
L’historien Alain Croix présente dans un livre la Bretagne des années 1840-1940, illustrée par des centaines de photos qui témoignent des existences de quatre générations de Bretons dans un monde qui se modernisait peu à peu.
Vous êtes né à Maubeuge, dans le Nord. Comment se fait-il que vous vous soyez intéressé, puis spécialisé dans l’histoire de la Bretagne ?
Je suis arrivé à Nantes en 1960. En 1961, ce qui n’était pas évident car je n’avais que 17 ans, j’ai obtenu de mes parents l’autorisation de faire un tour de Bretagne de 2 000 kilomètres à vélo. J’en ai gardé un souvenir extraordinaire ! J’ai été témoin, peut-être l’un des derniers, de scènes incroyables. Je me souviens, par exemple, de ce sanctuaire dont une dame faisait le tour à genoux, par l’extérieur ! C’était un rite séculaire qui a sûrement disparu aujourd’hui… Je suis devenu très vite amoureux de la Bretagne.

Vous êtes ensuite devenu universitaire, spécialisé dans l’histoire moderne à l’université de Rennes 2, dont vous êtes professeur émérite. Est-ce à ce moment qu’ont débuté vos recherches sur l’histoire de la Bretagne ?
Non, car lorsqu’on est historien, on est obligé de rentrer dans une case en travaillant sur une période. Pour moi, quand j’étais en activité, ça a été l’époque moderne (1453-1789), ce qui ne concernait pas particulièrement la Bretagne. L’un de mes professeurs a été Jean Delumeau (célèbre historien décédé en 2020, NDLR). J’ai toujours adoré travailler en équipe, avec un coauteur. J’ai, par exemple, publié l’un des quatre tomes de l’histoire culturelle de la France. Mais, depuis que je ne suis plus en activité, je ne travaille que sur l’histoire culturelle de la Bretagne, avec un accent particulier sur les XIXe et XXe siècles, l’époque contemporaine.
« Combattre l’idée très répandue selon laquelle, au XIXe siècle ou au début du XXe, les Bretons sont des ploucs qui ont des beaux costumes mais pas grand-chose d’autre. Je crois que nous démontrons le contraire ».
Vos travaux se caractérisent notamment par votre intérêt pour l’histoire à travers son versant populaire. Pourquoi ce choix ?
C’est un choix, en effet, et qui n’est pas partagé par tous mes collègues. L’une des raisons est d’abord que cela correspond à 90 % de la population et l’autre que mon directeur de thèse a été Pierre Goubert, l’auteur d’un livre capital dans l’historiographie française au XXe siècle : « Louis XIV et vingt millions de Français », dans lequel il raconte la vie des Français sous Louis XIV plutôt que le règne du monarque. Je m’inscris dans son sillage.

L’ouvrage impressionnant que vous venez de publier aux éditions Locus Solus est une œuvre collective. Avec qui avez-vous travaillé ?
J’ai collaboré avec un ami, Marc Rapilliard, qui est photographe de métier et qui maîtrise tous les aspects techniques de la photo. Pour ma part, je me suis chargé de la rédaction et du travail historique. Nous avons également cité une troisième personne, Jean-Claude Potet, car non seulement il dispose de la plus belle collection privée de photographies sur la Bretagne mais c’est aussi quelqu’un de très généreux qui n’a jamais cherché à tirer un centime de sa magnifique collection. Et, à la fin du livre, nous avons tenu à remercier aussi les 150 personnes qui nous ont permis de travailler sur leurs propres collections, ou qui nous ont fourni des renseignements, de la documentation… On pourrait presque dire que nous avons travaillé à 150 sur ce livre.
« En travaillant sur des collections aussi diverses, on tombe sur de vrais trésors ».
Quel était votre objectif en vous lançant dans ce travail qui couvre les années 1840-1940 ?
Il y en avait plusieurs. Le premier, c’était de combattre l’idée très répandue selon laquelle, au XIXe siècle ou au début du XXe, les Bretons sont des ploucs qui ont des beaux costumes mais pas grand-chose d’autre. Je crois que nous démontrons le contraire, d’où cette rencontre entre tradition et modernité qui se retrouve dans le titre du livre. Le deuxième objectif, c’était de valoriser le patrimoine breton. Toutes les photos que nous présentons ici, à une seule exception, sont conservées dans la région. Et, enfin, nous voulions montrer que cette époque a fait beaucoup évoluer la Bretagne. Un exemple parmi d’autres : elle est décisive dans l’effacement des petits ports en Bretagne et la concentration de l’activité de la pêche dans quelques lieux.

