Nous défendons la grève générale (PositionsRevue-8/09/25)

Nous ne renverserons ni n’affaiblirons le capitalisme par la mollesse. Nous ne le renverserons pas non plus par la lutte désorganisée. Nous ne le renverserons que par la pratique concrète du mouvement social, par la mise en pratique concrète des idéaux formels que la bourgeoisie ne voudra, ni ne pourra, jamais réaliser. C’est pourquoi, le 10 septembre et les jours qui suivront, nous défendons la grève générale.

Par Dimitri LASSERRE.

Introduction : De la base vers le haut

« Il faut que le 10 septembre convergent dans un même effort nos forces politiques, rassemblées auprès de ceux qui sont en action, le peuple lui-même et la classe salariale ; que le 10 septembre soit un jour de blocage général, c’est-à-dire, pour ce qui concerne le salariat, que le 10 septembre, ce soit la grève générale », déclarait Jean-Luc Mélenchon le 23 août 2025. Cet appel peut surprendre, puisque tout mouvement de grève trouve son origine dans la classe laborieuse, laquelle seule est capable de se mettre en grève. Puis cette déclaration contrevient aux méthodes traditionnelles que se fixent les syndicats de salarié.e.s eux-mêmes, lesquels seuls sont supposés avoir le pouvoir de mobiliser les masses salariales contre la classe des propriétaires de moyens de production. Dans la Charte d’Amiens, c’est bien connu, la CGT « se donne comme moyen d’action la grève générale », en même temps qu’elle sépare l’action syndicale des milieux politiques. Sophie Binet elle-même, actuelle secrétaire générale de la CGT, est débordée par cet appel politique à la grève générale. De son côté, la CGT invite à « construire une grève partout où c’est possible » ; sans pour autant invoquer la grève générale. La bureaucratie syndicale semble dépassée par le politique. Mais il faudra qu’elle soit débordée par sa base pour que la grève générale existe.

L’apathie du syndicalisme français n’est plus à démontrer. Après être passés à côté du mouvement des gilets jaunes, les syndicats n’ont que mollement mobilisé à l’occasion de la réforme des retraites. A la stupéfaction générale de ces organisations, un gouvernement libéral autoritaire n’a pas cédé aux séances de manifestations hebdomadaires de République à Nation, des Invalides à Place d’Italie, ou de Bastille à Opéra. Les manifestant.e.s ont eu beau être gazé.e.s, chargé.e.s, molesté.e.s, nassé.e.s, gardé.e.s à vue, il n’a jamais été question, pour les directions syndicales, d’autre chose que de défiler chaque jeudi, en espérant faire céder un exécutif prêt à tous les subterfuges, prêt à recourir à tous les articles qui, dans les coins de notre constitution, ont pu donner la légalité, et avec elle l’apparence de la légitimité, à une réforme violente qui contraint l’ensemble des travailleur.euse.s à sacrifier deux années supplémentaires de leur vie à la bourgeoisie. Ces événements récents semblent donner raison à Marcuse, quand il s’inquiétait déjà, il y a une soixantaine d’années, de cette tendance propres aux syndicats de devenir de plus en plus compatibles avec le néolibéralisme.

Nous voilà rendus à une situation paradoxale. Des syndicats, qui s’octroient à eux seuls le droit de recourir à la grève générale comme moyen d’action de transformation sociale, droit refusé à toute organisation politique non syndicale, ne souhaitent pas eux-mêmes, quand certaines organisations politiques y invitent, recourir à ce moyen d’action dont l’exclusivité leur est chère. En 1906, il est vraisemblable qu’il y ait eu quelques raisons – même si c’est largement discutable – que la CGT revendiquât le monopole sur la grève générale comme moyen d’action. Mais, plus d’un siècle plus tard, cela a-t-il encore du sens ? Bienheureux.se cellui qui garde un souvenir distinct d’une grève générale sur le territoire de la France continentale. Et quand bien même y en aurait-il quelques-un.e.s, il s’agit à coup sûr d’une espèce en voie d’extinction. Disons-le simplement : si nous comptons sur les directions syndicales pour conduire une grève générale en vue de transformations sociales réelles, un sentier éternel s’étend sous chacun de nos pas. Les syndicats appelleront à la grève générale quand ils n’auront pas d’autre choix que d’appeler à la grève générale. Alors ne leur laissons pas le choix.

