, où s’additionnent les crêperies et les boutiques de souvenirs. Quand certains locaux s’inquiètent du surtourisme dans ce quartier, la mairie réfute le terme, estimant en 2023 dans Ouest-France :

« Nous avons la chance de vivre dans une ville attractive. J’ai du mal à entendre qu’aujourd’hui la ville fonctionne trop bien ! »

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Intra-muros, entièrement entouré par des remparts, abrite des rues pavées étroites, où s’additionnent les crêperies et les boutiques de souvenirs. / Crédits : Louise Quignon

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A Saint-Malo, la plateforme Airbnb annonce proposer « plus de 1.000 locations ». / Crédits : Louise Quignon

Le prix de l’immobilier s’est pourtant envolé ces dernières années – une tendance globale en France, gonflée par l’essor du tourisme sur le littoral breton. En juillet 2023, la chambre régionale des notaires a constaté une augmentation annuelle de 9,4 % du prix médian d’un appartement ancien à Saint-Malo, soit 4.810 euros le mètre carré contre 2.650 euros en 2015. « Résultat, les locaux sont relégués dans les terres », regrette Benjamin Keltz, journaliste pour Le Monde, qui a documenté ce lent déclassement en Bretagne dans son livre Bretagne secondaire : une année au pays des volets fermés (éditions du Coin de la rue, 2023). Le Malouin, lui même concerné, confie :

« Le sentiment de dépossession est très violent quand on comprend que certaines personnes ont le pouvoir d’achat pour habiter là trois semaines par an et pas nous qui avons grandi ici… »

Car cette « lutte des places », écrit-il dans son ouvrage, est, d’une certaine façon, une déclinaison de la lutte des classes.

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Benjamin Keltz, journaliste pour Le Monde, a documenté le surtourisme dans son livre « Bretagne secondaire : une année au pays des volets fermés ». / Crédits : Louise Quignon

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En juillet 2023, la chambre régionale des notaires a constaté une augmentation annuelle de 9,4 % du prix médian d’un appartement ancien à Saint-Malo. / Crédits : Louise Quignon

Quel point d’équilibre ?

Dans une des ruelles exiguës d’Intra-muros, Victoria, 28 ans, profite de son jour off pour siroter une pinte dans le bar An Tavern – « la taverne » en breton. La Toulousaine d’origine raconte avoir été marin : huit mois l’année, elle a embarqué sur les bateaux de croisières de Saint-Malo pour assurer le service. Malgré un bon salaire – 2.500 euros nets – impossible de trouver un pied à terre avec ses CDD de quatre mois :

« C’est finalement un marin retraité qui a accepté de me louer son appart’ : il connaissait le marché et a compris ma galère. »

Certains hôteliers et restaurateurs confient salarier en priorité des jeunes du coin déjà logés. Ces derniers ne sont pourtant pas épargnés par cette crise du logement. Il a fallu trois ans à Agathe, 28 ans, pour se dégoter un appartement intra-muros. Quand l’agence immobilière lui explique qu’elle doit minimum gagner trois fois son loyer pour prétendre aux locations les moins chères du marché, c’est la douche froide. « Ça faisait 1.950 euros net, je gagnais à peine le smic », souffle la barista. Le procédé – devenu une norme dans certaines régions comme l’Île-de-France – n’était pas utilisé dans le coin jusque récemment.

« Le problème, ce sont les baux saisonniers de septembre à juin, qui deviennent des locations de vacances entre juillet et août », assure Nicolas, 29 ans, co-proprio’ du bar An Tavern avec Morgane, 33 ans. Les deux barbus sont les grands frères de Mathys, le plongeur. « Avant de trouver un appart’ on a dormi dans notre voiture, dans des placard, et même dans le fond du bar », montre-t-il du doigt :

« Dans notre immeuble, un gars a quatre Airbnb. J’adore mes voisins, mais beaucoup ne sont là qu’une semaine par mois. Dans le même temps, les étudiants et les plus précaires se retrouvent à perpet’. »

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A Saint-Malo, certains hôteliers et restaurateurs confient salarier en priorité des jeunes du coin déjà logés. / Crédits : Louise Quignon

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Nicolas, 29 ans, co-proprio’ du bar An Tavern avec Morgane, 33 ans – les grands frères de Mathys, le plongeur. / Crédits : Louise Quignon

Selon le journaliste Benjamin Keltz, il ne resterait plus que les retraités et les personnes avec un capital économique conséquent – souvent venus des villes où les salaires sont plus élevés – avec les moyens de s’offrir un morceau de Bretagne sur le littoral. « La plupart des résidents secondaires ici sont d’ailleurs des Bretons », fait-il remarquer. Lorsqu’en 2017, Benjamin Keltz a voulu offrir son enfance saline à ses enfants, c’est dans une commune en bord de Rance, fleuve qui se jette dans la Manche, à plusieurs kilomètres de Saint-Malo, qu’il a trouvé une maison dans son budget.

