
Considérés comme stratégiques par l’Union européenne, deux projets miniers devraient rejeter dans l’eau de grandes quantités de métaux lourds. Une pollution sur le long terme, dans une région portée par la pêche.
Par Alban ELKAÏM .
Coria del Río (Espagne), reportage
Avec une infinie précaution, il remonte le fil plongé dans l’eau limoneuse du fleuve. « S’ils voient la lumière approcher, ils le lâchent », explique Joaquín en glissant une épuisette sous l’appât comme un chat approche un oiseau. « Je l’ai eu ! » Un crabe bleu se débat dans le filet. « Dans un riz en sauce, c’est exquis ! » Sur la rive du Guadalquivir, près de Séville, en Espagne, les habitants de Coria del Río ont toujours eu un rapport intime au cours d’eau qui les a longtemps nourris. Pourront-ils encore pêcher dans dix ans ? Deux grands projets miniers compromettent désormais cet avenir.
Ces mines s’apprêtent à lancer l’extraction de matières premières critiques (MPC), et prévoient d’y verser sur vingt ans près de 130 milliards de litres d’eau contenant des métaux lourds.
Le premier a été déclaré projet stratégique pour l’Union européenne (UE) : une nouvelle mine sur le site de Cobre las Cruces, qui a produit du cuivre entre 2009 et 2023. Celle-ci doit également extraire du zinc, du plomb et de l’argent, dès 2027.
Le second prétend faire renaître le site minier d’Aznalcóllar. Là où, en 1998, un bassin de stockage de résidus s’est rompu, laissant échapper plus de 6 millions de m3 d’eau et de boues toxiques. Une des plus grandes catastrophes écologiques de l’histoire du pays.

Les travaux de conditionnement doivent démarrer cet été. Ces avancées s’inscrivent dans un grand mouvement de relance de l’extraction en Espagne, boosté par la nouvelle stratégie européenne pour s’assurer l’accès aux MPC, indispensables pour la transition énergétique, la digitalisation et l’armement.
Sur le papier, aucun risque. Mais ces derniers mois, une série d’études scientifiques a fait monter l’inquiétude. Pendant quatorze ans, Cobre las Cruces a rejeté de l’eau chargée en métaux, toxiques en quantité élevée. Si la dose est considérée comme faible pour chaque litre, les auteurs des études estiment pourtant que ces éléments ne se diluent pas comme l’a prévu l’entreprise dans le fleuve, puis dans l’océan. Ils s’accumulent dans les sédiments. Or près de 1 milliard de litres ont été versés chaque année.
En mars, ces mêmes scientifiques révélaient que chez le mulet, seule espèce contrôlée autour de la sortie d’eau contaminée, 31 % des relevés effectués présentent des concentrations de plomb trop élevées pour la consommation humaine.
À eux deux, les nouveaux projets prévoient de rejeter dix fois la quantité d’eau polluée versée jusque-là.
Craintes ou opportunités
Mauvaise affaire pour Coria del Río. « Ici, c’est la ville du mulet », rappelle Joaquín en surveillant ses lignes. En tranches marinées puis frites, « à la plancha », en tapas ou en plat, ce poisson est un produit phare de la commune, où il est pêché de manière traditionnelle dans les petites embarcations qui dorment sur l’eau le long du rivage. La ville dédie une fête à ce mets tous les ans en octobre.
« J’ai pêché le mulet toute ma vie. Je représente la cinquième génération de “vrais pêcheurs”, ceux qui aiment le fleuve et en prennent soin. Je vis de ce fleuve, je mange grâce à lui et je mourrais sur ce fleuve, certifie Jesús Castro, 59 ans, l’un des derniers à vivre uniquement de la pêche. S’il y a du plomb dans les poissons, je ne pourrais plus en vendre. Les jeunes non plus. Tout cela mourra… »
La ville a érigé des monuments en l’honneur de ces artisans et les peint sur ses murs. Scellé dans le sol d’une petite place, face à la rive, un carrelage déclame un poème au Guadalquivir.

À Aznalcóllar, c’est un hommage aux mineurs qui accueille le visiteur. À l’entrée du village, une route part vers le centre, l’autre vers le complexe minier, 950 hectares gardés par des grillages.
Dans un restaurant du bourg déjeunent trois hauts cadres de Minera los Frailes, l’entreprise propriétaire. « Je ne vous parlerai pas », prévient l’un d’eux, sorti fumer sur la terrasse… avant d’entamer une discussion informelle. Pour lui, les « écologistes » ont tort de vouloir tout bloquer. L’extraction reste nécessaire. Surtout pour la transition. Interrogé par Reporterre, Minera los Frailes n’a pas répondu à nos questions.

