
© lahcène ABIB
Secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet analyse la crise politique et sociale qui secoue le pays et met en garde l’exécutif contre le maintien d’un cap austéritaire.
Entretien réalisé par Cyprien BOGANDA.
Le 18 septembre, l’intersyndicale appelle à une journée d’action. À l’époque où cette journée a été décidée, la colère sociale se cristallisait autour d’un projet de budget porté par le gouvernement Bayrou, or ce gouvernement est tombé. Contre quoi allez-vous mobiliser le pays ?
Nous avons bien compris la stratégie d’Emmanuel Macron : tout changer pour que rien ne change. Il vient de sacrifier trois chefs de gouvernement en un an pour espérer sauver sa politique.
Nous sommes à un moment où l’histoire s’accélère. Le 18 n’est pas une date comme une autre, c’est une étape décisive, pour nous qui voulons changer la donne. L’ensemble des organisations syndicales appelle à la grève.
Plus de 200 actions sont déjà recensées. Il faut se mobiliser parce que si le premier ministre a changé, le projet de budget 2026, lui, n’est pas tombé. Or ce que nous voulons, ce n’est pas uniquement changer le nom de celui qui est en poste à Matignon, c’est un nouveau budget.
Sébastien Lecornu renonce à remettre en cause les deux jours fériés. Cela ne vous suffit pas ?
Non, car nous voulons enterrer définitivement le musée des horreurs qu’est ce budget. Il reste le doublement des franchises médicales, le gel des retraites et de toutes les prestations sociales, le gel du salaire des fonctionnaires, l’austérité pour nos services publics et la suppression de 3 000 postes de fonctionnaire.
Mais le 18 est un mouvement offensif. Nous voulons la justice fiscale. L’argent, il y en a dans les poches du patronat. Il en faut pour nos services publics.
Il n’est plus possible que nos hôpitaux et nos écoles soient à l’os. Et nous luttons pour l’abrogation de la réforme des retraites, cette réforme qui ne passe pas et ne passera jamais. Le 18, on va aussi exiger l’augmentation des salaires et des pensions et l’arrêt des licenciements.
Le nouveau premier ministre a promis une « rupture » avec la politique de son prédécesseur : est-ce crédible, selon vous ?
Nommer, pour mener cette rupture, quelqu’un qui a été ministre de tous les gouvernements depuis huit ans, il fallait oser ! Mais que le nouveau chef du gouvernement soit obligé de prononcer le mot « rupture », c’est déjà un signe de l’évolution du rapport de force.
Maintenant, il va falloir des actes immédiats sur l’indexation des retraites, la suppression des postes de fonctionnaire et l’abrogation de la réforme des retraites.
Voilà deux ans que cette réforme est comme le scotch du capitaine Haddock pour Emmanuel Macron. Si nous n’avons pas gagné en 2023, c’est à cause du 49.3. Mais le chef de l’État a ensuite été sanctionné dans les urnes et tous ses premiers ministres ont sauté. Si Sébastien Lecornu ne veut pas connaître le même sort, il doit abroger la réforme des retraites.
En 2017 et en 2022, Emmanuel Macron s’est présenté comme un rempart contre l’extrême droite, et pourtant, aujourd’hui, le RN n’a jamais été aussi proche du pouvoir. Jordan Bardella à Matignon, cette perspective vous inquiète-t-elle ?
Clairement. En procédant à la dissolution de l’Assemblée nationale, Emmanuel Macron a joué à pile ou face. Soit il ressoudait sa majorité, soit le Rassemblement national passait. Le Nouveau Front populaire a contrecarré ces scénarios. Depuis, le président de la République multiplie les passages en force car le patronat le pousse à être intransigeant.
Si ce dernier est à ce point radicalisé, c’est parce qu’il sait qu’en cas de d’échec du nouveau premier ministre, voire de départ d’Emmanuel Macron, il existe un plan B avec l’extrême droite. Donc c’est un risque très sérieux. Je rappelle que l’extrême droite n’est jamais parvenue au pouvoir sans un soutien des milliardaires et du capital…
Dans les cortèges, en ce moment, on entend de plus en plus le slogan « Macron, démission » : le président de la République devrait partir, selon vous ?