« De nombreux voisins ont vécu la même expérience : nous sommes les relégués du littoral. »

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Benjamin Keltz, journaliste pour Le Monde, a documenté le tourisme en Bretagne dans son livre « Bretagne secondaire : une année au pays des volets fermés » (éditions du Coin de la rue, 2023). / Crédits : Louise Quignon

Les nuisances des Airbnb

Suite à un changement de vie, un divorce ou un décès, les biens malouins sont mis sur le marché et changent de main. « En 2016, mon voisin a vendu », illustre Véronique Deschamps, résidente d’Intra-muros depuis 1979. Elle habite un charmant immeuble du 17ème siècle. Une relique précieuse pour la ville, dont 80 % ont été détruits durant la seconde guerre mondiale par les bombardements des Américains, alors que l’armée allemande occupait la cité corsaire, avant d’être reconstruits. L’appartement du voisin est racheté et rénové pour en faire une location de courte durée :

« J’ai vu mon adresse devenir une destination touristique. »

Nuisances sonores, étrangers dans son intimité,…. « Cette nouvelle propriétaire a restreint ma tranquillité et ma liberté avec cette location intensive, alors qu’elle n’a aucune attache ici », conclut Véronique Deschamps, qui décide de la contacter. Mais cette dernière possède aussi le droit de jouir de son bien comme elle l’entend. La locataire se sent flouée :

« C’était le mépris de ce que j’étais : la classe moyenne locale. Parce qu’elle a l’argent, elle pouvait faire ce qu’elle veut. »

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Intra-muros est le centre névralgique de la commune. / Crédits : Louise Quignon

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Les Malouins craignent une « Mont-Saint-Michélisation » de leur ville. / Crédits : Louise Quignon

La coiffeuse décide d’entamer un combat judiciaire de sept longues années contre les propriétaires de l’appartement pour « trouble anormal de voisinage ». En parallèle, elle écrit une « lettre aux Malouins » pour alerter sur la prolifération des locations courte durée, signée par plus de 600 personnes en 2018. En 2021, première victoire : Saint-Malo instaure des quotas de locations de courte durée par quartier – 12,5 % pour Intra-muros. Le maire Les Républicains, Gilles Lurton, a estimé dans les colonnes du Monde que la mesure « a au moins mis un frein à l’inflation du phénomène, qui prenait une proportion industrielle ». Actuellement, la plateforme Airbnb annonce proposer « plus de 1.000 locations ».

Enfin, en août 2024, la justice a donné raison à Véronique Deschamps : elle a obtenu l’interdiction de location de type Airbnb dans son immeuble. Cette décision de la cour d’appel de Rennes établit également une jurisprudence sur laquelle d’autres résidents, partout en France, pourraient s’appuyer.

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Prisée douze mois l’an, Saint-Malo attire plus d’un million de touristes chaque année. / Crédits : Louise Quignon

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Saint-Malo attire pour ses paysages maritimes et sa cité historique. / Crédits : Louise Quignon

« Le tourisme est une industrie »

« Véronique a été une lanceuse d’alerte, elle a fait le travail pour nous tous », confie Nicolas Bessec, 42 ans et résidant Intra-muros. Pas facile de remettre en question le tourisme, explique-t-il, dans une région où le secteur représente 8% du PIB. « C’est pourtant en train de créer une bombe sociale », juge l’entrepreneur, qui se considère avant tout marin. Il pourrait parler des heures de son lien avec la mer et de son affection pour la ville. Ecoeuré par « la guerre des places », la « course à la bétonisation pour construire toujours plus » et la flambée des prix de l’immobilier, il ajoute :

« Le logement, c’est hyper intime, ça ne peut pas être spéculatif. »

Le 9 juin, Nicolas Bessec a participé à la conférence « Voyageurs habitants, un lien existe-t-il ? », organisé par le collectif Saint-Malo, j’y vis… j’y reste !, fondé en 2019 par Véronique Deschamps, la lanceuse d’alerte. Le marin, idéaliste, veut trouver des solutions à son échelle. Depuis plusieurs années, il porte un projet de maison flottante, éco-construite, dans le port des Sablons, à 2 kilomètres du centre historique. La première bâtisse devrait être mise à flot cet automne. Un prototype qui se veut abordable, duplicable et fondé sur des chantiers solidaires :