La victoire par la grève générale : l’exemple du LKP

Si nous dirigeons le regard vers nos colonies, nous trouverons plus facilement l’exemple de ce genre d’événement, qui jamais n’a été le fait des organisations syndicales seules. En 2009, le LKP déclenchait une grève générale de quarante-quatre jours en Guadeloupe. Le LKP était composé d’organisations variées : dix-huit syndicats, vingt-deux associations, huit partis politiques et un secrétariat. Loin du mythe sorélien, il s’agissait bel et bien d’une grève générale concrète, réelle, tout ce qu’il y a de plus matériel. Bien que le porte-parole du mouvement, Elie Domota, appartînt à l’UGTG, organisation syndicale la plus virulente dans l’archipel, le LKP réussit le tour de force de rallier dans son giron aussi bien des syndicats que des associations et des partis politiques. Le mot d’ordre était, pour chaque organisation militante, la grève générale. Et les faits suivirent le mot d’ordre. Qui a été témoin de ces événements sait que la démagogie politique aussi bien que la matraque du CRS, comme l’abnégation d’un patronat cynique et avare, ne résistent pas à un mouvement résolu de grève générale.

Bien sûr, l’époque, le contexte, étaient différents. Et peu de choses rapprochent la Guadeloupe de 2009 à la France d’aujourd’hui. Le caractère insulaire facilite l’organisation du blocage général, là où il est plus difficile de paralyser un territoire plus vaste. L’ancrage colonial rend également plus transparente l’opposition entre les classes dominées et les classes dominantes. Fanon rappelle que, dans le monde colonial, « l’infrastructure économique est également une superstructure ». Aux colonies, le capitalisme comme le racisme sont absolument transparents, et la classe raciste se confond souvent à la classe capitaliste. Ce n’est pas toujours vrai, puisqu’il y a des racistes parmi les dominés ; mais le racisme, aux Antilles, constitue généralement un avantage blanc et, par-là, un rapprochement blanc. Les intérêts communs des blancs sont plus manifestes aux Antilles qu’ailleurs car les Antilles fonctionnent selon un modèle qui n’a jamais abandonné, sur le plan idéologique, ses aspirations racistes. Les antagonismes, en pays colonial, sont clairs. Et les luttes qu’ils génèrent ont pour elles cette clarté.

Lors des événements de 2009, Domota déclarait dans Libération qu’il était hors de question de laisser « une bande de békés rétablir l’esclavage ». Raymond Gama, autre chef de file du mouvement LKP, était on ne peut plus clair : « N’importe qui, noir, blanc, café au lait, doit mettre la main à la pâte sinon il est invité à quitter le pays ». Et d’ajouter : « Nous ne sommes pas racistes, nous voulons la liberté pour tous les hommes ». Aux colonies, les luttes antiracistes sont directement liées aux luttes sociales. Elles le sont par une nécessité immédiate, qui vient de la confusion entre la domination raciale et économique, qui sont fondues en une seule et unique domination. En de pareilles circonstances, la grève générale devient l’instrument de lutte contre les dominations racistes et économiques. Elle embrasse ainsi des dimensions essentielles de la lutte contre le capitalisme.

L’une des principales forces du LKP est d’être parvenu, malgré l’hétérogénéité du mouvement, de proposer une plateforme de revendications très précises et très explicites. Les aspects essentiels de la vie sociale en étaient l’objet : salaires, éducation, santé, production, etc. Et, à la fin de la grève, l’Etat français a accédé à un nombre important de revendications. Bien sûr, depuis, capitalisme colonial aidant, ces conquêtes ont perdu du terrain. Mais il apparaît assez clairement que, dès lors qu’un mouvement est bien organisé, qu’il est fédéré autour de revendications claires, et qu’il est déterminé à ne rien céder à l’ennemi, alors il lui est possible de remporter la bataille. Sans solidarité entre ses différents organes, sans mode d’action coordonné, à savoir la grève générale reconductible sans autre délai que la victoire du mouvement, sans revendications précises, décidées collectivement et en intelligence, sur lesquelles il n’a jamais été question de rien céder, le LKP n’aurait sans doute pas obtenu gain de cause.

La naissance d’une hégémonie par la grève générale

La pratique révolutionnaire fabrique l’hégémonie révolutionnaire. Nul ne reste indifférent à la grève générale. La grève générale, plus que tout autre mouvement social autoréduit à des défilés sagement codifiés et ritualisés, a le pouvoir de transformer les consciences individuelles et de bâtir une conscience collective. Le rapport au monde qu’entretient le sujet au monde de la vie, pour reprendre la grille analytique de Trần Đức Thảo, est constitutif de sa conscience individuelle. Donc la transformation du monde de la vie, c’est-à-dire des conditions matérielles, engendre la transformation de la conscience humaine. « C’est le monde de la vie (Lebenswelt) qui supporte toutes les constructions du monde culturel », remarque Trần Đức Thảo. Mais, en vérité, le monde de la vie est le support de toute forme superstructurelle : il porte l’idéologie, les représentations, les visions du monde.