Ça ferait plaisir à tout le monde, bien sûr, car depuis huit ans, il a mis la France dans un état calamiteux et il se montre prêt à organiser le chaos institutionnel pour maintenir sa politique. Mais en tant qu’organisation syndicale, notre enjeu central est bien le contenu des politiques conduites, pas le casting.
On peut avoir la même chose que Macron après lui, ou pire. Souvenez-vous de 2012 : les milieux patronaux ont senti que Nicolas Sarkozy (à l’Élysée depuis 2007 – NDLR) ne repasserait pas. Ils se sont organisés autour de François Hollande pour reprendre la main.
Par la suite, ce sont eux qui ont réclamé au président socialiste qu’il prenne Emmanuel Macron auprès de lui dans son cabinet. Le jour où les milieux patronaux sentiront que Macron est fini, ils se réorganiseront : ils sont déjà en train de le faire autour de l’extrême droite.
L’agence Fitch vient de dégrader la note de la France. Les libéraux expliquent que si on ne règle pas le problème de la dette publique, le pays va connaître le sort de la Grèce. Est-ce que, pour le dire trivialement, 3 300 milliards d’euros de dette, ce n’est pas si grave ?
Il y a deux ans, la situation de la dette a déjà servi de justification pour imposer le recul de l’âge légal de départ à la retraite. Et que s’est-il passé ensuite ? La note de la France a dégringolé malgré tout. Les agences financières ont bien vu ce que la CGT et les organisations syndicales ont martelé : les passages en force d’Emmanuel Macron se paient par une grande instabilité politique et une profonde crise démocratique. C’est bien cette instabilité qui explique la dégradation de la note.
Depuis 2017, on a subi une réforme du Code du travail, quatre réformes de l’assurance-chômage, une réforme des retraites… Le bilan, c’est une dette publique qui a augmenté de 1 000 milliards d’euros – soit un tiers supplémentaire !
Sur ces 1 000 milliards de dette supplémentaire, au moins 500 résultent des cadeaux pour les plus riches et pour les plus grandes entreprises. Les déficits publics sont dus à un manque de recettes, pas à un excès de dépenses.
Venons-en à la crise sociale. Il y a pratiquement un an, la CGT alertait sur une vague de plans de suppressions de postes en France, avec une carte de tous les emplois menacés. Où en est-on aujourd’hui ?
Nous ne sommes plus très loin des 450 plans de restructuration sur un an. Mais le pouvoir en place ne fait rien. En revanche, grâce à des mobilisations incroyables, les camarades des Fonderies de Bretagne ont réussi à sauvegarder quasiment 300 emplois ; Valdunes, dernier fabricant de roues et d’essieux pour le rail que Bruno Le Maire pensait condamné, tourne aujourd’hui à plein.
On a sauvé Gardanne, cette centrale en reconversion pour répondre aux défis environnementaux dans les Bouches-du-Rhône. Idem pour la papeterie Chapelle Darblay. Le ministère de l’Industrie, lui, n’est plus qu’un ministère des licenciements.
Nous aurions pourtant besoin d’un État stratège, qui utilise les aides publiques comme levier pour agir sur le capital au lieu de signer des chèques pour subventionner les plans de licenciement. Et qui nationalise quand c’est nécessaire, comme à ArcelorMittal ou à Vencorex, où la lutte continue, avec un nouveau projet de coopérative pour garantir la continuité, avec 200 emplois à court terme, 2 000 à moyen terme.
Novasco, l’ancien Ascometal, est en redressement judiciaire : que faire pour le sauver ?
Novasco est une aciérie électrique qui produit de l’acier décarboné. Pourtant, on est en train de rayer 800 emplois directs et 3 000 induits. Il faut que l’État tape du poing sur la table. Il a débloqué 85 millions d’euros d’aides publiques pour moderniser la production. Le repreneur, un fonds britannique, n’a déboursé qu’un million sur les 90 promis.
C’est un grand classique. Maintenant, il faut que l’État se fasse respecter. Il y a une clause qui prévoit, dans le contrat qu’ils ont signé ensemble, que si le fonds britannique ne met pas l’argent derrière, tous les actifs basculent à l’État. Cela s’appelle une nationalisation. Il ne reste que quinze jours pour agir.
