
Le géant français souhaite redémarrer son projet gazier, suspendu en 2021 après une escalade des violences dans ce pays du sud de l’Afrique. Les ONG alertent sur les conséquences sociales, économiques, et environnementales.
Par Honorine LETARD.
Plus de 15 milliards d’euros de dividendes distribués aux actionnaires et 19,8 milliards d’euros de bénéfice net. Le 7 février, Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies, présentait les résultats financiers annuels record de son entreprise centenaire.
« Qu’on ne s’y trompe pas, après cent ans d’activités à dérégler le climat en forant toujours plus de pétrole et de gaz aux quatre coins du monde, TotalEnergies continue à miser sur la rentabilité des énergies fossiles », avait aussitôt réagiEdina Ifticène, chargée de campagne énergies fossiles à Greenpeace France. Et le groupe pétrolier ne compte a priori pas s’arrêter là.
Ainsi, la multinationale anticipe une production d’hydrocarbures en hausse de 2 % à 3 % par an par rapport à 2023, dont 33 % de nouveaux projets, notamment au Brésil, en Namibie, au Qatar ou encore au Mozambique, où la firme entend redémarrer ses foreuses.
Suspendus pour des raisons sécuritaires depuis 2021, « les travaux du projet gazier Mozambique LNG pourraient reprendre vers le milieu de l’année », déclarait Patrick Pouyanné le 7 février, faisant valoir « un retour à la normale » sur place et évoquant, seulement à la marge, « quelques incidents (qui) se sont produits récemment, liés aux “tensions” à Gaza ».
Pourtant, deux jours à peine après ces déclarations et dans un contexte de recrudescence des violences dans la région, 25 soldats des forces mozambicaines étaient tués à 135 kilomètres du projet Mozambique LNG, selon l’observatoire des conflits au Mozambique Cabo Ligado. PourLorette Philippot, chargée de campagne aux Amis de la Terre, le constat est sans appel : « Total nie la gravité de la situation sur place. Elle est préoccupante. »
La neuvième plus grande réserve de gaz du monde
Pour comprendre, il faut remonter quelques années en arrière. Entre 2010 et 2013, d’immenses réserves de gaz sont découvertes au Mozambique par la société texane Anadarko et par le consortium Mozambique Rovuma Venture (MRV), composé de l’italien Eni, d’ExxonMobil et du chinois CNPC. En tout, la zone offshore contiendrait près de 5 000 milliards de mètres cubes, la neuvième plus grande réserve de gaz du monde.
En 2019, le Français TotalEnergies rachète à Anadarko 26,5 % des parts du projet Mozambique LNG, dont l’objectif est d’extraire le gaz en eau profonde, de l’acheminer par gazoduc sous-marin, pour ensuite le transformer en gaz naturel liquéfié (GNL) sur le site industriel d’Afungi.
Pour faire place à l’exploitation, plus de 550 familles ont été contraintes de se déplacer, d’abandonner ainsi leurs terres, leur accès à la mer et leurs moyens de subsistance, détaille l’ONG les Amis de la Terre. Une difficulté de plus pour cette province de Cabo Delgado – au nord-est du pays – déjà en proie à une guerre meurtrière contre des groupes djihadistes.
Les communautés se retrouvent prises en étau entre les insurgés, les forces militaires et paramilitaires privées, la multinationale et ses sous-traitants. « Tous ces risques étaient déjà présents et mis en exergue par la société civile et les ONG. Cette industrie a réellement participé à mettre le feu aux poudres dans ce conflit », poursuit Lorette Philippot.
Le 24 mars 2021 marque un tournant. Al-Chabab, un groupe affilié à l’organisation « État islamique », sème la terreur dans la province de Cabo Delgado. L’attaque fait plus de 1 400 morts ou portés disparus. Hommes, femmes et enfants, tués par balles, noyés ou décapités. Une plainte au pénal est déposée en octobre 2023 contre TotalEnergies par des survivants et des familles de victimes pour « homicide involontaire et non-assistance à personne en danger ».