Contrairement à l’idée commune, la grève générale n’est pas tant la conséquence d’une idéologique que son origine. Par les luttes collectives, nous prenons conscience du collectif. Par les luttes avec nos camarades racisé.e.s, nous prenons conscience de l’inanité et de l’horreur du racisme. Par la lutte des classes, nous prenons conscience de notre appartenance de classe. C’est ainsi que les mystifications du pouvoir néolibéral, et de l’artifice de son « gouvernement par la vérité » ou, devrions-nous dire, par la nécessité, et celle de son alliée objective, l’extrême droite, seront, dissoutes, défaites.

A l’inverse, si nous restons chacun.e dans notre coin, chacun.e dans nos habitudes, chacun.e dans notre petit confort, alors jamais rien ne changera. La forme traditionnelle de la manifestation sous forme de défilé, avec la grève en arrière-plan, ne liquide ni le néolibéralisme ni le racisme comme formes idéologiques, pas plus qu’elle ne liquide le capitalisme et le racisme comme formes concrètes de domination. L’habitude dans laquelle nous ont plongé les syndicats et partis politiques dans nos pratiques concrètes de protestation ont anéanti toute forme de protestation concrète. Dans son Homme unidimensionnel, Marcuse décrit l’inclination des syndicats et partis politiques à s’intégrer de plus en plus en l’intérieur du schéma néolibéral, jusqu’à en devenir les alliés objectifs – parce qu’ils sacrifient au réformisme toute volonté de transformation sociale profonde (op.cit.). Ce genre d’intégration à la norme capitaliste donne lieu à des mouvements sociaux parfaitement inoffensifs ; à tout le moins à la merci du bon vouloir du pouvoir capitaliste lui-même. Ce n’est qu’en proposant des modèles de contestation nouveaux, qu’en inventant des manières nouvelles de nous opposer au capitalisme, que nous pourrons le transformer in concreto.

La grève générale est, pour la pratique concrète de la plupart d’entre nous, un modèle d’action entièrement nouveau. Sa mise en application créera un imaginaire nouveau : l’imaginaire de la transformation. Et cet imaginaire apparaîtra en même temps que se manifestera la transformation réelle.

Cette pratique de la grève générale devrait, à terme, dissiper la confusion politique et clarifier les positions de chacun.e. Les adversaires de la grève générale seront les adversaires d’un progressisme qui vise à réaliser concrètement des valeurs universelles. Les adversaires de la grève générale voudront conserver leur pré carré, leurs privilèges, aussi infimes soient-ils. Il y en aura même pour vouloir conserver leur privilège de race. Soit. Les racistes seront démasqués. De l’autre côté, l’unité fera naître la conscience et le combat en faveur de l’intérêt général ; ce qui exclut bien entendu les intérêts de la classe bourgeoise. La grève générale n’est pas un doux rêve mais le moyen concret d’accomplir ce que les organisations syndicales et politiques, enlisées dans de vieilles méthodes compatibles avec la toute puissance du capitalisme, ont été incapables d’accomplir jusqu’alors.

Les débouchés matériels de la grève générale : tout bloquer

Ne limitons pas la portée de la grève générale à sa dimension idéologique, ni à sa propension à générer de la conscience de classe. Car la grève générale porte en elle la transformation concrète de la situation concrète.

Le mouvement des gilets jaunes a permis de fédérer et de mettre dans la rue, exposées à toutes les violences de l’Etat, de la police et de la bourgeoisie – ce qui est à peu près la même chose –, des personnes recluses dans un univers social qui n’avait des luttes sociales que la vision de médias acquis à cette même bourgeoisie. Ce mouvement a arraché une partie des masses laborieuses à leurs représentations du monde en même temps qu’il les a arrachées de leur routine avilissante. C’est un premier pas. Mais ce pas est insuffisant, notamment parce qu’il relègue toute critique de la politique à la sphère de la seule institution politique ; c’est-à-dire à la sphère superstructurelle. Non que la lutte des classes, des races, des genres, et de toutes les formes de domination ne se jouent pas dans les superstructures, mais elles ne peuvent jamais être intégralement réglées par elles.

