
Pour sauver sa « sœur », la poète gazaouie Alaa al-Qatraoui, notre chroniqueur Mathieu Yon entre en grève. Il se tiendra devant le ministère des Affaires étrangères et ne regagnera son champ que lorsqu’il aura obtenu gain de cause.
Par Matthieu YON.

« Dans mon métier, la grève est hors de prix », écrivait le paysan syndicaliste Bernard Lambert. Pour faire grève, un paysan doit attendre la fin des récoltes, des moissons, ou bien compter sur un élan de solidarité. Je suis maraîcher diversifié, et la fin des récoltes n’arrive jamais, même en hiver. Je vais devoir compter sur la solidarité.
Un groupe d’amis et de voisins est venu au champ cet après-midi. Et quelque chose d’inattendu s’est passé. J’avais pris la grêle quelques jours plus tôt, sans mesurer l’ampleur des dégâts. En faisant le tour du champ pour indiquer les choses à faire pendant mon absence : j’ai vu les feuilles des blettes déchiquetées, les fruits des courges pleins d’impacts, les plants de courgettes ravagés… et je me suis senti terriblement seul.
J’ai essayé de faire bonne figure, car après tout, ces personnes étaient là pour m’aider, ou plutôt, pour me permettre de faire grève. Mais quand elles sont parties, que je suis rentré chez moi, j’ai eu envie de pleurer. La condition paysanne n’est pas difficile, elle est impossible.
Une grève pas comme les autres
Ma grève ne sera pas une grève comme les autres : elle n’exigera pas du gouvernement des prix planchers ou un revenu décent. Elle n’évoquera pas mes conditions de travail pénibles ou ma protection sociale dérisoire. À Paris, face au ministère des Affaires étrangères, je m’assiérai chaque jour sur un banc ou à même le sol, du matin au soir et par tous les temps, avec un message simple écrit sur un morceau de carton : « Monsieur le ministre, évacuez ma sœur de Gaza. »
Il y a plusieurs mois, j’ai lu un recueil de poètes gazaouis. Et j’ai été bouleversé, comme si les mots m’avaient appelé dans la nuit de Gaza. Ces mots avaient un visage, et ce visage avait un nom : Alaa. Elle et moi, nous avons tissé des liens puissants, inimaginables. Il y a plusieurs jours, sans concertation et chacun de notre côté, nous avons écrit un poème à partir d’un même verset du Coran : « Pas une feuille ne tombe qu’Il ne le sache. » Et je me demande encore, quelle était la probabilité d’écrire un poème à partir d’un même verset du Coran ?
Le soir, des prières tombent dans mes mains,
dans un bruit impossible à déceler.
J’accroche des silences au mur
mais le Lieu précis, inaccessible
continue de m’échapper.
Alaa, j’ignore si Gaza est le nom
d’un lieu ou d’une blessure.
Mathieu – Dieulefit – 31 août
La pluie tombe des nuages, et les enfants se réjouissent,
et les amoureux éprouvent une vague de nostalgie.
Les fruits tombent lorsqu’ils sont mûrs.
Tomber n’est pas une faiblesse ;
cela peut être une forme de perfection.
Les larmes tombent —
pour permettre au cœur d’exprimer sa douleur, son silence, ses blessures.
Les maisons s’effondrent sur leurs habitants à Gaza –
pour témoigner de la mort de ceux qui nous regardent en silence.
Chaque chute est porteuse d’un message.
Alaa – Gaza – 1ᵉʳ septembre
Les mots d’Alaa tombent dans mes pensées. Et parfois, je froisse les pages du Talmud pour en retrouver la trace. Dans le Traité Yoma, les Rabbins réfléchissent aux multiples manières de « sauver une vie ». Et leurs réponses, toujours plurielles, sont vertigineusement contemporaines. L’une d’entre elles est la suivante : « Quand il s’agit de sauver une vie, on ne suit pas la majorité. »
« Aucun calcul ne saurait justifier qu’une vie humaine ne soit pas sauvée des décombres »
Si j’interprète l’interprétation des Sages du Talmud : la décision de sauver une vie ne doit jamais être prise au regard du nombre et de la majorité. Aucun calcul, même politique, ne saurait justifier qu’une vie humaine ne soit pas sauvée des décombres. L’État français a les moyens de sauver une vie et même plusieurs, par l’intermédiaire du programme Pause qui soutient les chercheurs et artistes contraints à l’exil, des visas étudiants…
Contrairement aux apparences, le gel de l’accueil des Gazaouis depuis le 1ᵉʳ août 2025 n’est pas le signe d’une protection des Français : mais celui d’un effondrement moral, terriblement silencieux. Alors que les ruines de Gaza nous obligeraient à rebâtir une « dignité du présent », pour reprendre les mots de Corinne Morel Darleux : notre faillite morale ne cesse de s’accroître. C’est pourquoi je me tiendrai dignement dans le présent, face au ministère des Affaires étrangères, jusqu’à obtenir gain de cause.
Alors, je pourrai regagner mon champ : retrouver le chant des oiseaux et le bruit de la rivière, la rosée sur mes bottes et les douleurs de dos. Et je serai heureux, même si ma condition paysanne est restée la même. Je serai heureux qu’Alaa puisse entendre le chant des oiseaux et le bruit de la rivière, qu’elle puisse sentir la rosée sur ses pieds et la fraîcheur nocturne des montagnes qui descend dans la vallée. À cet instant, je me sentirai moins seul, et ma condition paysanne me paraîtra moins dure, presque envisageable.
Un banc pour Gaza
« Nous embrassons le bois jusqu’à ce que les racines repoussent »
Poète arabe, mort en 708.
Le mercredi 24 septembre, le Collectif de Dieulefit pour l’accueil d’Alaa organise une conférence de presse devant le ministère des Affaires étrangères à Paris, afin de protester contre l’injuste décision politique de suspendre l’accueil des Gazaouis.
À l’issue de cette conférence, je me tiendrai chaque jour et par tous les temps de 9 heures à 19 heures, sur un banc public situé entre le ministère des Affaires étrangères et l’Assemblée nationale, sur le quai d’Orsay, avec une demande simple et interminable : la reprise de l’accueil.
À partir du 24 septembre, je serai présent chaque jour, comme si j’ouvrais un espace « enduré en son lieu » où les écrivains, les traducteurs, les musiciens, les circassiens, les cinéastes pourraient y proposer une lecture, un enregistrement sonore, une danse, une musique, une performance…
J’aurai besoin de votre passage, même fugace, imprévisible et sans prévoir, pendant les horaires d’ouverture. Pour Alaa et pour tous les Gazaouis qui attendent de pouvoir venir en France.
Mathieu Yon, maraîcher dans la Drôme
°°°°
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/evacuez-ma-soeur-de-gaza-paysan-il-se-met-en-greve-devant-le-ministere-des-affaires-etrangeres-reporterre-24-09-25/