La société se serait concentrée sur l’évacuation de son personnel et aurait même refusé de remplir les réservoirs d’un hélicoptère d’une entreprise de sécurité privée, Dyck Advisory Group, d’après les déclarations de son patron, Lionel Dyck, sur la BBC. Le 4 mai, dans le cadre de cette plainte, le parquet de Nanterre a ouvert une enquête préliminaire en déclarant qu’il appréciera « l’opportunité d’une poursuite, d’un classement ou d’investigations plus poussées ».
En attendant, depuis avril 2021, à la suite de la multiplication des attaques dans la région, le projet gazier est suspendu. En conséquence, le versement des compensations aux habitants déplacés a cessé.
68 nouveaux projets d’extraction depuis 2021
Aujourd’hui, le géant français cherche à relancer Mozambique LNG et « attend le dégel des prêts », précise Lorette Philippot. Selon le siteAfrica Intelligence, Patrick Pouyanné s’est rendu en février à Washington pour convaincre les responsables de l’Export-Import Bank of the United States (Exim) de maintenir leur soutien financier au projet. L’Exim Bank n’aurait toujours pas donné ses garanties pour les prêts de 4,7 milliards de dollars.
« Ce serait un camouflet si elle refusait de redonner son feu vert, un signal très fort pour l’ensemble des autres acteurs, notamment les banques françaises », explique Antoine Bouhey, coordinateur de campagne chez Reclaim Finance. « Les banques sont très sensibles à leur image. Si l’une se retire du projet, ce sera difficile pour l’autre de justifier son soutien à TotalEnergies », poursuit-il.
Les banques se veulent vertes. Une couleur qui ne se marie pas bien avec l’or noir. Selon la Ligue des droits de l’homme, le projet gazier Mozambique LNG produira entre 3,3 et 4,5 milliards de tonnes d’équivalent CO2 au cours de son cycle de vie, soit plus que les émissions annuelles de gaz à effet de serre de l’ensemble de l’Union européenne.
Mais la major tricolore, pour justifier l’adéquation de son projet avec les objectifs climat, fait valoir auprès de l’Humanité le texte adopté en décembre 2023 lors de la COP28, à Dubaï : « Les carburants de transition peuvent jouer un rôle en facilitant la transition énergétique, tout en assurant la sécurité énergétique. » Pour TotalEnergies, « ce texte met en évidence la capacité du gaz et du GNL à fournir une électricité fiable avec des émissions bien moindres que le charbon ».
Le consensus scientifique est pourtant formel. En 2021, le scénario net zero emissions (NZE) de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), recommande de ne pas exploiter les nouveaux gisements de gaz fossiles. Depuis, TotalEnergies a développé au moins 68 nouveaux projets. Dans ce dossier, « le Crédit agricole, qui reste extrêmement fidèle à TotalEnergies, joue sur la date du prêt accordé, en 2020, pour justifier un potentiel feu vert à Mozambique LNG », explique Antoine Bouhey.
En matière environnementale, le Mozambique, lui, risque de payer le prix fort. « Ce projet est situé dans une région extrêmement sujette au changement climatique », alerte Lorette Philippot. Certes, TotalEnergies assure à l’Humanité que « Mozambique LNG a lancé plusieurs initiatives pour contribuer à la lutte contre le changement climatique au Mozambique, notamment en investissant dans deux centrales solaires de 5 mégawatts sur le site du projet ».
Mais ces investissements semblent dérisoires face à la « bombe climatique » que représente le projet gazier. Dans une enquête de 2022, The Guardian a recensé 195 « bombes à carbone », parmi lesquelles Mozambique LNG. Elles sont définies comme « de gigantesques projets pétroliers et gaziers qui entraîneraient chacun au moins 1 milliard de tonnes d’émissions de CO2 au cours de leur durée de vie, soit au tota l’équivalent d’environ dix-huit années d’émissions mondiales actuelles ».
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