L’échec relatif des gilets jaunes, sur le plan de la transformation politique, peut s’expliquer, entre mille variables explicatives bien sûr, par l’absence de velléités dirigées vers, ou plutôt contre, l’infrastructure économique et sociale. De la direction du mouvement dérivent ses débouchés. Le principal d’entre eux est connu, porté par une figure aussi tristement connue : le RIC. L’idée sous-jacente est que le RIC pourrait être une solution à la crise politique et sociale rencontrée par la classe laborieuse qui a cherché à s’incarner, de manière diffuse, confuse, à travers le mouvement des gilets jaunes. Mais le RIC, s’il n’est pas la solution de rien, est la solution de bien peu de choses. Ce n’est qu’un outil d’expression d’opinions qui peut souffrir de mille manipulations. Le RIC, comme tout moyen accordé par les puissances du capital à leurs adversaires en même temps que ce moyen est contrôlé par le capital lui-même, est très facile à neutraliser.

L’appel à tout bloquer, en revanche, a pour objet l’infrastructure elle-même ; et donc le capitalisme lui-même. Tout bloquer, ce n’est pas se réunir le samedi, pendant les week-ends, pour manifester et faire trembler des représentants politiques. Tout bloquer, c’est s’en prendre directement à ce que cet appareil politique essaie de préserver : le capitalisme et ses capitalistes. Quand les entreprises cessent de fonctionner normalement, l’extorsion de la plus-value est mise à mal. Pour parler comme les patrons : il n’est plus possible d’engranger des bénéfices. Au revoir le profit. Ce sont alors des questions nouvelles qui se posent, bien étrangères au problème restreint du mode de scrutin ou à celui de la libre expression citoyenne. Des questions beaucoup plus concrètes : augmentation des salaires, répartition de la valeur créée, diminution du temps de travail, âge de départ à la retraite, régulation des prix, réappropriation de notre production énergétique, etc. On peut déjà entrevoir la possibilité de réformes sociales concrètes. Et, au-delà de ces réformes, une possibilité de transformations sociales concrètes. Si le mouvement social peut ne pas suffire à renverser le capitalisme, il est certain qu’il n’y aura aucun renversement du capitalisme sans mouvement social de masses. C’est du mouvement social que viendra la transformation. Tout bloquer, en cela, est une opportunité de réalisation en vue de cette transformation.

Suprême ironie du sort, le moyen d’organiser la grève générale en passe par l’usage de technologies largement développées au profit de la classe capitaliste. Les réseaux sociaux permettent une coordination jadis impossible. Les gilets jaunes ont, à ce titre, montré la voie. C’est la société entière qui est devenue accessible, et le mouvement peut se communiquer de manière absolument fluide. Alors que nous n’avons peut-être jamais autant été divisé.e.s, les moyens de nous unir n’ont jamais été autant à notre portée. Les services de renseignement s’inquiètent, et il est sûr que la classe capitaliste prendra ses dispositions. Mais ces dispositions, si elles peuvent contenir un mouvement ponctuel, sont impuissantes face à la grève générale. Voilà l’opportunité de faire valoir, parmi tant d’autres, nos revendications. Par exemple : la réduction du temps de travail, l’augmentation des salaires, le tout Sécurité sociale, la régularisation des sans-papiers et l’abolition des lois racistes et islamophobes, la reconnaissance de la Palestine et du génocide qu’elle subit, etc.

Pour conclure

La division, la confusion, la désorganisation, l’abattement, la résignation, sont et seront toujours, pour le mouvement social, les raisons de sa défaite. Au contraire : la solidarité, le souci de l’intérêt général, c’est-à-dire celui des classes dominées, l’organisation disciplinée, la fixation d’objectifs précis et inflexibles, l’abnégation, sont et seront toujours les moyens de sa victoire.

Nous ne renverserons ni n’affaiblirons le capitalisme par la mollesse. Nous ne le renverserons pas non plus par la lutte désorganisée. Nous ne le renverserons pas non plus par des défilés hebdomadaires de République à Nation. Nous ne le renverserons pas à côté des racistes qui poursuivent leurs buts racistes, et qui sont ainsi ses complices. Nous l’affaiblirons, nous le renverserons par la lutte organisée, résolue, unifiée, de tou.te.s celleux qui, conscient.e.s de leurs intérêts, se dresseront devant lui. Nous ne le renverserons que par la pratique concrète du mouvement social, par la mise en pratique concrète des idéaux formels que la bourgeoisie ne voudra, ni ne pourra, jamais réaliser. C’est à nous, quels que soient notre race, notre genre, nos spécificités individuelles, de réaliser concrètement les promesses de l’humanisme abstrait. Nous n’y parviendrons pas en attendant que cela advienne par soi-même.

C’est pourquoi, le 10 septembre et les jours qui suivront, nous défendons la grève générale.

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Source: https://positions-revue.fr/nous-defendons-la-greve-generale/

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/nous-defendons-la-greve-generale-positionsrevue-8-09-25/

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