« J’ai choisi de sortir des règles spéculatives. »

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Nicolas Bessec, 42 ans et résidant Intra-muros. / Crédits : Louise Quignon

« Le surtourisme est le seuil où le tourisme a plus de côté néfaste que positif », a rappelé Thomas Aguilera, autre intervenant de la conférence du 9 juin. Le chercheur à Sciences Po Rennes a étudié la prolifération des plateformes de locations touristiques dans les grandes villes, avant de s’intéresser au littoral breton. Le terme « voyageur » revêterait, selon lui, un côté bien trop romantique :

« Le tourisme est une industrie, détenue par quelques-uns, dont les profits ne ruissellent pas. »

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Avec la hausse des prix de l’immobilier, les locaux sont relégués dans les terres. / Crédits : Louise Quignon

Une « Mont-Saint-Michélisation » de Saint Malo ?

Le tourisme a toujours existé sur les côtes bretonnes, insiste le journaliste Benjamin Keltz. Au début du XXe siècle, les nantis anglais, hollandais et belges profitaient déjà des bienfaits des Thermes marins et du grand air de Saint-Malo. Quant aux villas au bord de la plage du Sillon, elles ont toujours appartenues à des familles fortunées. Dès les années 1970, le journaliste et poète Xavier Grall parlait de « maisons mortes » sur le littoral. Benjamin Keltz cite aussi le géographe Yves Lebahy qui, dès 2006, a qualifié la côte bretonne de « ghetto de vieux riches » :

« À l’époque, personne ne l’a pris au sérieux. Tout le monde, ou presque, levait les yeux au ciel… »

Aujourd’hui, le reporter ne reconnaît plus le Saint-Malo où il a grandi. « La plupart des services publics ont fermé, c’est le propre du tourisme », analyse Benjamin Keltz. Le commissariat où il a porté plainte quand son scooter a été volé a fermé ses portes, et devrait être réhabilité en logements sociaux. Quant à Véronique Deschamps, elle peut se vanter d’avoir coiffé les notables de la cité corsaire, dont les avocats et juristes qui travaillaient dans l’ancien palais de justice, aujourd’hui clos. Des acteurs privés voudraient en faire 16 appartements de haut standing. Le centre des impôts, lui, est devenu l’hôtel 4 étoiles du Grand-bé en 2018. Le salon de coiffure dans lequel elle a commencé à ses 16 ans est devenu une agence immobilière. « De celles qui nous démarchent perpétuellement pour nous demander si on ne veut pas vendre… » Les commerces de fruits et de légumes sont devenus des magasins de souvenirs, et la pharmacie s’est mutée en biscuiterie.

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A Intra-muros, à Saint-Malo, les commerces de fruits et de légumes sont devenus des magasins de souvenirs et la pharmacie s’est mutée en biscuiterie. / Crédits : Louise Quignon

« Avant toutes ces locations touristiques, Saint-Malo était blindé de monde », assure Nicolas, le proprio du An Tavern, qui constate que les murs se vident le soir. Avec son frère, pour ramener du monde, ils jouent le jeu des activités touristiques. Ce weekend du 13 juin, c’est la fête des Corsaires dans Intra-muros, alors ils ont sorti le grand jeu : costumes de pirate et concert de musique bretonne. Quant au sol du bar, il a été recouvert de sable. « J’espère qu’il ne va pas trop sentir la bière », souffle l’un des frères. Pour Benjamin Keltz, le journaliste, « hors de question de participer à la fête ». Même son de cloche pour Véronique Deschamps. Les foules, le folklore habituel autour des corsaires, ils n’en peuvent plus. « Plus personne ne vient passer du bon temps Intra-muros », abonde le marin Nicolas Bessec, qui passe également son tour. Les activités, l’infrastructure routière, les services sont aujourd’hui tournés vers le tourisme, et non plus pour les locaux, juge-t-il :

« Le tourisme fait partie de nos vies, mais c’est une question de dosage : aujourd’hui l’équilibre est rompu. Ce que je redoute, c’est la Mont-Saint-Michélisation d’Intra-muros. »

Au Mont-Saint-Michel – second monument le plus visité de France – il ne reste qu’une poignée de résidents permanents, moins d’une trentaine.

La mairie n’a pas répondu à nos sollicitations.

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Source: https://www.streetpress.com/sujet/1753877719-saint-malo-bretagne-tourisme-surtourisme-logement-immobilier-precarite-vacances-resident-airbnb-saint-michel

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