Quel bilan faites-vous de la journée du 10 septembre ?
Rappelons-nous tout d’abord que le mot d’ordre du 10 a d’abord été lancé par des militants souverainistes et qu’on entendait alors beaucoup résonner des slogans du type de « Nicolas qui paie » (dénonciation du matraquage fiscal que subiraient les jeunes actifs, au profit des retraités et des étrangers – NDLR), extrêmement dangereux car émanant de l’extrême droite.
Nous avons su recentrer cette mobilisation sur le rejet du budget Bayrou et des politiques de soutien aux plus riches : en réalité, c’est Nicolas, Mohamed et Fatimata qui paient, pour que Bernard (Arnault) et Vincent (Bolloré) puissent dormir tranquilles !
À l’arrivée, le 10 fut une très belle réussite et une magnifique dynamique pour le 18. Nous avons réussi à éviter tous les pièges tendus par le pouvoir de la mise en opposition entre mobilisation citoyenne et syndicale. Les mobilisations doivent se conjuguer, elles se nourrissent, même si elles sont de nature différente.
Et puis, le 10 septembre, ça a marché aussi parce que chacun a joué son rôle, y compris la CGT. Nous nous y sommes inscrits à partir de ce que nous savons faire : pour bloquer le pays, il faut faire grève. Nous avons recensé plus de 1 000 appels au débrayage ce jour-là. On a vu des gens se mobiliser pour la première fois. Cela a été le cas, par exemple, chez les magasins Action, une chaîne low cost surexploitant ses salariés. Eh bien, pour la première fois, des magasins Action ont baissé le rideau ce jour-là.
Et en même temps, ce qui s’est exprimé dans la rue ce jour-là, c’est une forme de lassitude, si ce n’est de défiance, à l’égard des mots d’ordre syndicaux classiques : sur les boucles Telegram de « Bloquons tout », on lisait beaucoup que les manifestations « ne servent à rien » car le pouvoir ne les entend plus…
Je précise quand même que ce qui a marché le 10, ce sont d’abord les grèves, les rassemblements et les manifestations ! Nous n’avons rien contre la diversité des modes d’action, bien au contraire. Mais je rappelle que deux facteurs sont essentiels à la réussite des mouvements sociaux.
D’abord, le nombre. La radicalité, ce n’est pas mener des actions très dures, c’est mener des actions rassemblant le plus de monde possible. Ensuite, il faut impérativement peser sur l’économie, d’où l’importance centrale de la grève. Ce sont bien ces deux éléments qui dérangent réellement le pouvoir.
Vous soulignez l’importance de la grève : pourtant, depuis plusieurs années, les grèves ont beaucoup de mal à prendre lors des grandes mobilisations, à l’exception de quelques secteurs…
Il n’y a pas de grève sans syndicat. La baisse relative du nombre de grèves est liée à l’insuffisance de l’implantation syndicale : plus de 60 % des entreprises du secteur privé ne comptent aucune section syndicale.
La première chose à faire, c’est donc de se syndiquer, c’est-à-dire s’organiser pour agir, pour transformer sa vie, son travail, redresser la tête et s’émanciper. J’insiste là-dessus : les grèves ne se font jamais d’en haut, ce qui compte, c’est l’ancrage sur le terrain et les revendications concrètes, définies sur les lieux de travail à partir de discussions entre collègues.
Au passage, je voudrais tordre le cou à une idée reçue selon laquelle les syndicats passeraient leur temps à perdre. Regardons les chiffres. Je ne veux pas dénigrer le mouvement des gilets jaunes, qui a été très intéressant à bien des égards.
Mais le mouvement social de 2023 a mobilisé dix fois plus de monde dans la rue qu’en 2018-2019. Plus généralement, les mobilisations qui gagnent sont toujours celles qui conjuguent mouvement social et initiatives citoyennes : on ne peut pas gagner sans les organisations syndicales.
°°°
URL de cet article: https://www.humanite.fr/social-et-economie/sophie-binet/sophie-binet-sebastien-lecornu-doit-abroger-la-reforme-des-retraites