
Mariano et Martine ont récemment cédé leur ferme maraîchère à leurs enfants, Kalima et Ismaël. Mais, entre continuité et rupture, la transmission n’a rien d’un long fleuve tranquille.
Par Lorène LAVOCAT et David RICHARD (photographies)
Octon (Hérault), reportage
Sourire fier au milieu de sa barbe grisonnante, Mariano pose une photo sur la table du jardin. On le voit, dans la serre voisine, une laitue mouchetée à la main. « Ma dernière salade coupée comme chef d’exploitation », glisse-t-il sous l’œil complice de sa compagne, Martine. En mars 2024, ce couple de maraîchers a cédé la ferme à ses enfants, Kalima et Ismaël.
Pourtant, un an plus tard, le père manie encore la binette dans les parcelles, au grand dam de ses successeurs. « Je suis un peu trop présent, admet le paysan, qui vit toujours sur place. C’est difficile de se détacher… Dans ma tête, ce n’est pas complètement fini, je ne suis pas vraiment parti. » Un cheminement répandu dans le monde agricole, où les trois quarts des transmissions sont intrafamiliales.

Mariano et Martine sont arrivés sur les rives du Salagou à la fin des années 1990, en quête d’un terrain où produire des légumes. « Ici, il n’y avait que de la terre sang de bœuf, c’était une argile ferreuse, dure, au stade de désertification, se rappelle le cultivateur. Un élu du coin m’avait averti qu’on n’y ferait rien pousser, pas même un radis ! » Mais le couple était déterminé : un an après, il récoltait ses premières tubercules roses et piquantes.
Un oasis sur une terre hostile
À force de travail et de persévérance, les deux maraîchers ont amendé les quelque deux hectares de sol aride, planté des haies et des fruitiers, semé des fleurs tous azimuts, récupéré des semences anciennes adaptées à ce terroir hostile. Trente ans plus tard, le Jardin des Ruffats a des airs d’oasis. Malgré l’hiver pluvieux, les planches de choux, d’épinards ou d’artichauts déploient un camaïeu de vert lumineux au milieu de la terre rouille.
Le long d’un des chemins, Mariano a protégé de jeunes grenadiers du gel grâce à des bonbonnes plastiques coupées en deux. « Les enfants voulaient les jeter ! » s’exclame-t-il. « Quand mes parents se sont installés, il n’y avait rien, et on n’avait rien, rappelle Kalima. Nous, on hérite d’un outil de travail déjà existant, donc on est moins dans la récup’, plus dans le rangement et l’organisation. »

Nettoyer une parcelle de tomates, cendrer (ou pas) les oignons, utiliser du plastique ou de la paille, labourer un sentier… Les motifs de dispute sont nombreux entre les deux générations. Ismaël, qui travaille sur la ferme depuis onze ans, s’avoue las. « J’ai dû me bagarrer pour me faire une place », dit-il. À ses côtés, sa sœur approuve : « Ce n’est pas tous les jours facile d’avoir notre père qui nous dit comment faire ».
Des visions différentes
Ce dernier acquiesce d’un haussement d’épaule. « On a des visions différentes », reconnaît-il. En particulier sur le rythme de travail. Tandis que Mariano et Martine n’ont jamais compté leurs heures dans les champs, Ismaël et Kalima se dotent d’outils pour faciliter le labeur, ou organisent les tâches pour se dégager des week-ends et des vacances : « On ne veut pas se tuer au boulot », précisent-ils. Une condition sine qua non pour Kalima, qui a rejoint la ferme il y a cinq ans.
« Au départ, je ne voulais pas travailler la terre, c’est trop dur, trop de temps, c’est un sacerdoce, dit-elle. Mais je ne m’y retrouvais plus dans la restauration — où je travaillais — et il y avait besoin de bras ici. » Un « choc des générations » très courant, selon Albane Lamy, de l’association d’accompagnement agricole Terres vivantes. « Souvent les cédants voient la transmission comme la fin de leur ferme, ils ont du mal à lâcher, explique-t-elle. Il y a un énorme enjeu à les sensibiliser et à les accompagner, afin qu’ils envisagent la suite comme un projet de vie à part entière, et acceptent de voir leur ferme évoluer. »

À Octon, pour construire un équilibre à quatre, chacun s’est trouvé un jardin secret. Kalima a repris l’activité de sa mère de culture des fleurs fraîches ou séchées (tournesol, rose, œillet, dahlia), pendant qu’Ismaël se passionne pour le travail du sol et la bidouille mécanique. Martine entretient un potager vivrier. Quant à Mariano, il s’est lancé dans un grand projet : « Recréer une Petite Toscane », sur la colline voisine, en plantant oliviers, amandiers et autres fruitiers de son Italie natale.
Un parcours du combattant
En dépit des embûches, Ismaël et Kalima « [ont pris] goût au maraîchage » — « c’est même une addiction », plaisante le frère. « On est libres, on ne se sent pas dépendants des autres, dit sa sœur. Et on a un cadre de vie incroyable. » Les deux associés ont désormais la tête pleine de projets : un poulailler, un hangar semi-enterré pour le stockage, une production d’asperges et de framboises.
Si la famille sort peu à peu la tête de l’eau, ils restent éprouvés par ce « parcours du combattant » qu’est la transmission. Des documents administratifs à remplir en ligne « sans prise en compte des difficultés d’accès au numérique », un suivi « variable » par la Mutualité sociale agricole, et à l’arrivée, des retraites riquiqui. Le couple n’ayant pas vendu ses terres — louées aux enfants pour 1 000 euros par an — ils doivent faire avec des pensions dérisoires : 580 € pour Mariano, à peine 480 € pour Martine.

« C’est comme si notre travail n’était pas du tout reconnu, regrette le vieux maraîcher. On a cultivé de la nourriture saine, en respectant la terre, on transmet tout ça à nos enfants… Et on est traités comme une classe d’esclaves, qui produit sans être payée ni récompensée. » Pour Kalima, ses parents, comme nombre de paysans, « se sont sacrifiés pour nourrir la population française. Ils devraient recevoir un revenu garanti, pour service rendu à la nation ».
Malgré l’ampleur du défi — près de 60 % des agriculteurs vont partir à la retraite d’ici à 2030 — les politiques patinent. La toute nouvelle loi d’orientation agricole n’aborde quasiment pas le sujet. Or, « pour que les transmissions se passent au mieux et que les fermes ne partent pas toutes à l’agrandissement, il faut anticiper, souligne Albane Lamy, dont l’association appartient au réseau de l’agriculture paysanne Fadear. Il y a urgence ! »
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Source: https://reporterre.net/Je-suis-trop-present-quand-les-anciens-ont-du-mal-a-lacher-leur-ferme
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