Affaire Laurent Bigorgne : une enquête judiciaire expédiée. ( Mediapart – 7/10/22 )

Laurent Bigorgne, ex-directeur de l’Institut Montaigne, en 2020. © Capture d’écran vidéo YouTube/Des idées pour agir

L’ex-directeur de l’Institut Montaigne et soutien historique d’Emmanuel Macron sera jugé jeudi à Paris pour avoir administré de l’ecstasy à l’une de ses employées. Au cours de sa garde à vue, il a reconnu les faits et admis avoir déjà drogué sa compagne à son insu, selon des informations de Mediapart. L’enquête, express, laisse en suspens de nombreuses questions. 

Une enquête de moins de 90 heures. Peu de témoins entendus. Un mobile sexuel écarté par le parquet de Paris sur la seule base des déclarations du prévenu. Les investigations menées entre la soirée du mardi 22 février, durant laquelle Laurent Bigorgne, 47 ans, a plongé trois cristaux de MDMA (ecstasy) dans la coupe de champagne de Sophie Conrad, l’une de ses employées âgée de 40 ans, et son renvoi devant le tribunal correctionnel de Paris à l’issue de sa garde à vue samedi 26 février, interrogent.

Jeudi, l’ancien directeur de l’influent Institut Montaigne, qui se décrivait en 2016 comme l’un des « proches amis » du président de la République, comparaîtra devant le tribunal correctionnel de Paris pour « administration de substance nuisible suivie d’une incapacité n’excédant pas huit jours », alors qu’il était lui-même « sous l’emprise de stupéfiants » : il avait consommé de la cocaïne avant les faits.

Placé sous contrôle judiciaire avec obligation de soins et interdiction de contact avec la victime, il a démissionné de ses fonctions de directeur de ce think tank libéral le lundi 28 février.

Face aux enquêteurs de la PJ parisienne, l’ex-directeur adjoint de Sciences Po Paris, qui fut l’un des architectes de la campagne d’Emmanuel Macron en 2017, a reconnu avoir administré à l’une de ses collaboratrices de la MDMA, réputée pour ses effets désinhibiteurs, tout en réfutant l’avoir fait à des fins sexuelles.

Ce proche du président de la République – Mediapart avait révélé que le site Internet d’En marche! était hébergé par la compagne de Laurent Bigorgne – connaissait sa victime de très longue date.  Il avait épousé sa sœur il y a plus de 25 ans, avant de divorcer une dizaine d’années plus tard.

Lors de son audition, il a décrit une « relation d’une grande complicité », « comme celle d’un grand frère et d’une petite sœur », selon des éléments de l’enquête judiciaire consultés par Mediapart.

Des SMS évoquant « sex-toys » et « escort boy »

Sophie Conrad avait été embauchée à la fin de l’été 2020 comme responsable du pôle « politiques publiques » de l’Institut Montaigne, think tank très proche de l’exécutif financé par une kyrielle d’entreprises du CAC 40,  après un parcours de recrutement classique. Elle a relaté à Mediapart avoir repris contact avec Laurent Bigorgne quelques mois auparavant, et que ce dernier avait jugé son profil « intéressant ».

Après son arrivée à l’Institut Montaigne se tisse peu à peu une relation qu’elle qualifie aujourd’hui de « piège » : « J’estimais à l’époque que cette relation était ambiguë, floue, gênante, mais je la pensais sous contrôle, alors qu’en fait pas du tout »,analyse-t-elle. 

Elle évoque notamment une première « alerte », dont elle avait fait part à sa supérieure, directrice adjointe de l’institut, en rentrant d’un déplacement professionnel à Marseille en septembre 2021.

Ce soir-là, après un dîner au restaurant, Laurent Bigorgne lui propose de boire un verre dans sa chambre d’hôtel. « Il a mis de la musique d’ambiance, m’a dit qu’il avait pris de la cocaïne et m’a proposé d’en prendre. J’ai refusé, je ne touche pas à ça. Je suis sortie de la chambre. Le lendemain, l’atmosphère était glaciale »,relate-t-elle.  