À quel moment avez-vous commencé ce travail et comment avez-vous réuni et sélectionné les plus de 500 photographies que vous avez conservées ?
D’abord, cela fait près de cinquante ans que je travaille sur l’image et décrypter une photo est un véritable métier. Après tout ce temps, je pense avoir acquis une certaine expérience en la matière. Le travail pour ce livre a duré trois ans. D’abord, il a fallu repérer les photos. Nous avons listé toutes les collections connues, qu’elles soient publiques ou privées, des musées aux collections diocésaines en passant par les particuliers, etc. Marc et moi avons vu environ 150 000 photos. On en a sélectionné ensemble entre 2 000 et 3 000 et, au final, nous en avons conservé 534, celles qui nous ont semblé les mieux à même de montrer que la Bretagne, durant ces 100 années, n’était pas du tout une terre arriérée mais qu’elle avait connu une formidable modernisation.

On peut être surpris par l’ancienneté de certaines de ces photos qui remontent donc à la monarchie de Juillet mais aussi par la qualité esthétique de certaines d’entre elles, alors qu’elles n’ont évidemment pas été prises par des photographes professionnels…
On constate effectivement une coïncidence formidable entre le début de la modernisation de la Bretagne, vers 1840, et la date de création de la photographie, en 1839. Nous avons choisi de ne traiter que de la première modernisation de la Bretagne qui est moins connue que la seconde, qui débute au début des années 1960. Personne, y compris nous-même, n’imaginait qu’il existait en Bretagne un si grand nombre de photos, et d’une telle qualité, remontant aussi loin dans le temps.
On imagine que les personnes qui possédaient un appareil photo à cette époque devaient appartenir à une classe aisée. On pourrait donc s’attendre à un mode d’expression réservé à une certaine élite sociale de l’époque et qui s’intéresse peu aux couches populaires, dans les campagnes, les villes, etc.
En effet et c’est d’ailleurs ce que l’on craignait au départ ! En réalité, tous les photographes de l’époque ne sont pas issus des classes privilégiées, notamment ceux qui s’installent dans les ateliers qui ouvrent dans chaque chef-lieu de canton dans les années 1880. Ils viennent, en général, des couches populaires. Et, parmi les autres, certains ont déjà un vrai regard d’ethnologue sur leur société. En travaillant sur des collections aussi diverses, on tombe sur de vrais trésors. Nous publions même une photo de WC qui date de 1910 ! On en a trouvé une seule sur ces 150 000 ! Et un document carrément exceptionnel : une photo de l’intérieur d’un char d’assaut, dénichée dans des archives diocésaines ! Il fallait penser à la trouver là ! L’effet de masse nous a permis de dépasser cette déformation sociale.

