
Sous la houlette de Vincent Bolloré, le média serre encore la vis : le service web est désormais privé de dépêches AFP et soumis à un contrôle étroit. Certains sujets sont proscrits. Les journalistes racontent un métier devenu impossible.
Par Audrey PARMENTIER.
Paris, jeudi 3 juillet 2025 – Sonia (1) reçoit une notification sur le groupe WhatsApp du service web d’Europe 1. Une consigne claire et brutale :
« À partir de maintenant, nous ne reprenons plus de dépêches AFP [Agence France Presse]. On se concentre uniquement sur les sujets de l’antenne. »
Jusqu’ici, cette collaboratrice régulière au web réussissait tant bien que mal à jongler entre des missions régulières, un peu rébarbatives, et des enquêtes ponctuelles, dont elle tirait une réelle fierté : « Je ne bossais pas là par plaisir, mais j’y trouvais mon compte. Là, c’est un gros coup au moral ! » Sonia comprend qu’elle n’a désormais plus le droit de puiser dans les dépêches de l’AFP, pourtant reconnue pour sa neutralité et sa fiabilité. Selon Marie (1) – une source toujours en contact avec la rédaction –, cette décision reflète une défiance assumée : l’un de ses chefs l’aurait surnommée « l’Agence France Presse Palestine ». Plusieurs sources citent aussi un autre déclencheur : une dépêche AFP sur la sortie du livre de Jordan Bardella, président du Rassemblement national, il y a plusieurs mois, dans laquelle Vincent Bolloré était qualifié de « milliardaire conservateur ». Une formule qui aurait fortement déplu aux dirigeants de la radio.
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La liste des restrictions ne s’arrête pas là. Deux jours après la première annonce, les journalistes apprennent qu’à présent, chaque proposition devra coller à « la ligne » et répondre à une seule question : est-ce que ça passerait à l’antenne ? « Le service web n’a plus le droit d’écrire ses propres papiers, même à la rubrique culture ou people. C’est n’importe quoi ! », s’indigne Marie, qui a du mal à avaler ces arbitrages. Début juillet, elle se souvient qu’un article sur un couple star, l’actrice Lyna Khoudri et le footballeur Karim Benzema, a été supprimé presque aussitôt. Sonia confirme :
« Ce n’est ni la première, ni la dernière fois qu’un contenu est supprimé pour une raison obscure. Par exemple, on n’a jamais eu le droit d’évoquer l’affaire Betharram au web. Personne ne sait pourquoi. »
Désormais, Sonia choisit de faire profil bas dans une rédaction qui, elle le sent, glisse vers un « blog d’extrême droite ».
Validation obligatoire sur les sujets « régaliens »
Autre changement majeur, tous les titres du web concernant les sujets dits « régaliens » – Proche-Orient, police, justice, politique, société – devront être validés par la direction. « Des conversations WhatsApp ont été créées dans lesquelles les chefs du web transmettent nos titres en attendant la validation de l’un des trois grands chefs : le rédacteur en chef de l’antenne (qui change entre le matin et la journée), mais aussi le directeur de la rédaction Christophe Carrez et le directeur de l’information générale Donat Vidal Revel (2) », détaille Sonia. Impossible pour la rédaction numérique de publier quoi que ce soit sans accord préalable, même pour les alertes pushs sur les smartphones. « C’est la goutte d’eau ! Non seulement, ça touche à l’éthique journalistique, mais en plus, c’est dégradant et infantilisant de se faire relire par des gens qui, souvent, n’y connaissent rien », s’agace la pigiste. Une chose est sûre : ces nouvelles règles marquent un tour de vis supplémentaire à Europe 1.
Depuis 2021, la station a basculé sous l’influence de Vincent Bolloré, via le groupe Lagardère. Racheté en 2023 par Vivendi, Lagardère a ensuite vu, en décembre 2024, sa participation transférée au Louis Hachette Group, également piloté par le milliardaire breton, extrêmement conservateur. Mais ce changement de structure n’a rien modifié sur le fond : la ligne reste la même, et l’emprise de la galaxie Bolloré, intacte. Dans les faits, la radio a connu une série de conflits sociaux et de départs, tandis que sa ligne éditoriale s’est clairement recentrée sur un ton plus clivant et sécuritaire.
