
Direction déjà controversée, expertise invisibilisée, réforme opaque… Les mauvais signaux s’accumulent avant la fusion de l’ASN et de l’IRSN. Les deux organismes du nucléaire seront réunis au 1er janvier.
Par Emilie MASSEMIN.
Que ressent-on lorsque l’on quitte son bureau à la veille de congés obligatoires, en sachant que l’organisation pour laquelle on travaille n’existera plus le 1er janvier ? Inquiétude, colère, tristesse et amertume, répondraient sans doute les quelque 1 800 salariés de l’IRSN, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire. Ce dernier va fusionner, au 1er janvier 2025, avec l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Cela va former l’ASNR, l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection.
Actuellement, les salariés de l’Institut produisent des expertises techniques. Exemple : tel matériau utilisé pour la cuve d’un réacteur nucléaire peut-il résister à des températures élevées ? L’ASN, elle, contrôle les exploitants et prend des décisions les concernant, en tenant compte de l’avis de l’Institut parmi d’autres : arrêt ou redémarrage d’une unité de production, remplacement d’une pièce, etc. Une organisation duale trop lourde et lente selon Emmanuel Macron, qui a souhaité, envers et contre tous, réunir les deux organisations dans une entité unique pour faciliter la mise en œuvre du programme de construction de six nouveaux EPR2.
Lire aussi : Nucléaire : la fusion controversée de l’IRSN et l’ASN est validée
La fusion a été menée au pas de course : à peine plus de six mois entre la promulgation de la loi le 21 mai dernier et la création de l’ASNR le 1er janvier 2025. Le tout pendant une période d’instabilité politique, entre la dissolution de l’Assemblée nationale et les nouveaux gouvernements. Les demandes de report de la fusion, émanant aussi bien de la direction et de l’intersyndicale de l’Institut que de députés, se sont d’ailleurs multipliées depuis septembre, toutes balayées par l’ASN. Mais rien n’y a fait. À quelques jours de l’échéance, les mauvais signaux pour la sûreté nucléaire s’accumulent.
- Une direction déjà contestée
Officialisée par décret le 4 novembre, la nomination de Pierre-Marie Abadie, auparavant directeur général de l’Andra, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, fait craindre un conflit d’intérêts, selon Maxime Laisney, député La France insoumise (LFI) de Seine-et-Marne. En effet, l’Andra attend la validation par l’ASNR de son projet d’enfouissement des déchets radioactifs Cigéo. « Même s’il nous a dit qu’il se déporterait complètement du sujet jusqu’à la fin de son mandat, on voit mal comment il pourrait entériner un avis négatif de ses services instructeurs sur Cigéo », juge l’élu.
François Jeffroy, porte-parole de l’intersyndicale de l’Institut, s’inquiète surtout de la mainmise de l’ASN sur la gouvernance de l’entité nouvellement créée, au détriment des experts. A été nommé comme futur directeur général Olivier Gupta, l’actuel directeur général de l’ASN ; ainsi qu’une majorité de membres de l’ASN (sept contre cinq issus de l’Institut) au comité exécutif. Ceci, alors que les salariés de l’Institut sont trois fois plus nombreux (1 800 salariés) que les fonctionnaires de l’ASN (530).
Ces choix « ne [peuvent] que faire obstacle à l’émergence d’une nouvelle culture ASNR partagée », a dénoncé l’intersyndicale de l’Institut dans un communiqué.
- De l’ouverture à la société… à la communication
Si, dans les premiers temps, la plupart des services ne seront que juxtaposés, la réorganisation de l’ASNR a commencé. Le service des politiques d’ouverture à la société a ainsi été rattaché à la direction de la communication.
Un très mauvais signal, selon François Jeffroy : « Le service des politiques d’ouverture à la société vise à faire monter en compétence des interlocuteurs issus de la société civile pour dialoguer et travailler avec eux. Il gère les relations avec les CLI [commissions locales d’information] et organise des échanges autour de grosses expertises, par exemple le quatrième réexamen périodique des réacteurs. Rien à voir avec la direction de la communication qui délivre des messages institutionnels sur tout ce qu’on fait de bien. »

Les trente-quatre CLI françaises sont en effet une pièce maîtresse de l’information et de la participation de la population. Elles rassemblent, toutes opinions confondues, élus locaux, associations environnementales, délégués syndicaux, experts et représentants du monde économique. Loin d’être des réceptacles d’une communication descendante, elles peuvent réclamer des informations à l’État, à l’Autorité et à l’exploitant ; et faire réaliser des expertises et des prélèvements dans l’environnement. Interrogé par Reporterre, le président de l’Anccli, Jean-Claude Delalonde, s’est d’ailleurs dit « très vigilant » sur la place que l’entité créée donnera au dialogue avec le public.