Vous avez divisé votre ouvrage en quatre grandes parties : la mer, les campagnes, les villes et Dieu. La modernité n’est pas criante pour la société rurale dont vous écrivez vous-même qu’elle n’a quasiment pas évolué entre 1840 et 1940…
Pour la société, c’est-à-dire le rapport entre les gens, c’est vrai. Mais la modernisation du travail à la campagne, elle, a changé énormément de choses. On passe du battage au fléau au battage au manège puis à la machine à vapeur. On voit aussi les premiers recours aux engrais chimiques. Ça ne transforme pas encore les rapports sociaux mais le monde du travail et les conditions de vie des ruraux, eux, changent beaucoup, ne serait-ce qu’avec l’arrivée de l’électricité et pas seulement dans la production…
« L’image est un moyen de communication intéressant et plus facile à utiliser que d’autres. Il est rare qu’elle se suffise à elle-même mais, une fois correctement légendée, elle est utile et efficace ».
Votre ouvrage montre bien la place assez secondaire occupée par les femmes dans la société bretonne de l’époque.
C’est vrai. Nous montrons bien le côté traditionnel de la Bretagne d’alors sous cet aspect mais notre ouvrage illustre aussi comment le travail des femmes se transforme. On voit qu’elles commencent à avoir accès à de nouveaux métiers, et des métiers qualifiés, pour l’époque. On montre, par exemple, des femmes qui travaillent à La Poste mais aussi des standardistes. Mais elles bénéficient aussi de l’introduction de la machine à coudre. Ça facilite leur travail, certaines deviennent couturières, elles ne sont plus seulement chargées des tâches domestiques et d’élever les enfants. Ce n’est pas une révolution, n’exagérons pas, mais une forte évolution de la condition féminine.

Au final, à quel public avez-vous voulu vous adresser en réalisant cet ouvrage ?
Quand j’écris un livre, sur la forme, je pense toujours à mes grands-parents. Jamais je n’ai écrit une phrase qu’ils n’auraient pas comprise. Je ne pense pas qu’on puisse me reprocher de jargonner. J’ai voulu un livre accessible. Par ailleurs, je trouve que l’image est un moyen de communication intéressant et plus facile à utiliser que d’autres. Il est rare qu’elle se suffise à elle-même mais, une fois correctement légendée, elle est utile et efficace. Enfin, j’ai toujours essayé de travailler avec des éditeurs qui ne soient pas des marchands de soupe. Je veux, ici, rendre hommage à l’éditeur Locus Solus qui, malgré l’envolée actuelle du prix du papier, s’est fixé une limite de prix en le fixant à 49 euros pour ce livre. Je crois que c’est un rapport objet-prix imbattable, au regard de ce qu’il contient. Je pense d’ailleurs qu’il peut constituer un cadeau de Noël intéressant pour beaucoup de gens. Nous avons voulu que ce travail puisse s’adresser au plus grand nombre et pas seulement aux spécialistes.

Il faut préciser que chaque photo est explicitée et replacée dans son contexte avec le plus de précision possible, ce qui en fait peut-être plus un livre d’histoire qu’un livre de photos…
C’est bien un livre d’histoire mais d’un genre assez rare puisque sa source unique est la photo. Je prends, par exemple, la dernière du livre : elle doit dater de 1915 et on peut la juger d’une banalité totale. On y voit un homme âgé pousser une charrue tirée par deux bœufs dans un champ à Sucé-sur-Erdre, près de Nantes. Et là intervient le travail de l’historien. Car on l’a identifié, ce monsieur ! Il s’appelait Pierre Blot. Il avait fait son service militaire et on sait qu’il remplace ici son fils, parti à la guerre, qui était métayer pour un propriétaire. Ce vieux monsieur, il a pris le train pour traverser toute la France jusqu’à Toulon. Il sait ce que c’est, la modernité. Et, de Toulon, on l’a envoyé en Afrique noire puis en Tunisie avant de revenir à Toulon. Il a vu du pays. Il n’est pas resté dans sa ferme, loin de là. Mais ce parcours-là, on n’en connaît rien si on se contente de l’image. Si on se limite à la photo, dans un cas comme celui-ci, on ne sait rien. La modernité, elle est bien là, sur cette photo, mais elle n’apparaît que par le travail de l’historien. Et ce travail m’a apporté beaucoup de bonheur.
« Photographes, traditions et modernité en Bretagne », d’Alain Croix, Marc Rapilliard et Jean-Claude Potet, éditions Locus Solus, 480 pages couleurs, 534 photos, 49 euros.
Propos recueillis par Patrice LE BERRE