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En quelques mois, Sonia et ses collègues ont connu ce qu’elle appelle pudiquement des « petites tempêtes », avec l’arrivée croissante de voix plus enclines à la polémique qu’à un journalisme rigoureux : Sonia Mabrouk, Pascal Praud… Jusqu’à Jean-Marc Morandini, condamné en mars 2025 à deux ans de prison avec sursis en appel pour corruption de mineurs. « On se disait que la ligne rouge allait bientôt être franchie », soutient Marie. « C’était cohérent qu’ils durcissent la ligne au web à un moment donné. »
« De journaliste à propagandiste »
Rose (1), partie fin juin 2024, ne supportait plus de devoir relayer en ligne les sorties de Cyril Hanouna, régulièrement épinglé par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) et aujourd’hui aux commandes de « On marche sur la tête » sur Europe 1 : « Sa parole était souvent problématique, sans aucun fond journalistique. » Si elle a mal supporté de travailler dans un média où le terme « extrême droite » était proscrit pour désigner le Rassemblement national, la mise au pas du service web ne l’a pas étonnée : c’était, à ses yeux, le dernier espace « préservé » d’Europe 1. « Avant, on avait une grande liberté dans les choix de sujet, mais aujourd’hui, ce sont surtout les thématiques sociales ou écologiques qui posent problème », indique celle encore en contact avec de nombreux pigistes et ex-collègues. Lors d’une réunion début juillet, une collaboratrice toujours en poste se serait inquiétée : « Est-ce que mon article sur les 80 ans des droits des femmes pourrait encore passer ? » Silence, puis une réponse évasive :
« Peut-être, on ne sait pas. »
Pierre (1), pigiste depuis quelques mois, comptait parmi les rares défenseurs ardents de la station : « Je me battais pour dire qu’Europe 1 faisait son boulot de journalisme en dehors des chroniques. Oui, c’est une chaîne orientée et elle a sa ligne éditoriale, comme partout ailleurs » Alors, quand il découvre, le vendredi 4 juillet 2025, les nouvelles restrictions sur l’AFP et le contrôle renforcé du web, il tombe des nues. « Je bous depuis des jours, j’ai vraiment l’impression qu’on nous chie dessus. Je ne passerai pas de journaliste à propagandiste ! » Pierre a le sentiment d’avoir été trahi, lui qui répétait jusque-là que ses collègues – même à l’antenne – n’étaient pas bâillonnés :
« J’ai l’impression qu’on m’a planté un couteau dans le dos. »
Le risque d’« une nouvelle saignée »
Mais ces décisions s’inscrivent dans un contexte plus large, d’après Pierre : celui de la « semaine des annonceurs », organisée fin juin à Europe 1. « Pendant cette période, des groupes [de communication] comme Publicis écoutent particulièrement l’antenne et scrutent le web », explique-t-il. « Les contrats publicitaires peuvent se négocier sur ce qui est diffusé. J’ai eu l’impression qu’on nous demandait de durcir la ligne éditoriale afin de rassurer ou séduire certains annonceurs. » « Tout ce qu’on sait, c’est que les ordres viennent d’en haut », glisse Sonia. De son côté, la direction d’Europe 1 n’a pas répondu aux sollicitations de StreetPress.
Au-delà de la question éthique, Pierre dénonce l’absurdité logistique de ces règles, surtout le week-end : « Ceux qui arrivent à 7h pour la reprise d’antenne doivent attendre la validation des titres par les chefs. Les premières confirmations tombent à 9h30. Pendant près de trois heures, on ne publie rien. Super, quand on est un site d’info ! » Pour l’instant, lui et Sonia espèrent que ce durcissement n’est que temporaire, tout en envisageant la démission. « Ces mesures risquent de provoquer une nouvelle saignée », prévient Pierre. De quoi priver la rédaction de celles et ceux qui tentaient encore de faire du journalisme, envers et contre tout.
(1) Tous les prénoms ont été modifiés.
(2) Contactés, ces deux dirigeants n’ont pas répondu à StreetPress.
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