
Cet été, les terres du département de l’Aude ont été ravagées par une série de cinq incendies. Pour le vigneron Nicolas Mirouze, des mutations de la vie paysanne s’imposent après la catastrophe.
Entretien réalisé par Gaspard d’ALLENS.
Nicolas Mirouze est vigneron dans les Corbières (Aude) et membre de la coopérative l’Atelier paysan. Il milite pour une agriculture paysanne et biologique. Son exploitation est située juste à proximité de la zone où des incendies ont ravagé le département cet été.
Reporterre — Comment avez-vous réagi face à l’énorme feu qui a sévi du 5 au 9 août ?
Nicolas Mirouze — On ne parle pas juste d’un grand feu, mais d’une série d’incendies. On en a vécu cinq dans les Corbières cet été. Le premier a commencé sur notre commune, le 29 juin, juste devant notre ferme. Le vent l’a poussé de l’autre côté de la route départementale, on n’a pas eu de dégât immédiat. Mais cinq jours plus tard, ça recommençait.
Dans le massif, 400 hectares ont disparu. Le 10 juillet, un autre incendie frappait les alentours de Narbonne : 2 500 hectares ont été ravagés à 3 kilomètres de chez nous. On espérait alors que ce soit fini, on se disait que c’était le plus gros feu… Mais cela ne faisait que commencer. Début août, ça a été apocalyptique, on n’avait jamais vu ça. On vivait entre les flammes et les canadairs, dans un état de stress terrible.
Au total, en deux mois, 20 000 hectares ont brûlé près de chez nous. Voilà la réalité : on est dévastés. Tout est en train de cramer, on ne voit pas d’autres perspectives. On vit comme en sursis, en se disant que c’est une question de temps avant que ce qui n’a pas été brûlé se consume.
À l’évidence, la végétation n’est plus adaptée au climat. Les arbres meurent. Cela fait quatre ans que l’on subit une sécheresse incroyable : nos cumuls de pluie sont inférieurs à la moitié de ce que l’on avait l’habitude de recevoir. On change de monde. Nous ne sommes plus juste dans le climat sec méditerranéen, on est passé à autre chose, un chaos aride.
Comment ce phénomène vient-il percuter votre vie paysanne ?
On attend la pluie et on redoute l’été. La destruction par le feu est d’une radicalité effrayante. Après le passage de l’incendie, il n’y a plus rien, c’est une dévastation totale. Il va falloir reconstruire et repenser beaucoup de choses pour qu’habiter ici redevienne désirable. En tant que paysans et paysannes, nous sommes ancrés dans le sol, nous ne pouvons pas et ne voulons pas fuir. Notre vie est sur place. On a un attachement physique, presque viscéral à cette terre, même si elle est rude.
« Le feu prolonge les conséquences de l’industrialisation de l’agriculture »
Surtout, je crois que le feu vient raviver une crise plus profonde que nous traversons depuis des décennies. Il prolonge les conséquences de l’industrialisation de l’agriculture, prend appui sur la déprise agricole et la disparition de la paysannerie.
Entre 900 et 2 000 hectares de vignobles ont brûlé cet été. Mais la destruction des vignes n’a pas commencé avec les incendies. L’arrachage des vignes a été poussé par les politiques productivistes, pour privilégier les grosses structures et restructurer la filière. En une génération de travailleurs, soit en moins de quarante ans, on a supprimé la moitié de la surface en vigne du département. Les friches ont gagné du terrain sur les zones les plus déshéritées et les moins arrosées, qui sont aussi les plus à risque en matière d’incendie.
Vous voulez dire que les feux sont aussi l’occasion de faire le bilan de l’agriculture industrielle ?
Tout à fait, il faut questionner ces politiques d’arrachage qui ont conforté le modèle de l’agriculture intensive. Elles ont décimé les communautés paysannes, dans des zones où on aurait pu faire du bon vin et d’autres formes de production. L’incendie vient se greffer à cette situation et fragilise encore davantage l’agriculture paysanne.
