Bécassine, simplette et naïve ? Comment l’immigrée bretonne a pris sa revanche sur le racisme (H.fr-10/08/25)

Au fil du temps, Bécassine est un personnage extrêmement populaire alors qu’il concentrait à l’origine tous les stéréotypes racistes et misogynes possibles. © © Cyril DELETTRE/REA

Créé en 1905, c’est l’un des plus anciens personnages féminins de bande dessinée. Symbole de tous les stéréotypes du racisme anti-breton, elle va pourtant réussir à dépasser son statut de bonne naïve et simplette.

Par Honorine LETARD.

Un bonnet de lingerie blanc, un costume campagnard vert et de grands sabots. Et, très souvent, un parapluie rouge. Bécassine est l’un des plus anciens personnages féminins de la bande dessinée française. L’héroïne a touché plusieurs générations : celle des vieux albums jaunis, celle du film de Bruno Podalydès en 2018, ou encore celle bercée par la chanson de Chantal Goya Bécassine, c’est ma cousine.

Bécassine est née en 1905 dans la fièvre d’un bouclage de presse. La rédactrice en chef du journal pour enfants la Semaine de Suzette s’aperçoit que la page 16 de son premier numéro est restée blanche. Jacqueline Rivière attrape Joseph Pinchon dans le couloir et lui demande une planche. Et voilà Bécassine !

Planche de l’Album « Bécassine pendant la guerre » Editions Gauthier-Languerau, 1916.
© CJoseph PINCHON

Bécassine, un personnage naïf et attachant miroir de l’émigration bretonne

Dès le premier scénario, l’héroïne est associée au mouvement migratoire des jeunes provinciales venues dans la capitale pour un emploi de maison. Paris compte alors 100 000 bonnes, en majorité bretonnes. Bruno Genini, directeur de la Maison de la BD à Blois, situe : « Elle est pensée dans un contexte de séparation de l’Église et de l’État. Le journal est à destination de jeunes filles de 8 à 14 ans catholiques. Il les conditionne à devenir de bonnes ménagères. »

Au service de la marquise, comme dans son quotidien, Bécassine est maladroite, souvent naïve. Certains Bretons continuent aujourd’hui d’y percevoir une stigmatisation, et rejettent le personnage. D’autant que son nom, Annaïck Labornez, laisse entrevoir un adjectif qui souligne manque d’intelligence et limite d’esprit.

Pour Bruno Genini, « l’ambiguïté tient du ressort comique de la bande dessinée ». Son pseudonyme serait, lui, simplement lié à son village natal de Clocher-les-Bécasses, au fin fond de l’Ouest armoricain. Malgré ses étourderies, souvent liées au fait qu’elle ne parle pas français, Bécassine s’adapte sans difficulté au mode de vie urbain : tram, métro, téléphone… Rien ne la décourage.

Ni la complexité de l’administration, ni l’arrogance des nouveaux riches, ni l’esprit de compétition à l’œuvre chez les promoteurs de la modernité. « Elle est parfois crédule, certes, mais aussi courageuse, précise Bruno Genini. Nous avons une lecture contemporaine du personnage, mais il faut le resituer dans son contexte historique. Il est assez novateur, même si je ne sais pas si c’était vraiment l’intention des créateurs. » Probablement pas.

L’incarnation du mépris de l’État envers les Bretons

À l’époque, les Bretons subissent un véritable racisme. Voilà ce qu’écrit un certain Poitrineau, inspecteur d’académie à Vannes en 1897 : « Le petit Breton est abandonné à lui-même dès qu’il peut marcher. À peine vêtu, malpropre, (…) S’il a huit ans d’âge physiquement, il en a trois à peine pour le développement intellectuel… » Et dans un manuel de géographie de 1929, on peut lire : « Les principaux traits de la race bretonne sont la malpropreté, la superstition et l’ivrognerie. » Pourtant, Bécassine va dépasser cela.

À partir des années 2000, historiens et chercheurs soulignent l’importance de Bécassine dans la construction d’un imaginaire féminin populaire. Les albums de cette première héroïne de bande dessinée peuvent se lire comme une chronique des conquêtes sociales de la femme au XXe siècle. Tant sur les plans économique et culturel que sportif.

Chantal Trubert avait 17 ans, en 1959, lorsque son père Jean Trubert prend la relève de Pinchon, et dessine les albums de Bécassine. Elle qualifie l’héroïne de « moderne » et s’explique : « Avec mon père, elle fait de l’alpinisme, conduit des scooters, des voitures et des avions, ce qui n’était pas commun pour l’époque. » Avant, en 1913, elle pose son parapluie pour prendre en main une raquette de tennis, et devance la première grande joueuse de tennis française, Suzanne Lenglen.

Une héroïne de l’ombre qui raconte le monde ouvrier

Loin de l’élite sportive, Bécassine innove davantage : elle popularise. Le personnage évolue ensuite, repense son lien de subordination avec la marquise, et s’émancipe professionnellement. Jusqu’à s’engager pendant les deux guerres, devenir receveuse de tramway, rendre visite aux ouvrières des usines de Billancourt.

D’ailleurs, c’est une « Bécassine », Suzanne Ascoët, une bonne bretonne montée à Paris, qui va créer le premier syndicat des employés de maison afin de les protéger face aux abus.

Une question persiste : Bécassine a-t-elle une bouche ? Certains lecteurs disent que non, car dans les premières planches, les bulles de paroles sont absentes. « Elle n’a pas moins de bouche que Tintin, s’exclame Chantal Trubert. Mais elle restait une simple bonne, il fallait qu’elle la ferme. » Elle raconte que son père lui a même « donné un sourire », et l’a dessinée « un peu coquine » de son côté, pour se défouler. Si son parapluie rouge est resté ouvert si longtemps, c’est qu’il abritait bien plus qu’un simple cliché.

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Source: https://www.humanite.fr/medias/bande-dessinee/becassine-simplette-et-naive-comment-limmigree-bretonne-a-pris-sa-revanche-sur-le-racisme

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/becassine-simplette-et-naive-comment-limmigree-bretonne-a-pris-sa-revanche-sur-le-racisme-h-fr-10-08-25/

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