Les gouvernements locaux et l’exécutif « vendent l’extraction espagnole comme une activité d’avant-garde, durable et respectueuse. Le règlement européen sur les matières premières critiques (CRMA) leur fournit une caution narrative. Quiconque met cela en doute est presque accusé de freiner la transition écologique », dénonce Adriana Espinosa, de l’ONG Les Amis de la Terre, coautrice d’un rapport de 2022 sur le « boom minier » en Espagne. La Junte d’Andalousie, le gouvernement régional compétent sur les mines, n’avait toujours pas répondu aux questions de Reporterre à la publication de cet article.
Riche en matières premières critiques, l’Espagne est le pays qui accueille le plus de projets d’extraction stratégiques dans l’UE. Mais la dynamique enclenchée par le règlement européen favorise aussi les autres initiatives. Dès l’annonce de ce règlement, en 2023, l’Andalousie a publié sa propre « stratégie pour une activité minière durable ».
« Ici, on veut tous que la mine rouvre, pour qu’il y ait du travail dans le village et ne pas devoir aller bosser ailleurs », résume un jeune homme à la terrasse du restaurant, dans le bourg. « Je crois qu’il n’y a aucun risque. Tout est très contrôlé aujourd’hui. Il s’est passé ce qu’il s’est passé [en 1998], mais c’était une autre époque », estime Cristián, travailleur de l’établissement venu prendre sa pause.
« Une rivière de mort »
À l’embouchure du fleuve, les pêcheurs sont moins confiants. L’accident de 1998 a entraîné de lourdes pertes. « Les galères méditerranéennes [entre la crevette et la langoustine] par exemple, produit de base pour nous, ont pris de hautes concentrations en arsenic et ne pouvaient plus être consommées », raconte José Carlos Macías, chargé de la communication pour la confrérie de pêcheurs de la ville de Sanlúcar de Barrameda.
Sur le quai du port, une foule s’active pour décharger les caisses de produits que les chalutiers viennent de sortir de la mer. Les lots atterrissent sur un tapis roulant que des acheteurs de gros scrutent pour les décrocher au meilleur prix. « Nous avons autour de 140 embarcations, près de 600 pêcheurs. Chaque poste sur un bateau en génère environ quatre sur la terre ferme. » L’embouchure du fleuve sert de « crèche » pour de nombreuses espèces pêchées en mer une fois matures. Dans tout le golfe de Cadix.
« Vu le nombre d’emplois promis pour une vingtaine d’années par les mines, risquer une pollution de long terme qui affecterait des activités pérennes, c’est totalement déséquilibré », estime l’expert technique. La pêche n’est pas le seul secteur exposé. Le tourisme est la première activité de la région. Notamment pour sa gastronomie, largement centrée sur ces produits de la mer d’une fraîcheur absolue.

« Nous avons détecté de fortes concentrations de nickel, arsenic, zinc et mercure dans une grande partie de l’estuaire intérieur, qui pourraient avoir des effets écotoxiques. Zinc, arsenic et nickel se trouvent aussi dans l’embouchure, ce qui indiquerait que de fortes pluies les transportent jusque dans l’estuaire extérieur », explique Jesús Castillo, maître de conférences en écologie, biologiste et chercheur à l’université de Séville, et aussi coauteur de tous les travaux qui sonnent l’alarme.
Sur la rive d’en face trône le parc national de Doñana, joyau de biodiversité. Dans les gigantesques rizières qui bordent la zone protégée, des flamants roses plongent leur tête dans l’eau avec un mouvement sec. « Ils mangent des artémias, petits crustacés rouges qui donnent cette couleur rosée à leur plumage », commente José Manuel Ortega, guide de tourisme nature et amoureux de cette zone humide.

C’est aussi une voie d’entrée potentielle de métaux dans la chaîne alimentaire. Comme le riz qui pourrait accumuler des éléments comme le cadmium et l’arsenic. « Voici le système qui pompe l’eau du fleuve pour inonder les rizières puis alimenter les marais », explique le guide, indiquant une bâtisse blanche sur le canal creusé après que le grand cours d’eau a été détourné.

Le pire traumatisme se trouve quelques kilomètres plus loin. « Là, tu vois une rivière méditerranéenne classique, bordée de frênes, de peupliers blancs, de roseaux », souligne José Manuel Ortega, perché sur un petit pont qui enjambe le Guadiamar, cours d’eau principal qui irrigue le parc. « Le 25 avril 1998, tu voyais une rivière noire. Une rivière de mort. »
Les boues et eaux toxiques de la mine d’Aznalcóllar ont imprégné les eaux. Les autorités ont réussi à empêcher la coulée d’entrer complètement dans le parc. Mais 30 tonnes d’animaux morts ont été récupérées sur leur chemin. Après les fortes pluies de mars, des fortes concentrations de métaux lourds ont été détectées près d’Aznalcóllar, tuant des poissons. Pour le guide, si « les rejets envisagés n’auront pas un impact visible à court terme, ils affaibliront encore un écosystème déjà sous pression ».
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Source: https://reporterre.net/Metaux-lourds-ces-projets-strategiques-qui-minent-les-Espagnols
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/metaux-lourds-ces-projets-strategiques-qui-minent-les-espagnols-reporterre-30-07-25/