Aujourd’hui, il est urgent d’imaginer un autre scénario, de replanter des vignes, d’installer des éleveurs, de remettre au goût du jour les transhumances hivernales – celles qui vont des montagnes au littoral – pour repeupler ce territoire.
« L’agriculture paysanne doit retrouver sa place »
Cette catastrophe doit au minimum permettre de prendre des décisions stratégiques à la hauteur du danger : l’agriculture paysanne doit retrouver sa place dans les friches abandonnées et les terres livrées au feu. C’est pourquoi nous plaidons pour la structuration d’une filière d’élevage extensif dans notre département.
En quoi le retour de la petite paysannerie et de l’élevage extensif pourrait limiter les feux ?
Le projet d’installation pastorale extensive est le seul rempart crédible pour reprendre la terre aux grands feux. Par l’élevage, on va avoir une occupation de surface sans commune mesure avec ce que l’on pourrait imaginer avec une monoculture de vignes. C’est aussi une bonne réponse à la protection des zones naturelles. Cela permet de diversifier la production agricole, de transformer des friches viticoles par des surfaces fourragères. Les troupeaux régénèrent les sols épuisés par la monoculture intensive de la vigne et débroussaillent les friches. Ce sont de bons pare-feux contre les incendies.
Chez nous, on a installé un éleveur avec un cheptel de 120 brebis. Cela protège aussi nos champs et nos bâtiments. Mais cette démarche individuelle et sa duplication ne suffira pas, il faut imaginer la mise en place de toute une nouvelle filière à l’échelle du département, créer des prairies, nourrir la terre pour faire pousser des vergers et de la production maraîchère. L’élevage extensif est un levier de transformation plus général du modèle agricole. C’est une première étape.
Quels sont justement les freins et les difficultés qui bloquent son apparition ?
Ce sont des problèmes systémiques que l’on retrouve ailleurs : la difficulté à promouvoir l’installation agricole. Les conditions de production ici sont dures, donc ce n’est pas très désirable : les moyens alloués par les politiques publiques doivent être plus importants. Notre territoire et la zone méditerranéenne, de manière générale, devraient être reconnus comme étant des espaces en « situation de handicap naturel majeur » lié au réchauffement climatique.
Lire aussi : « Du jamais-vu » : pourquoi l’incendie dans l’Aude s’est propagé si vite
Cela permettrait d’aider davantage financièrement les futurs éleveurs, comme dans les zones de montagne. Au fond, il faudrait requestionner la PAC [politique agricole commune] et flécher l’argent autrement. Faut-il massivement soutenir la viticulture intensive productiviste ou d’autres modèles d’installation dans les Corbières ?
Le second frein, immense, est la valorisation de la production locale. Tant que notre viande sera peu valorisée, il n’y aura pas d’installation massive. L’importation de viande ovine venue de l’autre bout de la planète, qui inonde le marché avec des prix imbattables, devrait être interrogée. Il faut des mesures protectionnistes pour que la valorisation aille aux producteurs, avec des prix minimum d’entrée sur le territoire.
Ce feu peut-il servir de prise de conscience ?
J’espère évidemment un sursaut. C’est dans les moments de crise que l’on évolue. Le plus important reste surtout de ne pas rester passifs, de ne pas attendre tout des pouvoirs publics. Il faut se structurer, sortir collectivement de l’impuissance et de la dépossession, repenser les choses démocratiquement, comme citoyens, habitantes et habitants.
On n’est pas naïfs. On voit que le modèle agricole intensif va chercher à se maintenir, qu’il n’est pas fondamentalement remis en question. Des offensives médiatiques utilisent aussi les tragédies qui nous frappent pour polariser encore davantage notre société, en incriminant les écologistes et les consommateurs de viande. Nous refusons ces clivages : pour panser nos blessures et penser un avenir en commun, le moment est à la solidarité plutôt qu’à la division. On va mener notre reconstruction par le bas, à l’échelle locale. Et ce sera révolutionnaire.
°°°
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/entretien-lagriculture-pastorale-extensive-est-le-seul-rempart-pour-reprendre-la-terre-aux-feux-reporterre-21-08-25/