« Thales était à la recherche de motifs pour justifier un licenciement » : comment le géant de l’armement s’est attaqué à une lanceuse d’alerte (H.fr-31/07/25)

Concrètement, la direction de Thales aurait commandité l’éjection de la lanceuse d’alerte, devenue trop gênante.
© Blondet Eliot/ABACA

Le groupe français Thalès aurait tenté d’étouffer un scandale de « corruption » et de « trafic d’influence » en licenciant une salariée lanceuse d’alerte sous un faux motif, révèle le média spécialisé « la Lettre ». Cette dernière avait dévoilé comment l’entreprise d’aéronautique aurait infiltré les Nations unies pour glaner des contrats.

Par Tom DEMARS-GRANJA.

L’affaire détonnait de par l’ampleur des institutions concernées : le géant français de l’armement et de l’aéronautique Thales d’un côté, les Nations unies (ONU) de l’autre. Le média spécialisé la Lettre, appuyé par des révélations de Mediapart, dévoilait fin 2021 que l’entreprise a infiltré les plus hautes sphères de la diplomatie mondiale. Au centre de ce scandale : Philippe Schifferling.

Officiellement dépêché par la France au bureau onusien de New York, l’ancien militaire était secrètement rémunéré par Thales. Intégré au service chargé de l’informatique, des télécoms et de la sécurité des missions de maintien de la paix de l’ONU (ICTD), Philippe Schifferling a transmis hebdomadairement des informations sur des marchés en cours d’élaboration et a modifié des appels d’offres en faveur de Thales.

Des suspicions de « corruption » et de « trafic d’influence »

L’imposture avait été dénoncée par une cadre du constructeur en 2019, amenant à une enquête interne. La lanceuse d’alerte avait par la suite alerté l’Agence française anticorruption, qui avait demandé à ce qu’une enquête soit ouverte par le Parquet national financier en 2021.

Les motifs retenus étaient alors des suspicions de « corruption » et de « trafic d’influence ». Près de cinq ans plus tard, la Lettre dévoile que cette lanceuse d’alerte a été licenciée sous un faux motif afin de la faire taire.

Philippe Schifferling a mené sa double vie pendant près d’un an, de septembre 2016 à septembre 2017. Il a notamment supervisé la mission de maintien de la paix au Mali. « Pour protéger les Casques bleus, l’ICTD a acheté à Thales un réseau de communication sécurisé et des équipements de surveillance (caméras, détecteurs de tirs ennemis) des camps de Gao et Kidal, fiefs des djihadistes au nord du pays », rapportait alors Mediapart.

Face à cette double étiquette, la lanceuse d’alerte a tenté de prévenir sa hiérarchie à plusieurs reprises. Cette dernière a même « saisi formellement le comité d’éthique du groupe, une première fois en mars 2019, puis de nouveau en octobre de la même année », résume le média spécialisé.

Elle sera finalement licenciée en mars 2020. Thales avait alors justifié sa décision par des « difficultés relationnelles et managériales » de la salariée. Or, selon des documents jusqu’alors restés confidentiels et consultés par la Lettre, le sort de la lanceuse d’alerte « était scellé avant même le dénouement de l’enquête interne ».

La Lettre a eu accès à des factures du cabinet de conseil Gide Loyrette Nouel, chargé d’aiguiller Thales en matière de droit social. Ces dernières indiquent que le géant de l’armement « a fait travailler un avocat dès le 17 février 2020 sur le licenciement de la lanceuse d’alerte ». Soit trois jours avant que le comité d’éthique ne rende ses conclusions dans l’affaire.

« Avant que l’instance ne se prononce, un avocat de Gide avait donc effectué une prestation intitulée « Recherches sur la mésentente, motivation de la lettre de licenciement et le lanceur d’alerte », annonce le média d’investigation. L’intitulé de la facture indique ainsi que Thales était à la recherche de motifs pour justifier un licenciement. »

« 23 heures facturées pour rédiger la lettre de licenciement »

Concrètement, la direction de Thales aurait commandité l’éjection de la lanceuse d’alerte, devenue trop gênante. L’anonymat de cette dernière – requis dans les enquêtes internes, n’a pas été respecté -, tandis que le cabinet d’avocats a multiplié les contacts avec Gaspard de Tournemire, membre du comité d’éthique de Thales. Soit le service chargé de superviser l’alerte en question.

Aussi directeur juridique des ressources humaines du groupe, Gaspard de Tournemire a ainsi organisé, le 27 février, une réunion téléphonique avec un avocat de Gide Loyrette Nouel. « Or la procédure d’alerte doit, normalement, être étanche avec toute procédure sociale, d’autant qu’elle ne concernait ici qu’une filiale », explique la Lettre.

Preuve que le cabinet de conseil avait conscience du statut particulier de la salariée, ses enquêteurs auraient recherché la protection dont jouissent les lanceurs d’alerte.

« Au total, 23 heures sont facturées pour rédiger la lettre de licenciement de la salariée. Chez Thales, l’affaire a été directement gérée par le siège de la société, et non par la filiale concernée, enchaîne la Lettre. Le courrier a été préparé avant même l’envoi de la convocation à l’entretien préalable au licenciement, le 13 mars. Cet entretien a eu lieu le 20 mai, et la lettre de licenciement a été expédiée le 27 mai. »

Le soutien de la CGT et de l’UNSA

Interrogé par la Lettre, Thales affirme que l’alerte lancée par leur ex-salariée « a été traitée dans le strict respect des règles internes du groupe applicables à cet égard et des règles de protection des personnes lanceurs d’alerte ».

À la suite de son licenciement, la lanceuse d’alerte a pu compter sur le soutien de la CGT et de l’UNSA, ainsi que par la Maison des lanceurs d’alerte. Suite à une première contestation, la salariée a été déboutée en première instance et en appel.

La cour d’appel de Versailles lui avait finalement accordé le statut de lanceuse d’alerte en septembre 2021, la cour d’appel de Versailles lui avait toutefois accordé le statut de lanceuse d’alerte.

Le jugement ayant été cassé en février 2023, la cour d’appel de Versailles avait ensuite estimé, en décembre 2023, que « les éléments en présence » permettaient d’établir que le comportement de la salariée « posait de réelles difficultés, à l’origine de situations conflictuelles, éléments objectifs et étrangers à l’alerte ».

Une décision de justice confirmée le 2 juillet 2025 par la Cour de cassation, qui a considéré qu’elle était cette fois suffisamment motivée. C’est pourquoi Thales considère que « l’absence de lien entre l’alerte et le licenciement, qui avait été constatée tant par le conseil de prud’hommes que par la cour d’appel », est aujourd’hui « définitivement établie ».

Ces décisions ne concernent toutefois que la procédure en référé, tandis que le licenciement devra encore être jugé sur le fond. Les nouveaux éléments dévoilés par la Lettre pourraient ainsi peser dans la balance.

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Source:https://www.humanite.fr/social-et-economie/nations-unies/thales-etait-a-la-recherche-de-motifs-pour-justifier-un-licenciement-comment-le-geant-de-larmement-sest-attaque-a-une-lanceuse-dalerte

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