Affaire Le Scouarnec : avant le procès du plus grand pédocriminel français, un fiasco à tous les niveaux (H.fr-23/02/25)

Les avocats se préparent avant le procès du chirurgien français à la retraite Joël Le Scouarnec, accusé de viol et d’abus sexuel, le 30 novembre 2020 au palais de justice de Saintes (Charente-Maritime).© Philippe LOPEZ / AFP

Comment la société a-t-elle pu laisser un chirurgien accusé de pédocriminalité sévir pendant trente ans ? Familles, voisins, institutions médicales et judiciaires devront répondre de leur responsabilité lors du procès qui s’ouvre ce lundi devant la cour criminelle de Vannes, pour quatre mois.

Par Kareen JANSELME.

’affaire est sordide, elle s’étend sur trente ans et compte aujourd’hui 299 victimes de pédocriminalité. Ces enfants, filles et garçons, étaient âgés en moyenne de 11 ans quand ils ont été agressés ou violés. Certains n’ont pas été identifiés, d’autres se retrouvent écartés en raison de la prescription des faits : leur nombre est sans aucun doute sous-évalué. Face à ces victimes, un seul accusé : Joël Le Scouarnec.

Pour ordonner sa mise en accusation, l’exposé et la qualification des faits ont nécessité 745 pages. Une nouvelle affaire, qualifiée de « hors norme » par le secrétaire général du parquet général de la cour d’appel de Rennes (Ille-et-Vilaine), Ronan Le Clerc, qui l’a ainsi « labellisée » pour obtenir plus de moyens. Le Scouarnec, Pelicot, peut-être Bétharram… Cette appellation, désormais, englobe bien des procès.

En 2017, une voisine du médecin, âgée de 6 ans, commence à parler, ce qui va permettre de stopper enfin les exactions de Joël Le Scouarnec. Le chirurgien digestif possède déjà un casier judiciaire depuis 2005 pour détention d’images pédopornographiques.

Pourtant, il aura pu commettre viols et attouchements de 1989 à 2014, de la Bretagne à la Charente-Maritime, sans être inquiété. Lorsque les gendarmes pénètrent dans la maison du septuagénaire en 2017 à Jonzac (Charente-Maritime) pour effectuer une première perquisition, ils découvrent des vêtements d’enfants, des poupées sexualisées aux visages de gamines, voire de poupons, et des disques durs dissimulés sous un matelas.

Dans ces derniers, des milliers de fichiers photo, de montages, de vidéos vont constituer autant de preuves de ses perversions. L’homme est obsessionnel, collectionneur. Il a listé les noms d’enfants, leurs adresses, des dates. Joël Le Scouarnec tient aussi un journal intime numérique, que les médias surnommeront de façon impropre ses « carnets noirs ». Le médecin y décrit ses envies, ses gestes, ses agressions.

Un climat incestueux dans la famille

L’affaire s’annonce tentaculaire. Un premier procès a lieu en 2020 et ne concerne que quatre victimes, dont des nièces du mis en examen. Il a fallu agir vite pour que le suspect soit maintenu en détention provisoire. Le confinement va interrompre les audiences. Un nouveau procès, tenu à huis clos à la demande de certaines victimes, débouche sur quinze ans de réclusion criminelle pour viols et agressions sexuelles sur mineures.

Ce n’est qu’un début. Ce 24 février, à la cour criminelle départementale du Morbihan, Joël Le Scouarnec va comparaître face à des centaines de victimes. La plupart étaient de jeunes patients opérés dans des hôpitaux d’Indre-et-Loire, duMorbihan, du Finistère, de Loire-Atlantique, de Vendée et de Charente-Maritime. Agressés en salle de réveil, encore sous le coup de l’anesthésie générale, nombreux n’ont aucun souvenir d’attouchements et de pénétrations digitales.

Pourtant, les séquelles sont bien présentes : phobie des hôpitaux ou des seringues, difficultés sexuelles, impossibilité à développer une relation intime, addictions… La divulgation du journal du chirurgien a permis de cerner des traumas ou de réveiller des souvenirs occultés. La justice va maintenant devoir éclaircir comment le chirurgien a pu bénéficier d’une aussi longue impunité.

Le procès de 2020 a démontré le climat incestueux qui prévalait dans la famille Le Scouarnec. Sa femme a été agressée enfant, elle n’a jamais dénoncé son mari, enjoignant à ses belles-sœursde faire de même.Le père de Joël Le Scouarnec, s’en est pris lui-même sexuellement à son petit-fils et a intimé le silence concernant son fils puisqu’il « n’y avait pas mort d’homme ».

Les enfants ont parlé, mais n’ont pas été soutenus. Aucune plainte n’a été déposée. Comme le démontre l’anthropologue Dorothée Dussy, l’inceste est « le berceau des dominations ». Il n’est pas interdit mais est tu dans les familles et installe le pouvoir du patriarche.