En rentrant à Paris, elle prévient sa supérieure hiérarchique : « Je lui ai dit : “Des déplacements comme celui-là, un mais pas deux.” On n’est pas rentrées dans les détails, elle ne m’a pas posé de questions, mais je voulais qu’il y ait une trace, au cas où… »  

Elle a relaté l’épisode aux policiers chargés de l’enquête mais l’adjointe de Laurent Bigorgne n’a cependant pas été convoquée ni aucun autre salarié de l’Institut Montaigne. Sollicitée par Mediapart, elle n’a pas donné suite. 

Les murs se mettent à tourner, j’ai des palpitations, des énormes bouffées de chaleur. Je me suis dit que j’allais me réveiller quelque part, sans savoir ce qui s’est passé.

Sophie Conrad

Sophie Conrad est un peu plus tard invitée à dîner au domicile parisien de Laurent Bigorgne, dans le XVarrondissement, au mois d’octobre en compagnie de sa conjointe et de leur fils. Le couple lui prête même sa résidence secondaire pendant les vacances de février. « Je pensais que notre relation était normalisée », explique-t-elle.

Laurent Bigorgne continue toutefois d’échanger un grand nombre de SMS avec la plaignante, qu’il sollicite aussi soirs et week-ends. Il l’interroge à de nombreuses reprises sur sa vie sexuelle. « Je vais finir par t’offrir un sex-toy ou tetrouver un escort boy »« je suis sûr que tu es un super coup », lui écrit-il par exemple au cours du mois de janvier. « J’avais appris l’art de l’esquive, sachant que ça restait mon supérieur hiérarchique »,commente-t-elle.

« J’ai tout fait foirer »

Le mardi 22 février, Laurent Bigorne l’invite de nouveau à dîner chez lui, cette fois en l’absence de sa compagne : « Il me parlait d’un évolution professionnelle et salariale »« on devait parler boulot, il voulait repenser l’organigramme », se souvient son ex-collaboratrice.

Peu après 19 heures, « il ouvre une bouteille de champagne et sert deux verres qu’il laisse dans la cuisine », raconte-t-elle. « Il fait ensuite des va-et-vient dans l’appartement, met un jogging, appelle sa femme et me dit qu’elle m’embrasse. Il est agité, il a des gestes compulsifs, nettoie la table qui est pourtant propre », se souvient-elle.

Ils prennent ensuite place autour de la table de la salle à manger. « Il était assez sombre, il étaittrès marqué par les dix ans de la mort de Richard Descoings [ex-directeur de Sciences Po Paris –ndlr] dont on parlait beaucoup. »

Après avoir bu « un demi-verre » de champagne, elle se sent subitement « terriblement mal » « Les murs se mettent à tourner, j’ai des palpitations, des énormes bouffées de chaleur. J’ai l’impression de sortir de mon corps, je me suis dit que j’allais me réveiller quelque part, sans savoir ce qui s’était passé. »

Alors qu’il sort de la pièce, elle envoie un SMS à l’une de ses amies : « Je lui dis : “Je suis chez Laurent, j’ai l’impression qu’il m’a droguée.” […] Mon téléphone est sur silencieux, elle n’arrête pas de m’appeler pendant 20 minutes. Elle finit par l’appeler, lui. »

La sonnerie du téléphone lui procure un « électrochoc » « Je lui demande un verre d’eau et lui dis que je ne me sens vraiment pas bien. Il propose de m’appeler un taxi»

Elle rentre chez elle puis, conseillée par une amie, se rend aux urgences, puis au commissariat du Varrondissement.

De la MDMA dans le thé de sa compagne

Après son départ précipité, Laurent Bigorgne lui envoie un SMS : « Pardon, je suis désolé, je me suis dit qu’on parlerait, j’ai tout fait foirer»

« Dis-moi juste que tu n’avais rien mis dans le champagne. Ça ne me fait jamais cet effet-là », lui demande-t-elle alors, sans obtenir de réponse. Victime en 2020 d’une embolie pulmonaire, antécédent dont elle lui avait fait part, Sophie Conrad a peur pour sa santé. 