- Une expertise invisibilisée
Le premier jet du règlement intérieur de l’ASNR prévoit que les expertises rédigées par les personnels issus de l’Institut seront publiées en même temps que les décisions de ce dernier, et non plus un mois après avoir été livrées au gendarme du nucléaire comme actuellement. Au risque de noyer le poisson : en effet, publier l’expertise en amont incite davantage la presse à s’en emparer — surtout si elle est critique — et peut mettre la pression sur le décideur.
« Parfois, les décisions sont rendues un an, un an et demi, voire dans un cas huit ans après la remise de l’avis. Autrement dit, on enterre nos avis », se révolte François Jeffroy. Le sort des expertises qui ne donnent pas lieu à une décision est, lui, toujours en suspens.
« Cette réforme a été faite pour de très mauvaises raisons »
Les experts perdent aussi leur capacité d’autosaisine quand ils soupçonnent un problème de sûreté. Or, l’autosaisine, « c’est un peu notre arme nucléaire », a expliqué le délégué syndical. Les salariés de l’Institut y recourent pour forcer l’Autorité à se saisir d’une question qu’elle aurait préféré ignorer. En effet, quel impact sur la réputation de l’Autorité si un problème était découvert et dénoncé par son expert technique plutôt que par elle-même ?
Ce dispositif a ainsi permis de mettre au jour un dysfonctionnement sur les évaporateurs de l’usine de retraitement de La Hague, ainsi que sur un réacteur de la centrale de Chinon, raconte François Jeffroy. Pierre-Marie Abadie doit être auditionné à ce sujet le 16 janvier prochain par l’Opecst, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques.
- Un affaiblissement de la recherche
L’Institut disposait de trois pôles de recherche : santé, environnement et sûreté, unité qui intégrait un groupe sciences humaines et sociales. Or, « l’ASN a absorbé l’IRSN pour faire face au surplus de travail occasionné par la relance du nucléaire. J’ai de grandes craintes que tous les pans de recherche de l’IRSN sur l’impact des faibles doses sur les travailleurs du nucléaire et les riverains des installations, la radioprotection des praticiens de santé… passent par pertes et profits », redoute Maxime Laisney.
Partageant les mêmes inquiétudes, l’intersyndicale de l’Institut a réclamé dans une lettre ouverte que le conseil scientifique de l’ASNR soit doté de pouvoirs plus importants et qu’il puisse s’autosaisir et être saisi par les instances représentatives du personnel. « Pour l’instant, le règlement prévoit seulement qu’il se réunisse une fois par an pour donner un avis global sur le rapport annuel de l’ASNR », déplore François Jeffroy. L’intersyndicale a aussi prévu la mise en place d’un observatoire de la gouvernance des risques, chargé du suivi de plusieurs indicateurs pendant cinq ans : nombre de publications, nombre de thésards, etc.
- Une réforme opaque
L’opacité du processus alimente aussi les préoccupations. Le 20 novembre, douze parlementaires, parmi lesquels Maxime Laisney, ont envoyé un courrier à l’ex-Premier ministre Michel Barnier. Ils y réclamaient la levée du secret sur le rapport rédigé par Daniel Verwaerde, ancien administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), sur la base duquel Emmanuel Macron a décidé la fusion. « Pour l’instant, je n’ai obtenu ni le rapport directement de la part du Premier ministre, ni de réponse sur sa déclassification », rapporte Maxime Laisney, qui s’est procuré le document par d’autres moyens.
Pour l’élu, cet enchaînement de mauvais signaux le confirme : « Cette réforme a été faite pour de très mauvaises raisons : pour que le chef de l’État décide de tout en matière de nucléaire civil, et que sa décision s’applique jusqu’au dernier échelon sans enquiquiner les exploitants. » Contactée, l’ASN a indiqué à Reporterre que Pierre-Marie Abadie ne s’exprimerait pas sur le sujet avant ses vœux à la presse au mois de janvier. L’IRSN n’a pas non plus répondu à nos questions.
°°°
Source: https://reporterre.net/A-la-veille-de-la-reforme-de-la-surete-nucleaire-pourquoi-rien-ne-va
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/a-la-veille-de-la-reforme-de-la-surete-nucleaire-pourquoi-rien-ne-va-reporterre-1-01-25/