Joël Le Scouarnec en imposait socialement en vertu de son statut de chirurgien. Sa parole et son autorité n’étaient jamais mises en doute. Famille et amis ont préféré s’éloigner, sans jamais rien révéler. Depuis #MeTooInceste et la parution de la Familia grande de Camille Kouchner en 2021, l’importance de l’inceste et des violences sexuelles faites aux enfants dans notre société ne cesse d’être dénoncée. On les retrouve dans toutes les affaires de violence. Ce procès pourra-t-il agir enfin comme catalyseur et permettre de prendre au sérieux ces questions à l’échelle nationale ?

Une longue série de défaillances institutionnelles

Assignées au silence, les victimes conscientes de leur agression se sont crues seules. Elles n’ont plus parlé. Tout comme les autres proies, sédatées à l’hôpital, inconscientes des gestes qu’elles ont subis. Ce deuxième procès va montrer l’ampleur d’un système de prédation, qui aurait pu être arrêté si l’ordre des médecins avait agi. La justice aussi a failli.

À la suite d’une vaste enquête américaine du FBI, Joël Le Scouarnec est condamné en 2005 à quatre mois de prison avec sursis pour détention d’images pédopornographiques. Aucune injonction de soins n’est requise, ni son statut de soignant interrogé. La justice n’a pas transmis l’information à l’hôpital ou à l’ordre des médecins. Le casier judiciaire tarde à être renseigné. Joël Le Scouarnec obtient sa titularisation sans difficulté au centre hospitalier de Quimperlé, dans le Finistère.

Un psychiatre, directeur de la commission médicale de cet établissement, alerte sa hiérarchie sur les discours sexualisés du chirurgien. Sans écho. Saisi en 2006, le conseil de l’ordre des médecins du Finistère estime en séance plénière que la condamnation du chirurgien ne contrevient pas aux « principes de moralité, de probité et dévouement » du Code de déontologie médicale. En 2008, Joël Le Scouarnec sera recruté à l’hôpital de Jonzac. La direction connaissait la condamnation du chirurgien.

Aujourd’hui, l’ordre des médecins semble vouloir se racheter une intégrité en se portant partie civile dans ce procès. « Illégitime et irresponsable, voire insultant », déclare le Syndicat de la médecine générale (SMG), qui appelle à manifester ce lundi contre sa présence. Cinquante-huit médecins viennent également d’adresser une lettre au président de l’ordre.

« L’ordre doit quitter le banc des parties civiles et des victimes, résume le Dr Bernard Coadou. Ses décisions par ailleurs ne sont pas transparentes, y compris pour les médecins qui en sont obligatoirement membres. Il n’y a pas besoin d’avoir une justice spécifique par les pairs. La justice républicaine et les tribunaux ordinaires suffisent. » En 2021 déjà, 44 associations dénonçaient la « couverture de praticiens prédateurs sexuels par l’ordre des médecins », sa « faillite systémique » et « l’omerta confraternelle » dans une trentaine de dossiers. En 2019, la Cour des comptes avait produit un rapport cinglant.

En 2023, l’association la Voix de l’enfant a déposé plainte contre X pour « non-empêchement de crime ou délit contre l’intégrité des personnes ». Elle s’est portée partie civile et appelle à « une prise de conscience collective », comme cinq autres organisations.

« C’est la première fois que les associations de protection de l’enfance communiquent ensemble, précise Martine Brousse, la présidente de la Voix de l’enfant. Toute révélation de violence sexuelle doit être enregistrée, or on refuse encore beaucoup de plaintes dans les commissariats. Ça suffit. » Martine Brousse ne décolère pas et regrette que ce procès important soit jugé en cour criminelle par des juges professionnels : « C’est une affaire d’ampleur qui concerne la société, et la cour d’assises c’est la société. »

Comment redonner confiance aux victimes de pédocriminalité ? L’échec de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) vient nous rappeler les promesses non tenues. Les 82 préconisations publiées il y a plus d’un an n’ont pas fait bouger le gouvernement, et la commission devrait être définitivement dissoute en octobre.

L’exécutif n’a pas jugé bon de nommer un ministère dédié à l’enfance, lui préférant un haut-commissariat, qui n’a aucune autorité pour signer des décrets. Le scandale de Bétharram démontre encore comment les politiques ne se sont pas souciés des sévices infligés aux enfants. Alors que le nouveau garde des Sceaux veut chambouler la loi sur les mineurs en y apportant toujours plus de répression, rien n’est prévu pour prévenir leur mise en danger. Ce procès doit servir d’électrochoc.

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Source: https://www.humanite.fr/societe/joel-le-scouarnec/affaire-le-scouarnec-avant-le-proces-du-plus-grand-pedocriminel-francais-un-fiasco-a-tous-les-niveaux

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/affaire-le-scouarnec-avant-le-proces-du-plus-grand-pedocriminel-francais-un-fiasco-a-tous-les-niveaux-h-fr-23-02-25/

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