Sollicité par Mediapart sur le récit de la victime présumée, et notamment sur ses SMS à connotation sexuelle, Sébastien Schapira, qui assure la défense de l’ex-directeur de l’Institut Montaigne avec Jean Veil, nous a répondu : « Laurent Bigorgne réserve naturellement ses explications pour le tribunal, d’autant plus que vos questions reposent sur une dénaturation d’échanges sortis de leur contexte. »

Au cours de sa garde à vue, son client, interpellé vendredi 26 février à 6 heures du matin à son domicile, a immédiatement reconnu avoir drogué sa collaboratrice après avoir lui-même consommé de la cocaïne : « Oui, j’ai bien mis des cristaux de MDMA dans sa coupe de champagne, mais je précise que cela n’a jamais été à des fins sexuelles. » « J’avais le sentiment qu’on allait être au même niveau de conversation, sur le même registre »« je pensais naïvement, stupidement, qu’on allait bavarder », a-t-il expliqué.

Plus troublant encore, quand les enquêteurs lui demandent s’il a, par le passé, déjà drogué des personnes à leur insu, Laurent Bigorgne répond par l’affirmative, et revient sur un épisode impliquant à l’automne dernier sa compagne, dont il partage la vie depuis 2003.

Après en avoir consommé ensemble lors d’une soirée au restaurant, Laurent Bigorgne avait mis de la MDMA à son insu dans son thé. « Elle se réveille dans la nuit en panique, je lui explique ce que j’ai fait. On en rigole mais elle me dit de ne pas le faire sans son consentement », déclare-t-il aux enquêteurs.

Entendue par les policiers de la PJ parisienne, sa conjointe a confirmé : « Dans la nuit je me suis réveillée. J’avais soif, j’ai bu la tisane et ensuite, je me suis sentie mal, bizarre, on était dans le lit tous les deux, je me souviens plus exactement. On n’a pas dormi de suite du coup, moi j’étais pas bien. »

« Enquête parcellaire et carencée »

L’avocat de la plaignante, Arié Alimi, s’étonne que ces faits, similaires à ceux qui sont reprochés à Laurent Bigorgne sur sa collaboratrice, n’aient pas fait l’objet de poursuites de la part du parquet de Paris. Dans les observations écrites qu’il a adressées aux magistrats du parquet et du tribunal correctionnel de Paris, il dénonce « une enquête parcellaire et carencée » et soulève une série de questions sur le déroulement de la procédure.

Il pointe notamment du doigt l’absence d’investigations quant à l’existence d’un climat de harcèlement sexuel déclenché par Laurent Bigorgne au sein de l’Institut Montaigne alors que sa cliente a mentionné le nom de deux anciennes collaboratrices parties précipitamment de l’institut.

Me Alimi relève également que certaines expertises n’ont pas été effectuées sur sa cliente, à commencer par l’évaluation de son incapacité totale de travail (ITT), dont la durée détermine la gravité de l’infraction et la peine encourue (trois ans pour une ITT égale ou inférieure à 8 jours, cinq ans au-delà).

Par ailleurs, les ordinateurs et téléphones saisis chez le prévenu lors de la perquisition n’ont pas été exploités et lui ont été restitués.

La défense de la plaignante relève un autre détail troublant : au lendemain de sa plainte, l’un des enquêteurs a fait des recherches sur le passé de la plaignante dans le fichier du « traitement des antécédents judiciaires » (TAJ), procédure d’ordinaire réservée aux mis en cause. 

« Il apparaît évident que le parquet de Paris a délibérément écarté certaines qualifications pénales telles que la tentative de viol et l’administration à une personne, à son insu, d’une substance de nature à altérer le discernement ou le contrôle de ses actes afin de commettre à son égard un viol ou une agression sexuelle et ce, aux fins de protéger une personne politique et, par là même, l’Institut Montaigne », estime Arié Alimi dans ses observations.

Sollicité par Mediapart sur le déroulement de la procédure, le parquet de Paris a répondu que les « les éléments plus précis tenant aux actes d’enquête réalisés et à l’infraction retenue sont susceptibles d’être évoqués à l’audience qui se tiendra, comme la loi le prévoit, publiquement et contradictoirement ».

Jeudi matin, au tribunal, la défense de Sophie Conrad demandera l’ouverture d’une information judiciaire, afin que l’enquête soit rouverte sous la houlette d’un juge d’instruction.

Auteur : Sarah Brethes

Source : Affaire Laurent Bigorgne : une enquête judiciaire expédiée | Mediapart

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *